Chapitre 22.2

E N E K O

          — Celes !

Elle accéléra, me fuit. Nous ne pouvions pas faire demi-tour, pas maintenant qu'Agnes se baladait dans le QG et qu'elle avait déverrouillé l'accès !

— Celes ! Pourquoi t'as peur ?

Quelques anges nous épiaient, moins nombreux à chaque couloir. Ses talons enchaînaient les coups, elle se retenait de s'arracher les cheveux qui couvraient son dos.

— Je ne peux pas ! craqua-t-elle.

— Pourquoi ? On a tout calculé ! On est pas obligé de fouiller dans ses affaires, on peut juste discuter ! Celes, je t'en supplie, on a besoin de toi ! Qu'est-ce que t'as ?

Hélas, elle refusait de m'écouter. Cependant, elle se dirigeait vers un cul-de-sac — le service de recensement. Le corridor enferma nos deux âmes, et comprenant son erreur, elle ralentit la cadence, le visage enfoui dans ses mains pâles et tendues.

— Je sais des choses, Eneko !

Son regard de Méduse me paralysa sous une couche de roche. D'une plaine verdoyante, ses iris virèrent à la couleur de l'herbe en nuit pluvieuse, humide, fragile. Ses sourcils épars retombaient sur ses paupières alourdies. Je ne l'avais jamais vu ainsi.

— Des choses ?

Mon cerveau s'enfuma. Son désarroi me perturbait, mais je ne pouvais pas me permettre de la laisser face à ses faiblesses, bien qu'obscures à mes yeux.

— Je ne peux pas, insista-t-elle.

— Tu peux pas me dire que tu sais des choses et m'abandonner ! Tu m'as déjà montré ta loyauté ! Me... me dis pas que tu mens, comme tout le monde.

— Omettre n'est pas mentir.

Un coup de couteau dans le cœur.

— Si. J'étais trop têtu pour le comprendre, mais si. Malek m'a menti en me laissant dans le flou sur son hybridité. Je vais pas faire une excuse pour toi ! Tu l'as interrogé au maximum et il nous a dit tout ce qu'il savait sur Isabelle, les parents de Sonja et tu vas me dire que toi-même savais des choses que t'as refusé de dire ?

Les yeux écarquillés, elle semblait me craindre comme une fille acculée par un tueur en série... mais je ne voulais que comprendre. J'aimais trop cette femme et lui faisais trop confiance pour accepter le fait qu'elle me trahisse comme tout le monde. Décidément, on m'avait maudit, avec les gens...

— Ce n'est pas pareil. Je lui avais demandé ce qu'il savait à propos de Hel. Je n'en sais rien !

— Et alors ! m'exacerbai-je. On est tous dans la merde ! On a besoin de tout ce qu'on peut se mettre sous la dent !

Sa flamme dorée tourbillonnait. Elle se rua pour m'agripper les poignets et les porter entre nos deux visages.

— Ce n'est pas moi qui décide. Je ne fais qu'obéir.

— À qui ? Au patron ? Bah c'est la raison parfaite pour nous aider !

Sa poigne me brûlait. Je raidis ma mâchoire pour ne pas suer de douleur.

— Eneko... Je ne suis pas assez forte pour cela. Mon âme n'est pas assez forte pour cela.

— Tu te fous de moi...

Son emprise cessa et elle flancha en arrière. Ses cheveux cassés et ébouriffés s'improvisaient soleil fatigué au milieu du couloir peint d'un ciel maussade. Ses yeux, triste futaie, me blessaient. Je refusais de le croire, mais moi aussi reculai face à ce piteux spectacle. Mon cœur parla à ma place.

— Tu sais, à propos de ces archanges... C'est peut-être évident ou peut-être que tu le réalises même pas, mais... j'ai pas envie de me sacrifier. J'ai pas envie d'avoir une putain de divinité en moi pour en affronter une autre en sachant pertinemment que je vais y passer. Pour quoi, sauver Arkan, sans savoir si ça va fonctionner ?

