Chapitre 23.2

E N E K O

          Sous les murmures brouillons de mes amis, ma conscience m'urgea de m'en accaparer. Je pliai le papier à l'arrache et l'enfouis dans la poche de mon pantalon rayé. J'y plongeai mes poings, tout innocent, et avalai une goulée d'air bien méritée pour affronter le regard de mes compères. Heureusement, l'interrogatoire du patron les occupait.

Malek avait emmené sa sœur dans la planque d'Agnes. Ils n'avaient pas pu la trouver, mais si son seul nom était inscrit sur cette feuille, alors... avaient-ils trouvé le reste de sa famille ? Je ne pouvais pas lui dire — pas maintenant. Il tuerait pour eux, je ne pouvais pas le détruire. Il avait dévoué ces dernières journées à les protéger, à harceler toute personne susceptible de lui offrir de cruciales informations, comme actuellement :

— Qu'est-ce que vous savez ?

— Seulement qu'elles se lèguent Hel toutes les deux générations. J'ai connu la mère d'Isabelle, vous savez. À défaut de pouvoir s'occuper de la déesse, elle s'est occupée de sa petite fille pour qu'elle ne faillisse pas à sa tâche, et j'y ai longuement cru. Quel gâchis...

— Depuis combien de temps ça dure ?

Le sourire sadique du patron me dégoûta et je refourrai mon nez dans la pochette. Il ne m'avait pas adressé la parole alors j'avais carte blanche.

— Il faut croire qu'elle ne vous a pas tout dit. Sa famille est réceptacle depuis des siècles entiers. Depuis la création d'Arkan, je dirais.

Que fabriquait un croquis dans un dossier top secret ? Non — plusieurs. Tous représentaient un même bateau sous plusieurs angles, entourés de hiéroglyphes indescriptibles en guise de légende, sans titre ni explication.

Poubelle.

— Pourquoi créez-vous des anges ? maugréa Celes sous les questionnements des deux sangs de démon.

— Pour me citer : c'est ainsi que le monde fonctionne, ma chère. Nous devons nous assurer qu'un nombre égal d'anges et de démons cohabitent sur Arkan.

— Si Aversion n'invoquait pas de démons, il n'y aurait pas eu besoin d'enlever des enfants à leur famille pour en faire des anges. Or, vous connaissiez Isabelle. Vous saviez exactement ce qu'il s'y passait. Pourquoi ne pas l'avoir arrêtée ?

— Car on n'arrête pas la déesse de la mort ainsi. Elle n'est pas faite pour être contenue.

— Ça, ou il veut pas nous dire que c'est le gouvernement qui contrôlait tout, soufflai-je.

Après tout, Isabelle nous avait expliqué qu'elle avait dû céder Hel sous sa pression.

— Elle n'est pas faite pour être contenue... contrairement à Ilça ? Contenu dans les archanges ?

Je déglutis en repensant à mon monologue de tout à l'heure, sur mon aversion de me sacrifier. Si je remplaçais les archanges, je ne me cloîtrais pas dans un puits de l'Angélique à méditer toute ma vie. Qu'ils aillent au champ de bataille m'aurait arrangé, mais Ilça ne pouvait retrouver sa toute-puissance si scindé en deux âmes. De plus, je n'aurais pas misé sur la survie du vieux... s'il tombait au combat, qu'adviendrait-il de la partie d'Ilça qu'il renfermait ? S'éteindrait-elle ou s'échapperait-elle ? Je divaguais. Ils souhaitaient sûrement éviter d'arriver jusque-là et adopter un archange «ultime» — moi — en était la meilleure solution.

Et si je ne pouvais pas fuir la mort ? J'aurais peut-être dû y rester, la première fois. Revenir avait pu bouleverser un équilibre quelconque qui me renverrait continuellement à la faucheuse jusqu'à ce que je n'en revienne pas.

Agnes posa une main sur l'épaule de Celes et lui demanda à quoi rimait cette histoire, mais cette dernière refusa de lui répondre, plongée dans son argument.

— Hel et Ilça sont pôles opposés. Vous devriez le savoir, dégaina le patron avec dédain. Si l'esprit d'Ilça s'adapte à l'emprisonnement, celui de Hel est trop déchaîné et imprévisible pour cela.

— Ouais, c'est pour ça qu'Hel reste dans la même famille depuis des siècles et qu'Isabelle l'a gardé des décennies, cracha Malek. Vous en avez d'autres, des conneries comme ça ?

Pendant que le chauve réfléchissait à sa contre-attaque, la démone me prit de côté. L'histoire de notre amie l'alarmait. Je lui résumai ce qu'elle m'avait avoué. Agnes avait mérité ma confiance et la guerrière n'aurait pas refusé que je lui dise. À la fin, la jeune femme se raidit et poignarda le chef des anges d'un regard destructeur, les iris aussi inébranlables qu'un diamant.

