Chapitre 26.2

E N E K O

         Cela faisait deux jours que nous passions nos journées à nous drainer de vitamine D et à pourrir dans Mannah et que Valck avait fait parler de lui. Ses plus récents messages restaient cryptiques et ne nous aidaient pas à localiser les jumelles, alors nous attendions, le crâne lancinant, que l'enquête de Celes se conclue.

Acculés dans un coin, Malek et moi dégustions notre pain près des réserves de nourriture. Nous prenions notre temps, car nous ne pouvions nous permettre autre chose. J'avais trop peu d'argent sur moi, et encore moins dans mon compte, pour aider Agnes à maintenir le groupe en vie, caché du radar gouvernemental.

Nous balancions nos jambes comme des pendules, les siennes autour de ma prothèse. Sous leur jogging, ses mollets se frottaient nonchalamment aux miens. La fatigue nous tirait par les pieds. Avait-il seulement dormi ? Nous ne nous étions échangés que quelques mots avant de fermer les yeux. Il m'avait conté le nécessaire pour embaumer mon cœur et m'offrir un sommeil paisible — qu'il ne me blâmait pas, que ma présence, tout comme celle de Nayla, lui permettait de ne pas vriller. Je ne lui avais rien offert en retour. Assaillis par des vaisseaux sanguins, ses iris sombres vibraient. Rester avec lui ne suffisait pas, un bon copain se devait de... plus ! Mon manque d'expérience me faisait défaut. Dans ces moments-là, je ne savais que faire pour le rassurer. Je m'en voulais.

— T'as réfléchi à ce que Nayla t'a dit ?

Un sourcil arqué, il m'adressa un regard interrogateur. Ses cernes se remarquaient malgré la noirceur de sa peau et des alentours.

— Pour ?

— Le fait qu'elle veuille nous aider.

— Ça me fait peur.

— Tu dois la comprendre. Et éviter de t'engueuler avec elle. C'est vraiment la chose dont elle a le moins besoin, et toi aussi. Si c'est ce qu'elle veut...

Il croisa les bras. Ses biceps saillirent de son t-shirt terne.

— Elle a encore un avenir devant elle, réfuta-t-il. J'ai aucune chance de passer mon année, moi.

— Personne va passer l'année avec cette attitude, Malek.

Nous y compris.

— Au point où on en est, ça serait débile de l'enfermer ici. On a besoin de tout le monde.

Il rafla le reste de petit déjeuner en trois ou quatre bouchées, signe d'un énervement. Il remua la tête, le regard las. Je croquais la mie dure de mon pain et son corps s'immobilisa. Mes jambes se refermèrent sur l'une des siennes et j'en posai une main sur le genou. Je chérissais tout moment passé avec lui. Plus le temps passait, plus la conviction que chacun pourrait être le dernier grandissait et je ne voulais pas qu'il oublie les sentiments qui m'enflammaient. Le crâne retombé, ses doux cheveux bruns caressèrent son front et il joignit ses paumes à la mienne, à ma grande surprise. Mon rythme cardiaque s'accéléra.

— C'est la dernière personne que j'ai envie de perdre, m'enseigna-t-il. J'm'en fous de tous mes pseudo-potes du lycée, de la fac, même de l'Angélique. C'est ma famille. C'est la dernière personne que j'ai. Même toi... Même toi, je t'ai déjà perdu, et des fois, j'ai l'impression que je t'ai jamais retrouvé à cent pour cent.

Mes poumons s'alourdirent et m'enfoncèrent dans la paroi craquelée à laquelle je m'adossais. Le monde pourrait imploser, ce seraient ces mots qui m'assourdiraient à force de retentir dans mes pensées.

— Quoi ?

— Je sais pas, juste...

Ses doigts quittèrent mes phalanges et s'écrasèrent contre le sol poussiéreux.

— Entre les secrets qu'j'ai dû garder, la façon dont tu m'as voulu, toute cette histoire avec Isabelle et... ma famille. J'ai l'impression de pas avoir eu le temps de te retrouver. C'qui est bête, car je t'aime toujours, on fait toujours l'amour... enfin, plus ici, mais...

