Chapitre 24.2

M A L E K

          Qu'est-ce qu'il y a ? m'enquis-je.

— J'ai besoin de te parler.

— Je fais des efforts pour me rapprocher de toi en public, pourtant, ça s'voit, non ?

— Je parle pas de ça.

— C'est à propos des archanges que t'as vu avec Celes ?

Les paupières d'Eneko recouvrirent la porte de son âme, ses yeux si jolis, et il poussa un long soupir.

— Autre chose.

Je l'emmenai dans un coin et m'assis dos à des roches bourrées de tags. Il m'imita et se cogna contre l'une d'elles.

— Je te parlerai de ça plus tard, mais en attendant... tu me promets de pas t'énerver ?

— Ça dépend, mais tu m'fais peur, là.

Nos genoux s'effleurèrent, puis nos mollets. Il ne ressentait pas ce contact à cause de sa prothèse, mais ne le brisait pas pour autant. Son regard fatigué m'accabla et enferma le feu de camp. Ses mèches retombaient sur son maigre front comme de l'herbe cramée et il arbora une moue tristounette, les lèvres pincées. Il se les humecta. J'avais terriblement envie de glisser mes doigts sur ses joues duveteuses et sa moustache frémissante, l'embrasser comme si je pouvais lui faire l'amour une dernière fois. Sa peau contre la mienne me manquait, les heures où il s'abandonnait à mon ardeur aussi. Toutefois, son air défaitiste m'empêchait d'y penser plus longtemps.

— Je suis sérieux. J'ai trouvé quelque chose dans le bureau du patron. D'ailleurs, je pense que Nayla devrait venir aussi.

Malgré mon appréhension, j'intimai à l'infirmière de nous rejoindre.

— Merci de me sauver de mon ennui et de mon désarroi. Vous voulez pas qu'on prenne l'air ? J'étouffe, ici.

Eneko accepta, alors moi aussi. Nayla avait beau prétendre le contraire, je refusais de croire qu'elle avait dormi une seule seconde cette nuit. Non pas que les sacs de couchage n'étaient pas confortables, mais la façon dont j'avais débarqué chez elle et le mutisme de la famille devait la démanger. Je la surprenais parfois s'arrachant des boules de cheveux entre deux sanglots. Sa magnifique tignasse bouclée en prenait un coup. Heureusement, son faciès oriental peinait à s'enlaidir.

Dehors, les scintillements des étoiles couvraient la désolation de Mannah. On y respirait mieux qu'à l'intérieur malgré un souffle frisquet.

— Ce qui me chiffonne le plus, bougonna Nayla, c'est de ne pas pouvoir aller travailler. J'ai peur que mon absence provoque des morts prématurées à l'hôpital... j'ai horreur de perdre des gens ainsi.

La façon dont elle m'épiait m'attristait. Dire qu'elle s'était blâmée pour m'avoir perdu lors de ma première E.M.I....

— Tu voulais nous dire quoi, du coup ? repris-je vers Eneko.

— Oh, euh...

Il ravala sa salive et inspira goulûment. Houla... Il ne me cachait rien, mêmes les vérités les plus crues, et vu son attitude, ça allait être l'une elles.

— J'ai trouvé ça dans le bureau du patron. Ça concerne votre famille.

À l'écoute de ce dernier mot, mon cœur loupa un battement. Sa réticence me paralysa. Mes yeux se bloquèrent sur le papier qu'il dépliait. Il nous le tendit.

La lecture était douloureuse.

On y traitait ma famille comme des rats à exterminer.

Et le post-it...

Nayla tanguait au bord des larmes. Ça ne pouvait pas...

Ce n'était pas...

— T'as bien fait de l'amener ici, confia Eneko. Je pense que... Ils l'auraient eu, autrement.

Mes parents avaient déjà disparu lorsque j'étais allé la chercher. Se pourrait-il... qu'elle ait frôlé la mort à quelques minutes près ? Grâce à moi ?

— Laisse-nous, prononçai-je sèchement.

L'envie de me contredire me rattrapait, mais je n'osai pas ajouter un mot. Eneko vacilla en arrière, la mine défaitiste, sans doute brusqué. Je peinais à garder la tête haute tandis que Nayla errait derrière moi. Je l'aimais, ouais — je l'aimais, mais il s'agissait de ma famille.

Ma famille...

Le jeune homme s'en alla, poings dans les poches. Sa silhouette se faufila dans les ténèbres du bâtiment, dont je ne lâchai pas la grappe. J'avais l'impression de ne voir que ça. Seuls les sanglots de Nayla m'en arrachèrent. Tenue par un lampadaire rouillé, elle ne les étouffait pas — elle les laissait jaillir et hurler avec hystérie. Le vent emportait chacune de ses larmes et respirations. Certaines embuaient mes yeux, mais elles ne coulaient pas. Elles pressaient l'accélérateur de mon cœur. Ma poitrine se gonflait et se relâchait dans un rythme discordant à celle de Nayla. Ma gorge piquait. Je fis craquer mes phalanges lorsqu'une goutte caressa ma joue crispée. Cette vue douloureuse se reflétait dans la torsion maladive qui s'éprenait de mon corps. Je ne pleurais pas, d'habitude — jamais. Mais je le sentais, ce spectacle en était la cause. Pas ce qu'Eneko venait de m'apprendre.

Je n'aurais pas lâché une larme autrement. Ma paume écrasa celle qui coulait avant qu'elle ne mouille ma lèvre.

Pourquoi ?