Les larmes montaient. Je soupirai un bon coup.

— J'serais même pas là pour savoir si ça aura servi à quelque chose ! Et pourtant j'ai dit oui, parce que depuis mon E.M.I., je...

Au tour de la morve de couler.

— Depuis mon E.M.I., j'ai appris à être heureux. C'est con à dire, parce que je suis mort ! Je suis mort et j'ai tué l'homme que j'aimais. Je sais même pas ce qui m'arrive, là, à te sortir ce genre de discours, peinai-je à articuler, les doigts sur la poitrine. C'est juste que... J'ai appris à vivre, à aimer, alors je veux pas mourir. Le problème, c'est que pour l'instant, je vois pas d'autre solution. J'ai dû dormir deux heures, sinon, je réfléchissais au fait que j'suis déjà mort deux fois et que j'envisage quand même un sacrifice, mourir une troisième fois pour rattraper nos putain d'erreurs...

— Eneko, j'étais là à Aversion. Rien de tout cela n'est votre faute.

— Peut-être... mais c'est ce que je fais. Me blâmer sans savoir si c'est de ma faute ou pas. Je suis le seul séraphin qui peut héberger Ilça, Malek est soi-disant le seul hybride d'Arkan insensible aux deux divinités. Je comprends rien à son histoire, mais entre lui et moi, je préfère que ce soit moi, tu vois. Même si je veux pas le quitter ! Putain ! m'exaspérai-je, les yeux embués. J'ai l'impression d'avoir bu.

Celes m'embrassa la joue et m'enlaça. Mon visage bouillonna, tout comme mon corps, d'une émotion inconnue. Oui, pas de doute, j'étais toujours humain. Un humain moisi. J'ignorais si le patron cachait réellement des secrets, si nous aurions trouvé quelque chose dans son bureau, et pourtant je réagissais comme si le destin du monde en dépendait.

Réussir cette opération était mon devoir.

— Tu es le garçon le plus courageux qu'il m'ait été donné de connaître, susurra-t-elle. La vérité... c'est que j'ai peur. J'ai peur, car il a le contrôle total sur ma vie. Eneko... Promets-moi de ne le répéter à personne, sauf si je t'y autorise. D'accord ?

Mes paumes glissèrent sur le dos de la guerrière, qui ne me lâchait pas. Je ne brisais jamais mes promesses, alors...

— Promis.

— Mon E.M.I. n'était pas naturelle. J'ignore qui exactement est derrière tout ça, mais... j'avais douze ans lorsque je suis devenue ange, et je n'ai aucun souvenir de ma vie d'avant.

— Que... comment ça ?

— On m'a tuée pour que je vive une E.M.I., que je devienne un ange. On m'a lavé le cerveau, on m'a entraînée à devenir une guerrière toute mon adolescence. J'étais la plus douée à l'épée. Le patron a toujours eu un œil sur moi, comme s'il était fier, mais l'on dédiait la moitié de notre temps à apprendre à le respecter, ce qu'il ferait si on le trahissait. Tous... Tous les guerriers que tu connais étaient des gens normaux que l'on a arrachés de leur famille, de leur vie, qu'on a utilisés pour grossir ses rangs.

Mon cœur se brisa. Je détestais le dire, mais...

J'avais raison.

Oh, mon Dieu... j'en avais parlé à Malek ! Les expériences de mort imminente étaient des phénomènes rarissimes et qu'autant de personnes en aient vécu me paraissait invraisemblable. Alors... des gens maîtrisaient non seulement le surnaturel, mais aussi la science — assez pour provoquer des E.M.I. et se servir de la bienveillance d'Ilça à volonté ? Qu'en pensait cette divinité, s'il était au courant ? Avait-il seulement une conscience ? Tant de questions...

