Chapitre 24.1

E N E K O

          — Eneko, tu peux venir me voir deux minutes ?

Le regard mielleux de Celes interrompit mes quatre cents pas. J'avais l'impression qu'elle lisait dans mes yeux comme un roman et cela m'effrayait. Depuis que nous avions rejoint la caverne, je tripotais le contenu de mes poches sans cesse — comme maintenant —, tiraillé par un dilemme amer. Je peinais à me défaire d'un tourbillon de pensées malfaisantes aggravé par l'ambiance post-apocalyptique de cette grotte — à croire que Hel m'attaquait de nouveau.

Lui partager ma découverte le briserait, lui, l'homme que j'aimais. La culpabilité ne me broierait pas autant s'il avait trouvé ce papier, mais non, je l'avais trouvé et caché. Je déglutis. La guerrière m'attendait. Je ne l'avais pas vue s'éloigner. Je trottinai jusqu'à elle.

— Je t'ai vu prendre une feuille, dans le bureau, avoua-t-elle. Tu peux me dire ce que c'est ? Je t'entends si tu ne veux pas, mais nous ne pouvons plus nous permettre de nous cacher des choses. Tu me l'as bien fait comprendre.

Je m'en doutais. Sa ruse et son œil de lynx rossaient mon indiscrétion. Allez, Eneko. Le plus difficile reste à venir. La feuille se froissa sous mes doigts crispés. Appréhensif, je la dépliai et murmurai :

— Ça parle de la famille de Malek. Je suis quasi sûr que ça veut dire qu'ils sont... morts.

J'aiguisai mon raisonnement. Sa moue boudeuse et la tombée de ses rares sourcils contre ses paupières palliaient son mutisme. J'aurais espéré me tromper, mais elle était d'accord. Pas besoin de le dire. Ils avaient trouvé les autres, mais pas Nayla, que nous abritions — d'où le post-it.

— Tu sais que tu vas devoir lui dire, continua-t-elle, inquisitrice.

— Je peux pas.

— Je préfère qu'il l'apprenne de toi que de quelqu'un d'autre.

Pouvais-je me permettre un soupçon d'espoir ? Penser que «tant que je ne les ai pas vus morts, ils ne le sont pas » ? Je l'ignorais. Dans tous les cas, ce texte concernait principalement les deux scientifiques et ils méritaient de savoir. J'avais le cœur trop balafré pour m'affliger le fardeau de leur mentir à propos d'Ahlem, Dahlia... et même Yenska ?

Léanne aussi avait perdu sa fille...

— Il te reniera peut-être dans un premier temps, mais cela ne portera pas préjudice à votre relation. Ce n'est pas de ta faute et il le sait. Tu devras juste lui accorder un peu de temps pour se ressaisir.

Mes poils se hérissèrent à cette idée. Les caresses de Celes me soufflèrent un air d'hiver, son regard encourageant m'éreintait. La jeune femme, dont les cheveux luisaient au feu de camp, plia ses genoux pour entrer dans mon champ de vision. Je la fuis et virevoltai. Hélas, les deux Hallami l'y remplacèrent, adossés l'un contre l'autre près du brasier. Ils semblaient s'ennuyer. Malgré la distance qui nous séparait, le visage de Malek s'illumina en ma direction. Il secoua sa main. Je lui rendis timidement son geste et tournai la tête. Celes avait raison.

Je devais lui dire. L'humain vivait ses pires jours dans le mensonge. J'étais bien placé pour le comprendre.

La voix d'Agnes retentit.

— Tout le monde dehors ! Réunion de crise !

M A L E K

          On se regroupa devant le bâtiment. Tel un mouton, je lançai une œillade intéressée à Isabelle et au drôle d'objet qu'elle tenait.

— Je suis venue aussi vite que possible, haleta-t-elle. Désolée du retard. Racontez-moi tout.

Agnes mena la danse et exposa notre après-midi à partir du pétage de câble de Celes. Je l'aidai à ne rien oublier, même si elle ne manquait pas de détails — en particulier pour décrire la façon dont elle avait enfoncé la dague dans la chair putride du patron, ses cascades de sang et... voilà, quoi. On s'en serait passé.

Isabelle demeura calme. Je pris la sphère pourpre de ma poche pour illustrer la raison de ce drame. Elle obnubila l'ensemble de l'équipe, de la même façon qu'elle m'avait obnubilé tout à l'heure.

L'ancienne réceptacle tendit ses bras et l'on forma un cercle pour que le beau monde puisse admirer la soucoupe qu'elle avait amenée. Même si le soleil venait de se coucher, elle brillait plus que du diamant. Métallisée, trois trous de la taille parfaite y étaient creusés. J'en approchai l'orbe.

— C'est d'ça que tu m'avais parlé, soufflai-je.

La thérapeute hocha la tête. L'objet qui permettrait de sceller Hel et qui m'avait fait sortir de mes gonds lorsque j'avais appris mon existence... J'ignorais comment il fonctionnait, mais il était là, devant nous, avec l'une de ses sphères. Je ne pus m'empêcher de sourire. On avait besoin de rien d'autre. Pour sauver Arkan, sauver... ma famille, on avait tout !

Nan.

Ces secondes d'extase s'évaporèrent aussi vite qu'elles étaient apparues. Ce machin nécessitait trois sphères pour ne pas dérailler, qu'importe ce que ça signifiait. On était loin du compte — d'où son hésitation à m'en parler.