Au fond, je m'étais peut-être déjà fait à l'idée que j'avais perdu la bataille, qu'il n'y avait plus aucune chance que je les retrouve un jour. Nayla, non. Elle suffoquait. Elle avait fait tomber le papier.

— Pourquoi ? Qu'est-ce qu'on a fait ? Je vais vraiment perdre tous les gens que j'aime ?

Je n'avais pas souffert autant qu'elle. Elle avait perdu sa meilleure amie. Je tentai une approche.

— J'suis pas comme les autres. Je suis hybride, c'est pour ça que...

Sa voix s'enroua et elle éclata :

— Leur donne pas d'excuses ! Y'a pas d'excuses pour ça !

Non... Je ne leur donnais pas d'excuses. Elle avait raison. Mon hybridité ne pouvait pas en être la cause. Ils avaient remplacé les parents de Sonja pour pas que son secret s'échappe, mais pourquoi les tuer ? Pourquoi répéter ce crime alors que toute l'île était au courant de notre existence, de toute façon ?

— Malek...

Ses genoux s'enfonçaient dans des agrégats de terre. Des larmes cascadaient ses joues creusées et se déversaient sur la feuille.

— C'est vrai que c'est la faute du gouvernement ? Du Palace ? C'est écrit... Ils ont fait ça ? Pourquoi ?

— Je sais pas.

Je ravalai ma douleur. Elle ne frappait pas autant que Nayla, mais tôt ou tard, la réalisation me poignarderait le dos et je me déshydraterais net. Je m'agenouillai auprès de ma grande sœur, qui m'avait inspiré toute mon enfance, m'avait élevée autant que nos parents, et posai une main sur son dos courbé.

Le document se parsemait de taches brunes causées par le sol pleureur. Il datait du vingt-cinq octobre, le même jour où l'on m'avait jeté en prison pour mon sang de démon.

Il y a deux jours.

Ces derniers m'avaient parus comme deux semaines, comme si le temps fonctionnait au ralenti... mais pas pour ces bâtards. Ils s'étaient grouillés pour les assassiner ! Putain... et si l'on m'avait tiré de force jusqu'au bureau du patron pour ça, la première fois ? Tandis qu'il me racontait sa vie, ma famille se serait-elle fait... trucider ? Non...

Je ne pouvais pas m'imaginer ça.

— Qu'est-ce que je dois faire ?

Ses dents claquaient. Son regard me transperça. Les larmes ne cessaient pas. Elle ne devait que reconnaître ma silhouette, mais elle refusait de la lâcher. Ses iris plongeaient dans la noirceur de Hel.

— Comment ça ? pris-je peur.

— Pour me rendre utile. Malek, je vais pas rester enfermée ici comme une princesse. Pas s'ils ont tué ma vie — j'aurais préféré mourir avant eux ! Sans eux, j'ai plus rien !

Elle me déboussolait. Ses sanglots brûlaient des rivières d'ardeur sur ses joues, ils engluaient son timbre de colère.

— Je suis là, je suis là, la rassurai-je.

— Je veux aider ! Malek ! Je suis prête à tout ! Même affronter un Dieu que je connais pas ! Buter ceux qui ont fait ça !

— Non, non...

Ses émotions dictaient ses paroles, sans réflexion, contrairement à d'habitude. Je ne la reconnaissais pas, elle ne s'en rendait pas compte.

Elle n'était pas comme moi. Jouer au casse-cou, risquer sa vue... tuer. C'était moi. Pas elle.

Ma paume caressa sa nuque nue et elle se réfugia dans mes épaules. Malgré tout, sa chaleur et son désir de vengeance me réconfortaient. Si l'on était les deux derniers Hallami d'Arkan, on en était aussi les plus féroces. Je n'oserais jamais la laisser en danger, mais j'avais besoin d'elle, de sa présence. De savoir qu'elle me soutenait.

Une deuxième larme m'échappa. Celle-ci, je ne la retins pas.

Et si...

Et s'ils nous regardaient ?

Et si leur esprit veillait sur nous à l'heure actuelle ?

— Tu penses qu'ils sont encore là ? murmurai-je.

Je ne m'étais jamais assez intéressé à leur religion pour savoir ce qu'ils me répondraient. Je m'en voulais.

— Si c'est le cas, papa se foutrait de toi et maman nous rejoindrait pour pleurer avec nous sans savoir pourquoi.

Un rire m'échappa et elle continua :

— Ils sont forcément là. J'y crois dur comme fer.

Les paupières closes, je collai mon front au sien. Je farfouillai du plus profond de mon ADN le brouillard diamanté qui ferait jaillir ma flamme. Sa lueur rosée attira l'attention de Nayla, qui s'essuya les yeux, ébahie. La brume s'échappa de ma peau. Je me concentrai pour qu'elle recouvre le plus de distance possible.

Des fluides violacés s'y dessinèrent. Je montrai à Nayla ce qui se profilait devant nous. J'ignorais quelle émotion me dominait, mais mes muscles m'abandonnaient, toute notion de fierté également, tandis que nous éclatâmes en torrents. Elle la voyait aussi. Une forme à peine humaine, puis deux, trois, et d'autres encore — les larmes m'empêchaient de les distinguer. Elles formaient un amas imperceptible de plasma étincelant. Le charme de Mannah attirait les âmes en vadrouille, qu'elles soient connectées à un corps ou non, et dans le nuage angélique, elles étaient là, immobiles.

Celles de ceux que nous avions perdus.

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