— Même certains anges normaux ne devraient pas être là, continua-t-elle. Ils n'ont pas été conditionnés, contrairement à nous, mais leur E.M.I. n'était pas naturelle.

— Comment... Est-ce que tous les guerriers le savent ? Pourquoi personne ne dit rien ?

— Je suis la seule.

Au diable les caméras. Le connard qui s'occupait de la surveillance pouvait penser ce qu'il voulait. Celes et moi ne nous lâchions pas.

— Mais pourquoi il fait ça ? C'est quoi, l'intérêt ?

— Demande-lui et il te dira que c'est pour le bien d'Arkan, limiter les dangers, préserver l'innocence de la population...

Sa voix se fit inaudible.

— Mais au fond, il s'est formé une armée aussi conséquente car il sait qu'ils feraient n'importe quoi pour lui. Il sait que lui et sa famille sont en sécurité... Comme je t'ai dit, il a toujours eu un œil sur moi. Il m'a donné de nombreux conseils, me faisait confiance, il m'accompagnait même dans son bureau. Un jour, j'ai brisé les règles que l'on m'avait apprises et ma curiosité a pris le dessus. J'ai fouillé et j'ai tout appris. C'est l'une des nombreuses raisons pour laquelle je ne peux pas prendre part à cela.

— Comment tu peux les considérer comme une famille ?

— Les anges sont adorables avec moi ! Ils sont ma famille, ou du moins... je m'en persuade. J'ai toujours ressenti un vide dans mon cœur à me demander pourquoi je n'en avais pas de vraie, contrairement aux autres à la surface. Je pensais que c'était spécial aux anges, mais non, ils avaient aussi une famille. Puis... il y a une semaine, j'ai parlé à Isabelle.

— Isabelle ?

Que faisait-elle ? Ses aveux pullulaient aux quatre coins d'Arkan. Cette femme se baladait avec l'une des clés cruciales de cette histoire. Je lui faisais confiance, à présent — car Malek lui faisait confiance.

— Elle m'a dit... que ma famille, ma véritable famille...

Son timbre vola en éclats, tel un miroir lâché du haut d'un gratte-ciel.

— Elle est encore en vie. Et après ce que Malek m'a dit, je ne veux pas qu'ils la tuent non plus.

Ses derniers mots se mélangèrent en un bouilli de peine incommensurable. Les sanglots nous trahirent des deux côtés. Quelque part, sa famille l'attendait. Penser à la mienne était-il égoïste ? Malgré ce que nous avions enduré, j'appréciais Léanne, mais notre dernière conversation m'avait marqué. Mes parents biologiques étaient eux aussi vivants, alors je ne pouvais pas mieux la comprendre. Tout comme j'avais eu l'impression de connaître Malek après notre première E.M.I. — se sentir si proches d'inconnus... cela pouvait paraître étrange, mais je connaissais cette sensation plus que quiconque. Seulement...

— Je sais que je suis influencé, marmonnai-je, mais on connaît pas notre famille. Malek, si. Il a vécu toute sa vie avec et je l'ai jamais vu aussi dépassé. On peut pas se permettre de se morfondre à côté de lui, et le pire, c'est qu'il pleure pas, lui !

— Tu as raison... mais je t'avais prévu. Je suis faible émotionnellement.

— C'est humain. C'est humain. Les gênes angéliques peuvent pas nous enlever ça.

Entre le contact, cette étreinte, l'ébullition de mes sentiments, mon cœur battant, mon corps dégageait une chaleur solaire.

— Je suis désolée d'en ajouter une couche, fit-elle, mais c'est comme lorsque j'ai failli y passer. Tu te souviens, quand des démons se sont infiltrés chez moi et que l'on m'a projetée par la fenêtre ? Autant te dire que j'étais morte... mais le patron m'a sauvée. Je me suis retrouvé dans une chambre d'hôpital avec lui, et en deux jours, j'étais de nouveau d'attaque. Je ne peux pas l'expliquer.

