Chapitre 23.3

E N E K O

          Le patron luttait pour exercer le peu de dominance qu'il lui restait face à la guerrière. Mes craintes devinrent réalité lorsqu'Agnes lui conjura de ne pas se laisser faire. Un sifflement métallique résonna dans la pièce cubique et l'épée de Celes rayonna près de la gorge de son supérieur.

— Je te connais, tu n'oseras pas me faire du mal, déglutit-il.

La démone broya le poignet de son amie et accapara son arme.

— J'en suis capable, moi, par contre.

Mon cœur bondit. Elle ne faisait pas dans la dentelle. Malgré tout, je voulais limiter la casse, de sorte à ne pas nous mettre les guerriers écervelés à dos et à ne plus semer la mort partout où je passais — cela me fatiguait.

— S'il vous plaît, aidez-nous si vous voulez pas finir en charpie.

J'ignorais si mon souhait serait exaucé.

— Donnez là vot' sphère, vieux schnock. Elle est où ?

— Vous n'en seriez pas capable...

La lame perpendiculaire au cou fripé du patron, Agnes balaya son bras avec force. Le murmure de l'acier contre la peau était clair comme de l'eau de roche. Pour assister à la scène de plus près, je me réfugiai près de Malek qui enfonça ses doigts dans ma jambe. Une goutte de sang dévalait cette pomme d'Adam flasque et relâchée. Il contractait tous les muscles de son visage, effarouché par le flegme apparent de la démone.

— Donnez-la-nous et on v'laisse en paix, vous pourrez profiter d'vos quelques années restantes à jouer au tyran.

— Vous ne résisterez même pas quelques années sur...

Agnes planta la pointe de la dague près des clavicules de l'homme, à travers ses vêtements formels. Il se décomposait devant nous — si elle continuait, on pourrait l'utiliser comme engrais d'ici quelques heures. Heureusement, la main forte de Malek contre la mienne m'empêchait de flancher face à cette torture. Elle me rappelait celle que l'on m'avait fait subir à Aversion. Si l'on m'avait soigné des séquelles à une vitesse astronomique, la douleur mentale peinait à me quitter et elle le hanterait longtemps aussi. Dans quel camp nous situions-nous ?

— Tu penses qu'on peut les utiliser, ces sphères ? lui murmurai-je.

— Isabelle m'a dit que oui. C'est elle qu'a le récipient où il faut les mettre. Elle l'a gardé avec elle depuis la destruction d'Aversion. T'façon, tant qu't'es avec moi, j'pense qu'on peut tout faire.

Qui a allumé le radiateur ?

Bon sang, j'ignorais ce qui me retenait de l'embrasser, là, maintenant, tout de suite ! Ah, si — le grand-père qu'Agnes menaçait qui hurlait à le mort. Désolé, les hormones, ce n'est pas le moment de se réveiller ! Ces râles me glaçaient le sang autant que la présence de mon petit ami le réchauffait, créant un mélange doux-amer qui m'urgeait de prendre l'air.

Le patron capitula et, les bras levés, se leva de sa chaise. Il obéissait au doigt et à l'œil à la lame d'Agnes. Il farfouilla dans l'une des deux bibliothèques pleines à craquer et plongea sa main tremblotante entre deux dossiers. Un claquement devint vibration. Face à nos yeux ébahis, les meubles se repoussèrent et s'enfoncèrent dans leur mur respectif, dévoilant un coffre-fort dans l'attente d'être déverrouillé. Quelques secondes passèrent avant que sa paume ridée n'embrasse un cercle luminescent. Des rayons cyan illuminèrent le contour de sa poigne, comme s'ils l'analysaient, jusqu'au moment où toute trace de lumière disparut. Un deuxième vrombissement plus bruyant retentit et l'accès fut autorisé. Le coffre-fort nous échappa. Le mur remonta en dents de scie jusqu'au plafond.

Un escalier qui s'aventurait sans doute au plus profond de l'Angélique le remplaça. Dans son gouffre, un point rouge sang brillait et se développa au fil des marches descendues. Enfouie dans un coussin d'une couleur similaire et emprisonnée par un cube de verre, c'était une sphère de magma. Je restai près de Malek et lui serrai la main plus fort à chaque pas. L'ambiance me rappelait la cachette des Archanges, mais ici-bas, la technologie prônait. Des néons bleutés décoraient les escaliers et la salle où reposait la sphère semblait plongée dans une galaxie inconnue. Les couleurs sombres, mais parsemées de paillettes, me chatouillaient les iris — toutefois, nous n'étions pas venus pour cette peinture astrale. Avec délicatesse, le patron ôta l'étui de glace qui protégeait l'orbe et nous encerclâmes le piédestal qui la maintenait à notre hauteur.

Pas plus grosse qu'une boule de pétanque, elle renfermait un velouté sombre et peu ragoûtant — mais cette apparente onctuosité, digne d'un yaourt aux fruits rouges et au sang que l'on touillerait, mon regard n'osait le quitter. Agnes l'empoigna et la fit rouler dans ses paumes. Je reculai par réflexe. Nous ne savions rien de cette boule à l'apparence inoffensive. J'avais peur qu'elle tombe. Elle la refila à Malek, qui la fixait comme une pierre précieuse.