À contrecœur, je brisai tout contact et me réfugiai dans mes mains, le cœur écarlate. Partageait-il mes craintes ? Cette sensation étrange, de le voir m'échapper, de voir le temps nous échapper, avait pesé sur mes épaules, mais je ne m'en étais pas autant préoccupé. Je n'avais pas cherché de solutions. Je m'étais dit que la flamme se raviverait naturellement après ce combat, mais j'avais eu tort. Dormir ensemble et s'échanger quelques regards ou baisers complices ne suffisaient pas.

— Moi non plus, tu sais, avouai-je. J'ai pas l'impression de m'être retrouvé. Faut peut-être croire qu'à force de mourir, j'ai changé... après tout, après ma première E.M.I., j'étais plus la même personne. Toi non plus, apparemment. Peut-être que la deuxième m'a transformé un peu plus. Peut-être que...

Je déglutis difficilement.

— Tu me préférais avant ?

Et voilà. L'Eneko pessimiste et s'apitoyant sur son sort marquait son grand retour. L'idée de le perdre par la mort me déprimait déjà, alors le perdre dans le sens me séparer de la seule personne qui justifiait ma présence ? Le jeune homme daigna me regarder et fronça des sourcils.

— Quoi ? Non, je t'aime toujours autant ! J'te parle pas de ça.

— Alors tu parles de quoi ?

— De... J'sais pas, peut-être que j'ai pas l'impression d'te mériter. Surtout en ce moment. Je pense pas que tu puisses m'aider non plus.

Eneko, le laisse pas dériver. S'il glissait hors de ma portée, j'aurais beau courir, je ne le rattraperais jamais. J'inspirai longuement et empoignai de nouveau ses mains.

— Sans toi, je serais mort. T'es la personne la plus importante à mes yeux. Je t'aime et je te quitterai jamais. J'espère juste que... c'est pareil pour toi.

Des pouces, je caressais son épiderme rugueux tandis que ses adorables fossettes jaillissaient de ses joues de bébé. Timidement, il opina et je lâchai un long soupir. Je ne voulais pas tout gâcher. J'ignorais comment un homme aussi beau et charismatique avait pu craquer sur moi, mais son regard, sa peau, son âme... j'en étais obsédé. Accroc. Je serais prêt à tout pour le garder près de moi, seulement... il venait de perdre sa famille.

Je ne pouvais pas prétendre à les remplacer.

— Peut-être qu'en ce moment je suis pas la personne la plus importante aux tiens, marmonnai-je, et que cette personne...

Je lui indiquai le reste de la caverne du coin de l'œil.

— Elle t'attend. Tu dois lui parler. Si elle veut nous aider, laisse-la. C'est une façon de l'aider, elle, parce qu'elle est sans doute aussi dévastée que toi et je sais que tu veux te venger. Alors, pourquoi l'en empêcher ?

J'avais appréhendé sa réaction à la lettre du gouverneur, sans imaginer celle de Nayla, alors que la sienne m'avait paru comme une torture bien plus virulente. Tenter de la réconforter serait vain, elle avait besoin de quelqu'un avec qui elle partageait le sang. Je me rendais déjà assez utile avec cette histoire d'archange, je ne pouvais me faufiler partout. L'étudiant en médecine digéra mes conseils et me quitta pour parler à sa grande sœur. Je terminai mon morceau de pain et les espionnai, caché par le renfoncement.

Nayla, assise sur son sac de couchage, enlaça Malek avant la moindre parole. Avoir une famille que l'on aimait, se confier et s'embrasser sans romantisme... je l'enviais.

Ils discutèrent de longues minutes. Collé à la paroi, je les admirai avec nostalgie. Leur énergie m'atteignait. Ils s'arrachèrent quelques sourires, puis à moi, sans même le savoir. Nayla se retenait de fondre en larmes, sans doute aidée par les mots du brun — une autre des raisons pour laquelle je l'aimais. Sans essayer, ses paroles apaisaient les esprits les plus tumultueux.

Au bout d'un moment, Malek agita une main en ma direction. À moitié avachi contre le mur, je bondis. Les deux Hallami me fixaient avec espièglerie. Je m'essuyai frénétiquement les paumes sur ma chemise auréolée et avançai. D'une voix délicate, l'infirmière m'intima de m'asseoir à leur côté. Elle ne me regardait plus avec la défiance et la crainte qui l'animaient autrefois. Ses yeux creusés m'invitaient, ses lèvres brunies et ourlées se relevaient.