— Puisque vous insistez, je vais vous prouver à quel point vous avez tort, se vanta-t-il. La dynastie des Sorievan est née et élevée pour subir les cruautés de Hel. Sans ses entraînements, la longévité de ses réceptacles serait ridicule. Malgré tout, ils ne sont jamais à l'abri de quoi que ce soit, c'est pour cela que nous entretenons un lien aussi étroit. Isabelle était sans cesse manipulée par Hel, elle était dangereuse. La seule raison pour laquelle la déesse ne l'a pas brûlée vive est le compromis datant du baptême d'Arkan que sa famille avait trouvé. Cependant, cet accord a été brisé et il n'y a plus de retour en arrière possible. Notre avenir est réduit à tenir dans les mains de Monsieur le Gouverneur.

— Vous avez tort, l'interrompit Malek. On peut enfermer Hel, je l'sais ! Isabelle m'a parlé d'un objet qui le permettrait. La triade, un truc du genre...

— La tréant ?

— Ouais, ça.

Le zèle du patron disparut si vite que son visage se para de la terreur de voir une voiture fuser sur lui. Le cou d'Agnes s'obscurcit sous ses cheveux ébène. Ses veines sombres y saillaient. Ses pouvoirs ! Je balançai ma main sur son poignet. Ses yeux ne tardèrent pas à écraser les miens de leur courroux. Heureusement, ses joues rosées se gonflèrent dans un soufflement et son sang se dissipa.

— Quand vous a-t-elle parlé de ça ? s'injuria notre prisonnier.

— On s'en fout, de ça. Est-ce que ça existe, cette merde ? Est-ce que ça peut marcher ?

— On parle de quoi ? m'immisçai-je.

L'histoire de Celes se répétait ma tête sans doute tout autant que dans celle d'Agnes et je peinais à comprendre le sujet.

— Il va bien nous le raconter, clama mon petit ami, toujours piqué face au patron.

Ce dernier arbora son air de septuagénaire dénigrant et révolté face à cette «jeunesse décadente.»

— Ça commence à bien faire, oui ! Je ne suis pas non plus votre chien !

Il tenta de se relever, mais c'était sans compter sur la rogne de la brunette. La chaise grinça sous le poids du papy, jeté de nouveau sur ses coussins — sans oublier les quelques menaces offertes.

— Je vous interdirai de mettre la main sur les sphères, pesta-t-il.

— Si j'ai bien compris, le seul moyen qu'on a pour sauver Arkan, tu nous interdis de l'utiliser ?

— Arkan n'est pas sauvable !

Sauver Arkan... ?

Je traînai des pieds plus près du groupe. Si nous pouvions trouver un moyen de sceller Hel, cela m'éviterait un sacrifice potentiellement vain et concrètement insensé. Celes posa une main sur la dague qu'elle renfermait sous sa veste. Sa crainte contamina son supérieur, dont le regard s'affolait. Cet instant me propulsa dans mes années collège, lorsque l'on me harcelait constamment. On m'acculait de cette même façon dans des coins, me déshabillant de toute fierté ou force d'esprit, et l'on m'encerclait de menaces, entre violence et déshumanisation. Ma gorge se noua face à ce grand-père à l'aspect innocent, mais je devais me rappeler — non, me convaincre, qu'il ne l'était pas.

— La tréant sera de toute façon incomplète ! bava-t-il. Ne sceller qu'Hel dans sa sphère brisera l'équilibre. Elle se libérera.

— Pourquoi ne pas sceller Ilça également ? suggéra Celes. Nous avons déjà un accord avec les archanges. Ilça ne leur appartiendra plus pour longtemps. L'équilibre demeurera, s'il n'y a plus de démons et d'anges.

J'avais déjà eu du mal à assumer mon fardeau de responsabilités lorsque j'étais jumeau. Si je devenais réceptacle d'Ilça, Arkan entière dépendrait sur un adolescent de dix-huit ans qui avait failli à atteindre les études supérieures et qui s'était réfugié dans l'amour et cette bataille surnaturelle, seul événement à avoir bouleversé sa vie inutile.

— Vous ne comprenez pas. La tréant a besoin de trois sphères pour être complète. Trois divinités. Nous n'en avons que deux, sur Arkan.

Jamais deux sans trois. Forcément, cela n'aurait jamais été aussi simple.

— Bien, alors elle est où, l'autre ? s'impatienta le brun.

— Je l'ignore.

— On va avoir b'soin d'plus d'info qu'ça, ricana furieusement Agnes.