— C'est celle de Hel ?

Le patron hocha la tête. Mon petit ami me tendit la sphère, mais vu ma manie à casser tout objet de haute valeur, je me contentai de l'admirer de loin. Celes refusa également. Il l'enfonça tout naturellement dans la poche de sa veste, assez profonde pour que personne n'en aperçoive le contenu par inadvertance.

Les deux sangs de démon remontèrent. Agnes menait toujours la danse et tirait le patron du bout du nez. Celes et moi leur emboîtâmes le pas. Près de moi, elle conseilla :

— Nous devons la donner à Isabelle au plus vite.

— Ou faut qu'elle nous donne la tréant au plus vite.

Quoi qu'il en soit, la sphère devait retrouver sa place originelle. Néanmoins, une question résistait : qu'allait faire le patron, désormais ? Cet homme était imprévisible. Pour autant que je sache, nous donner la boule aurait pu faire parti de son plan, et maintenant, il n'attendait qu'à prévenir le gouverneur. Une fois revenue au bureau, Agnes s'exclama :

— V'voyez ! C'était pas si difficile.

Sur ces mots, elle brandit la dague de son amie. La pointe de la lame déchira le cou frêle du chef, le transperça et émergea de l'autre côté. Ma respiration se coupa. Celes hurla. Le sol trembla. La carrure de l'hybride me bloqua la vue, trop tard — l'épée avait roulé dans la chair, entre gargouillements et jets bordeaux. Son corps contre le mien, je laissai sa poitrine saillante me soutenir. Mon regard atterrit sur sa jugulaire. Les effluves de sang cliquetaient par terre. Elle n'avait pas voulu lui laisser une seule chance. Le cœur prêt à exploser, je fermai les yeux. Grosse erreur. Un grognement précéda le froissement humide de la lame à travers les muscles. Elle venait de l'achever. Un tambourinement m'indiqua l'écroulement de l'homme.

— Pourquoi t'as fait ça ? s'écria Celes.

— On a c'qu'on voulait. Comme ça, il finit comme son père, c'poétique s'tu veux mon avis.

— Tout le monde va savoir que c'est nous ! Toute la foule nous a vus tout à l'heure ! Ils vont nous peindre comme les ennemis numéro un !

— Pas si on dit la vérité. T'sais, c'que tu m'as jamais dit !

— Quoi ?

— Qu'il a créé toi et tes potes ! C'crevard méritait de mourir pour ça. Il t'a fait du mal.

— C'est pas une raison pour l'assassiner !

Celes avait raison. Tout le monde nous détesterait.

— On a pas de preuves, balbutiai-je. T'as pas de preuves, Celes, si ?

— Non !

— L'gouverneur en a, insista la démone. Il a tout. Tout, j'te dis ! Réfléchis !

Tout... depuis la création d'Arkan ? Je me décollai des omoplates de mon chéri pour affronter la meurtrière du regard — non... pourquoi la jugeais-je ? Pourquoi étais-je si choqué ? J'avais commis pire crime. J'avais eu l'air plus fou qu'elle, avec ses pupilles dilatées, son souffle chaud farouche.

— Et on est censé lui demander comment ?

— Isabelle, clama Malek. Elle peut aller au Palace.

— Comment ? s'affola Celes.

— Elle a eu un rendez-vous l'autre fois, elle m'l'a dit ! Si on apprend la mort du patron, le gouverneur va le savoir. Si c'est pas l'un, c'est l'autre. Il va forcément faire venir Isabelle au Palace pour lui en parler ! Faudra juste se dépêcher car ça va aller vite !

Son sang-froid me perdait, je n'arrivais pas à clarifier mes pensées. Leurs paroles se confondaient dans la panique.

— Alors quoi, on l'appelle ? Maintenant ? On lui dit que son boss est mort ?

— Non !

— Alors quoi ?

— On s'casse.

— Et on le laisse là ?

— Tu veux l'porter, p'têt ?

— Y'a rien à faire.

— On doit quand même appeler Isabelle.

— Non, on fait comme si rien ne s'était passé. On part et si quoi que ce soit tourne mal, on se rejoint à la base.

— Ça va forcément tourner mal, elle vient de tuer le gars le plus important ici !

— T'as un 'blème ?

— STOP !

La voix explosive de Malek rompit nos logorrhées. Nos respirations lourdes prirent le dessus, nous l'observâmes d'un œil attentif.

— J'ai la sphère. Je vais appeler Isabelle et lui donner rendez-vous dès ce soir à Mannah. Tout le monde y sera, parce que faut qu'on parle. On y retourne. Agnes, amène le peuple. OK ? En attendant, on n'a rien vu !

On n'a rien vu.

On n'a rien vu.

On n'a rien vu.

Mais j'ai tout vu.

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