Chapitre 23.1

E N E K O

          Le tintement indiqua l'étage -3 où nous attendait le Patron. Les portes s'ouvrirent à peine que son crâne chevelu se dévoila. L'air sérieux, mais non désemparé, il nous fixa, les mains jointes dans le dos. Je déglutis. Grand orateur, il prit la parole :

— Vous avez retourné mon Angélique sens dessus dessous. Ce n'est pas très aimable... notamment de ta part, Celes. J'avais confiance en toi.

Mince. Il savait quelle carte jouer face à elle. Toutefois, Malek s'imposa d'un pas tonitruant à en faire trembler le vieillard dégarni.

— Dites-moi où sont ma mère et mon père, connard.

— M-Malek ! tentai-je.

Nous n'avions encore aucune information, pas besoin de se mettre en danger une nouvelle fois ! Si je le laissais faire, je m'en voudrais.

— J'm'en branle que vous m'envoyiez en prison. Vous avez qu'à essayer. J'ai même pas besoin d'utiliser mes bras, j'suis un putain d'hybride, maintenant. J'suis quasi immortel. J'peux vous étrangler avec mes veines sans bouger l'moindre doigt alors vous avez à intérêt à obéir.

Dire que je m'étais énervé lorsque j'étais venu lui parler, tandis qu'il pourrissait dans sa cellule... Je m'étais senti trahi, mais aujourd'hui, bordel, cela m'excitait plus qu'autre chose ! Il pourrait m'étrangler, je le remercierais.

Le rempart de ses épaules me séparait du patron et de sa réaction. Dans une sérénité invraisemblable, ce dernier murmura :

— Je n'avais demandé à voir qu'une seule personne, pas quatre. J'avoue que j'apprécie peu les menaces...

— Moi aussi, le domina Malek d'une voix plus granuleuse que jamais.

Une main enlaça la mienne — Celes, les yeux fuyants. Elle les ferma de longues secondes avant de m'adresser un regard d'acier. Elle s'avança.

— Le bureau est par-là. Agnes, Malek, amenez-le.

Elle s'improvisa chef de file, et moi, queue du peloton. Nous atterrîmes dans une salle aussi banale que les autres, cet étage ornant les mêmes décorations que le -2. Toutefois, à en juger par le bureau installé en son centre, cela devait être son cabinet.

La guerrière et le patron s'échangèrent des regards dont la signification m'échappait. Soumis au sang démoniaque, il m'avait l'air d'un grand-père ordinaire. Il articulait à moitié ; la peau de son cou pendait et tremblait à chaque mot. Cette domination me fit pousser des ailes :

— Vous êtes en contact avec le gouverneur d'Arkan ?

— Bien sûr.

— Au sujet des anges ? Des démons ?

— Assurément.

Celes claqua la porte et reprit :

— Qu'est-ce que vous savez au sujet d'Hel ?

— Je ne sais que ce que l'on m'a dit. Qu'elle a été libérée au moment opportun.

— Opportun ?

— C'est ce que l'on m'a dit.

Agnes jeta le corps désarticulé du patron sur la seule chaise de la pièce, qui roula sous sa puissance. Sa nonchalance la dépassait.

— J'aime c't'île malgré tout la merde qui s'y passe. J'ai sauvé la pauv' fille qu'Hel avait possédée, mais j'la contrôle pas. Les infos suffisent pas, mais c'un début. V'z'en avez, non ?

Tandis que Malek lui broyait les épaules, le patron peinait à réguler sa respiration.

— Calmez-vous un peu, soupira Celes.

— Vous arrivez trop tard. Et ne t'en fais pas, Celes, je ne te ferais rien, de toute façon, l'utilité en serait minime. Mais soyez-en assurés : qu'importe l'issue, ce n'était pas mon choix. J'ai simplement préféré ployer le genou à la mort.

— Ployer le genou ? pesta Malek.

— Devant qui ?

— L'gouverneur...

Nous nous retournâmes en direction d'Agnes. L'ancien la complimenta de «démone futée», un sourire narquois aux lèvres. Les aveux de Celes en tête, je balayai la pièce du regard, aussi petite soit-elle. Les tiroirs du bureau, des bibliothèques remplies de paperasse plaquées au mur du fond... J'ignorais d'où me prenait cette envie de mettre mon nez là où il n'appartenait pas, peut-être d'une envie de me rassurer, mais de quoi ?

— Vous pouvez fouiller, je n'ai plus rien à cacher.

— On va voir ça alors, p'tit pépère.

Sur ces mots, la brunette s'agenouilla devant le patron. Son visage en disait long — tordu, le sourire exagéré, comme si elle parlait à un enfant en bas âge.