— Je ne sais pas où est le troisième orbe, seulement qu'elle ne doit pas se trouver sur Arkan. Seul Monsieur le Gouverneur en sait plus.

Pas sur Arkan ? Mais alors... où ? Rien ne pouvait «ne pas se trouver à Arkan» — Arkan, c'était tout, c'était le monde, à l'opposé de l'océan, la mort, le vide !

Non ?

Bon sang, j'en avais parlé avec Malek ! Je m'attelai à l'admirer : ses pupilles brillaient de curiosité, le patron avait captivé son âme. Hélas pour lui, Agnes avait beau l'épuiser, le vieillard avait l'air de dire vrai.

Trois divinités — cela aurait du sens, en soi. Nous séparions bien les espèces surnaturelles en trois catégories : anges, démons et régulateurs. Cette dernière aurait-elle la leur ? Mais dans ce cas, où se cachait-elle ? Jouait-elle réellement un rôle dans cet «équilibre» qu'il prônait ?

— Il nous faudrait la troisième sphère, soupirai-je.

— Non, d'abord, il nous faut les deux qu'on nous cache. Quand Isabelle m'en a parlé, elle a parlé de vous et du gouverneur. Vous savez forcément où elles se trouvent.

— Vous pensez sincèrement être capables de dompter le pouvoir de deux divinités et de les enfermer à vous quatre ? grinça le patron, brusqué des accusations de mon ange.

Un silence suivit cette remarque. À l'évidence, la réponse était simple — non, car j'ignorais comment cela pourrait se concrétiser. Quoique — si Ilça était plus enclin à se laisser faire, transmuter son esprit d'un corps humain à un corps plus «neutre» ne devrait pas nous mettre tant de bâtons dans les roues, mais Hel...

Une force égale à la sienne.

Pouvions-nous réellement l'affaiblir afin de maximiser nos chances ? Bordel — cela n'avait aucun sens ! Mes pensées débordaient à l'idée que d'abriter une divinité à part entière. Un Dieu ! Cela me dépassait, mais l'avenir d'Arkan en relevait. Je pourrais tenter de le blesser avant de l'aspirer, et même de recevoir l'aide de Malek ! Après tout, son hybridité lui permettait de résister à leurs caprices divins. Il avait réussi à immobiliser la déesse quelques secondes avant qu'elle ne s'engouffre sous la peau de Valck...

— Vous savez comment ça fonctionne ? demanda le concerné.

— Eh bien... oui, bien sûr.

— Y ment, pesta Agnes.

— Vous l'avez jamais utilisé. Vous pouvez pas comment savoir comment ça fonctionne, alors vous pouvez pas savoir si on est pas capable de l'utiliser !

L'hybride parlait avec éloquence malgré la colère, ce qui me hérissait les poils. Les bras croisés, ses muscles étiraient le denim de sa veste et j'y décelais les veines ténébreuses qui me faisaient tourner la tête comme il me faisait tourbillonner sous la couette.

— La seule chose qu'on sait, reprit-il, c'est qu'il y a ces soi-disant sphères qui peuvent emprisonner les divinités.

— Cela ne durera pas sans la troisième !

— C'est un risque à prendre ! Valck a déjà tué des centaines de personnes ! On est pas un milliard, sur Arkan !

Les doigts de Celes n'avaient pas quitté la manche de son arme. Ses phalanges se crispaient, son bras tremblait. Elle transpirait l'hésitation, mais si Agnes intervenait, elle n'aurait d'autre choix que de dégainer l'ultime menace. Ma salive peinait à couler le long de ma gorge :

— Capturer Hel et Ilça mettra moins l'équilibre en danger, ça nous donnera plus de temps pour chercher le troisième orbe que si on capturait juste Hel, non ?

J'avais besoin que l'on me rassure dans cette expédition inexplicable. Je n'étais même pas au courant de l'existence d'un tel objet l'heure passée et voilà que nous nous convainquions de nous incruster dans la bataille de deux divinités et de les terrasser comme si de rien n'était. Ces sphères pourraient renfermer la plus puissante source d'énergie du monde. L'ampleur de la situation me paraissait trop démesurée pour être crédible...

Cependant, la destruction d'Aversion avait déjà brisé l'équilibre, avec l'émancipation de Hel, donc... en ces moments désespérés, nous avions besoin de solutions désespérées. En tout cas, le mutisme général qui suivit ma question m'accorda un semblant de réponse, et lorsque le patron daigna ouvrir ses lèvres craquelées, le doute s'effrita.

— Cela ne sera toujours pas suffisant... et je ne vous donnerai jamais la sphère. J'obéis aux ordres que je reçois, moi. Je ne deviens pas un toutou de service au moindre mensonge.

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