— La tréant, nomma la blonde. Je n'avais jamais pu mettre un doigt dessus jusqu'à ce que je le récupère avant qu'Aversion ne s'écroule. Toutes les sécurités s'étaient désactivées. Je pense que personne d'autre ne sait que je l'ai gardée.

— On en fait quoi, d'ce truc ? J'avais le même dans ma cuisine, pesta la patate toujours endeuillée.

— Siobhan, l'interpella Agnes. C'truc va changer l'monde. On va changer l'monde.

— On est censés mettre l'orbe dedans ?

J'analysai la tréant de plus près. On avait inscrit au creux de chaque orifice un signe inconnu, chaque fois sur un fond de couleur différente — pourpre, turquoise et vert malachite. Autour, des banderoles d'écritures énigmatiques s'enroulaient, gravées dans le métal.

— J'éviterais, avisa Isabelle. Nous ne savons pas ce que cela déclenchera. Seul Gabin... le gouverneur sait.

La démone fronça des sourcils.

— Tu l'appelles par son prénom ?

— Il l'a toujours voulu. Il a un faible pour moi.

— Ah ! ricana-t-elle. Un avantage d'plus, d'quoi lui prendre l'cul par surprise.

Elle arracha la tréant de la thérapeute, sans gêne aucune, annonçant qu'on la garderait pour « être sûr qu'elle soit entre de bonnes mains ». Isabelle ravala une réponse, mais le lui céda volontiers.

— Est-ce qu'on peut parler du patron ? se réveilla Eneko.

J'approchai le séraphin du groupe. Il se comportait bizarrement, depuis tout à l'heure. Assister à ce meurtre avait dû le déstabiliser, enfin, je l'espérais. La scène m'avait retourné l'estomac également, mais après Théo, je...

Bref.

Les autres anges furent brusqués d'apprendre la mort de leur supérieur. Les démons s'en foutaient, mais sur une dizaine de personnes, les cris de surprise se démarquaient. Ils le savaient — rien ne serait comme avant.

On s'accorda sur le fait qu'un rendez-vous au Palace était plus que jamais nécessaire. Si le gouverneur n'en proposait aucun à Isabelle, elle devrait insister pour en organiser un. La nouvelle de la mort du patron devait déjà intoxiquer Arkan, et en ces temps-ci, les réunions de crises tendaient à se multiplier.

— Il y a un autre problème, annonça-t-elle. Le gouverneur avait crypté mon téléphone il y a quelques années en échange d'un service. Personne ne peut y accéder à part moi. En revanche, à en juger par ce que vous m'avez dit... tout le monde connaîtra votre rôle dans l'accident.

Avait-il un nom, cet homme ? Même Isabelle l'appelait par son titre alors qu'elle citait le gouverneur par son prénom...

— Tout le Palace sera au courant également. J'ignore quel ordre le gouverneur donnera, mais le Palace possède les machines suffisantes pour contrôler Arkan. Cela inclut des appareils capables d'espionner les lignes de communication et les téléphones portables. Si nous continuons de les utiliser, ils sauront ce que nous préparons et je suis sûre qu'ils peuvent également vous traquer, même si la géolocalisation est désactivée. Cela ne prendra pas longtemps, s'ils ne sont pas déjà en route.

Les mots parfaits pour nous rassurer.

— Alors quoi, on doit s'en débarrasser ?

— Maintenant que l'on risque de vous cibler en particulier, je pense que c'est la meilleure solution.

— Et on va faire comment pour parler ? m'interposai-je. J'l'ai payé cher, ce truc !

Mes parents l'avaient payé cher, plutôt. Je ne voulais pas rentrer à la maison en leur annonçant que...

Si j'y rentrais un jour. Je déverrouillai mon cellulaire. Aucune réponse. Je perdais espoir. J'avais amené Nayla depuis plus de vingt-quatre heures. Elle se nourrissait des prévisions qu'Agnes et les autres empilaient dans la caverne. Seules les deux femmes y vivaient de façon permanente — pour l'instant, en tout cas.

Chaque jour, nos parents s'inquiétaient pour moi et prenaient des nouvelles de ma sœur. Leur silence radio était équivoque... mais je refusais d'y croire.

— C'est un risque à prendre, me répondit Isabelle. Je reviendrai ici autant que possible.

— Cela prendra trop de temps. Nous n'avons pas de temps.

La guerrière angélique était ferme dans ses propos.

— Je garderai le mien, annonça-t-elle.

— Vous allez nous mettre en danger.

— Il n'a pas de géolocalisateur intégré. C'est une antiquité. J'assurerai la correspondance entre vous et le groupe.

Les deux grandes dames s'entendirent sans allonger la conversation. L'un des démons nous jeta une brique de bâtiment. Les portables s'entassèrent au centre du cercle, prenant déjà la poussière. Agnes se prépara à les détruire pour nous faciliter la tâche. À contrecœur, je ne répliquai pas. Un par un, les appareils éclatèrent en une bouillie de plastique. Adieu, mes photos, vous allez me manquer.

— Heureusement qu'j'mentionne jamais d'Mannah dans mes messages, s'amusa-t-elle.

Isabelle nous quitta sans crier gare. Malgré tout, elle craignait que son «Gabin» lui joue un tour. On mit nos deux artefacts en sécurité dans la caverne. Eneko me tapota l'épaule, l'air inquiet, tandis que les autres vaquèrent tant bien que mal à leurs occupations. Certains rejoignirent leur maison — ceux qui en avaient toujours.

— Qu'est-ce qu'il y a ? m'enquis-je.

— J'ai besoin de te parler.

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