— Vous connaissez bien Isabelle ? cracha Malek.

Nous nous croisâmes du regard.

Oui... je lui en avais parlé. Lors du discours de la thérapeute et de leur rencontre qui l'avait précédé, l'impression qu'ils se connaissaient depuis longtemps et que leur mascarade n'avait que trop duré m'avait rongé. Mais cette femme prônait l'aveu continu — l'idée d'étaler les confessions sur le temps pour ne pas nous brusquer, aussi ingénieuse que frustrante. Cette dernière émotion primait, car elle l'avait léguée à Sonja et elle commençait à me courir sur les haricots.

— Je ne la considérerais pas comme une amie, mais Isabelle est une connaissance de longue date. En tant que meneur de cette communauté, je devais bien me lier à la dynastie ennemie.

— Ennemie ? jacta Agnes. T'considères toujours les démons comme ennemis ? T'as rien pigé, pauv' clébard.

Du coin de l'œil, j'observai Celes empêcher son amie de tomber dans la délinquance pure. Ses poings valsaient près du visage ridé et impassible immobile du patron. Les mains des jeunes femmes se frôlèrent. La guerrière fit craquer ses phalanges sur la manche de son arme.

— De quelle dynastie parlez-vous ? Depuis combien de temps cela dure-t-il ?

— D'aussi longtemps que je me souvienne, ses ancêtres se passent Hel et luttent pour la satisfaire et ne pas qu'elle se libère, mais si vous ne le saviez pas, c'est que vous séquestrez la mauvaise personne.

Le pied de la démone voltigea et écrasa l'entrejambe du vieux bougre. Il toussa un amas de poussière jusqu'à ce que sa chaise se fracasse près de moi. La rousse priait pour rester dans le raisonnable — trop tard. Autant farfouiller son bureau.

— Avoue, t'savais c'qu'il s'passait, p'tit macaque, raciste ! s'enflamma-t-elle.

— Vous pouvez continuer, je suis bien plus résistant que mon âge l'indique. Je l'ai hérité de mon père jusqu'à ce qu'il se fasse assassiner dans ce même bureau par des voyous dans votre genre !

Bon sang... ces satanés tiroirs cachaient forcément des informations intéressantes ! Je les fouillai de fond en comble, toquant à tout-va, jusqu'à ce que l'un sonne creux. Je le libérai de sa tonne de feuilles et y découvris un dossier enfoui sous une planche de bois amovible.

— Votre père ? Mais vous avez été élus à ce poste ! rechigna Celes. Je n'ai jamais entendu de telle histoire !

— Ils t'exploitent...

Mon murmure réveilla la flamme qui l'animait.

— Vous m'avez menti toute ma vie et vous avez construit votre armée sur la peur et la déshumanisation !

— Ma chère Celes, ne comprends-tu pas ? Le monde est fait ainsi. Si l'homme n'a peur de rien, il n'a plus de limites. Si l'on ne le force pas à craindre une hiérarchie hypothétique, son égo l'enverra valser dans les tréfonds d'une folie certaine. Nous obéissons tous à entité dans un but précis — survivre. Aujourd'hui, je ne connais pas d'alternative pour sauver Hel, car je crois qu'il n'en existe pas. J'ignore les plans de Monsieur le Gouverneur, mais son cœur est bon. Notre peuple survivra au désastre imminent. Je crois que nous sommes même les seuls à en avoir ne serait-ce qu'une infime chance. Les humains n'en ont pas.

Bon sang... Il s'était tellement persuadé de son statut d'ange qu'il avait perdu toute raison.

— Pourquoi penses -tu que je t'ai élevée si vaillante et puissante ? la sollicita-t-il. Aujourd'hui encore, tes émotions prévalent. Si je dois regretter une chose, c'est d'avoir failli à faire de toi la guerrière parfaite.

— Je suis la guerrière parfaite. Parce que je suis humaine. Je ne suis pas une machine.

Je feuilletai le dossier que j'avais déterré. Mon cœur palpitait plus à chaque page. Il contenait des papiers officiels provenant du Palace. Chacun en arborait le tampon, la signature du gouverneur en décorait certains. Tous traitaient des récents événements : manipulation du peuple, médias, réunions de crise, préparations, l'hybride...

L'hybride.

Une photo de Malek, jeune et fringant malgré son expression impassible, y était épinglée. Sa bouille me tuerait, je fondais ! Comment avait-elle atterri ici ? Je parcourus le document. Mes bras s'apprêtaient à lâcher prise, mes poumons à m'égorger. On y stipulait la «mise en arrêt» de la famille Hallami. Plus bas, un post-it lisait : «nayla hallami» entouré et suivi d'un gros point d'interrogation. 

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