— Merci d'être là pour Malek.

Des gouttes de transpiration dévalaient mon front. Sans doute ma flamme.

— Je, bah... balbutiai-je. C'est rien.

— Non, au contraire. Après son Expérience de Mort Imminente, j'ai... Nous lui avons tourné le dos. Nous avions peur de la vérité. Lorsque tu es arrivé et que la même nuit, il y a eu... ce démon, j'étais persuadée que c'était de ta faute.

Je peinais à affronter ses iris de châtaigne. Je me réfugiais dans la simple vue de Malek.

— Je me doutais bien qu'il y avait quelque chose entre vous, alors je n'étais pas contre l'idée de t'aider. Quand il m'a avoué sa bisexualité, j'ai tout de suite compris. J'ai mis mes préjugés de côté. Aujourd'hui, je sais que tu étais là lorsque j'étais trop bornée pour l'être. Je te remercie. Malek... mérite d'être heureux.

Le feu de camp brûla dans ses yeux et des larmes humidifièrent ses paupières inférieures. Elle lâcha des plaintes face à ce débordement d'émotions. Malek empoigna sa main dans un tourbillon de teintes de brun.

Il m'avait parlé de son coming out... mais pas du fait qu'elle savait. Était-il au courant ?

— Est-ce que je peux vous voir vous embrasser ? hésita-t-elle.

Mon cœur loupa un battement. Excuse-moi ?

Notre couple avait difficilement quitté la sphère du privé et de nos plus proches d'amis, il ne s'était jamais aventuré dans celle familiale — hormis lorsque j'avais pété un câble face à ma mère... Cette demande me faisait perdre les pédales. La mâchoire de Malek se déboîta. Nayla reprit :

— Je ne veux pas vous mettre mal à l'aise, j'ai juste... Tout peut arriver à tout moment, prononça-t-elle difficilement, la gorge noyée. J'ai toujours vu ce genre de relations d'un œil assez...

— Religieux ?

Elle opina en s'essuyant les joues.

— Oui, enfin, je ne dirais pas ça... plutôt conservateur. Je veux la voir par moi-même, cette sensation, la beauté d'être amoureux, parce que... je ne la connais pas. Vous, si. Ça se voit, tu l'as changé, mon petit frère ! C'est... un homme meilleur, je le sens !

Personne ne resterait indifférent face à un tel aveu, aussi, je peinais à ravaler mes larmes. L'amour que Malek n'avait pu me donner il y a quelques minutes, elle l'avait joliment emballé pour me l'offrir. Il me sourit, signe qu'il approuvait ses dires. D'une certaine manière, sa famille m'acceptait. Cependant, m'embrasserait-il face à elle ? Son regard brillant témoignait de son désir, mais je connaissais son...

Ses lèvres écrasèrent les miennes.

Je m'embrasai.

Que... se passait-il ? Ferme les yeux, Eneko. Ferme les yeux !

L'intensité fut telle que je me retrouvai au pied de l'arbre qui avait abrité notre premier baiser. L'incertitude, mais l'envie de sauter le pas et de plonger dans l'inconnu, ce possible bonheur, cette flamme amoureuse, l'effritement du monde alentour...

Sa chaleur me quitta. L'air écrasa mes poumons. J'en redemandais. Je n'avais pas senti autant de passion de sa part depuis des semaines, si l'on excluait les fois où il libérait sa frustration sous la couette... mais ce n'était pas le même type de passion. Ce baiser n'avait duré que deux secondes, mais il m'avait retourné le cerveau.

— Vous êtes vraiment amoureux, pleura Nayla.

Mes lèvres s'étirèrent malgré le torrent de sanglots qui attiraient les regards curieux. Ses bras s'écartèrent et nous accueillirent dans une triple étreinte chaleureuse. Son excès de larmes, même si ridicule, embaumait les failles creusées dans mon cœur.

— J'déteste casser l'moment, mais tout l'monde dehors, maintenant, s'incrusta Agnes.

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