— Non.

Je voyais clair dans ses paroles. La vérité se cachait, peureuse, mais je l'apercevais, grâce à mon recul.

— Il t'a pas sauvé la vie, il t'exploite.

Je daignai me séparer de cette embrassade pour affronter ses yeux. Ils avaient hydraté ses joues rougies pour le mois. Une femme usée et manipulée avait remplacé la soldate combative, mais je comptais bien la ramener.

— Tu te souviens au téléphone, quand Agnes disait que quelque chose se préparait ? Elle avait raison. On se prépare. On se prépare à découvrir la vérité sur ce monde de merde qui fait autant souffrir les humains que les anges, les démons et les régulateurs.

Entre quelques larmichettes que je me retenais d'essuyer du pouce, Celes se força de sourire.

— Je réitère ce que j'ai dit. Tu es...

Une alarme me détruisit les oreilles.

ALERTE ROUGE. UN DÉMON A ÉTÉ REPÉRÉ.

ALERTE ROUGE. INTRUS DANS LE SECTEUR RESTREINT.

Que...

— Deux alertes en même temps, souffla-t-elle en passant sa main sur ses paupières. Oh non...

Je ravalai mes sanglots et tentai de comprendre le message qui venait d'attaquer mes tympans. Un démon... Agnes ? Forcément. Quant au secteur restreint, Celes me retira les mots de la bouche.

— Ils sont descendus !

Putain, les imbéciles ! Malek, je croyais que tu me faisais confiance ! Non... Agnes avait tellement hâte, elle méprisait le patron, son pire ennemi. Elle avait dû le convaincre — mais je n'avais pas le temps de réfléchir. Nous devions nous dépêcher.

Celes retraça sa course à la vitesse de la lumière et je luttai pour garder le rythme. La foule d'anges présente au vestibule me décontenança. D'où sortaient-ils ? Ils hurlaient et leurs vociférations s'emmêlaient. J'empoignai le bras de Celes qui se frayait un chemin à travers l'émeute — ces dernières se multipliaient, en ce moment ! Tous se collaient aux ascenseurs. À ce rythme-là, nous ne pourrions pas les emprunter.

— Dépêchez-vous !

— Ils sont remontés au deuxième étage ! cria-t-on.

Celes dégaina son épée dans un crissement. Sa pointe étincela si bien qu'elle attira l'attention générale. Les larmes derrière elle, la guerrière retourna sa casquette et endossa son rôle de chef. Les anges prirent peur et nous laissèrent de la place dans l'un des ascenseurs. Je n'aurais pas dû abandonner Malek avec Agnes — je n'avais pas menti, je l'aimais bien, mais son inconscience le mettait en danger !

Les alarmes se répétaient dans l'enceinte du complexe et nous descendîmes à l'étage correspondant, là où nous avions logé. Mon cœur battait la chamade. Je n'osais pas lâcher mon amie, dont la puissance écrasait la mienne comme une vulgaire fourmi.

Une fois arrivés, les gens criaillaient. Nous bousculâmes les incongrus avec violence — Celes ne se souciait plus de leur sécurité. Plus nous nous avancions, plus les braillements empestaient l'air alourdi, jusqu'au bout du couloir, face à la chambre que l'on nous avait confié. C'est là que je les vis.

Piégés, Malek et Agnes ne bougeaient pas. Des filaments noirs surgissaient de leurs bras, leur cou, leur visage — partout. Leur sang tissait une toile d'araignée géante dans le cul-de-sac et leurs veines étranglaient trois anges qui flottaient devant eux. Ils débattaient comme des nouveau-nés. Les yeux ténébreux comme ceux d'Isabelle, ils immobilisaient quiconque s'approchant d'eux.

— Arrêtez ! pria Celes.

Notre protectrice me tira par le poignet et se fraya un chemin entre les assaillants jusqu'à nos amis. De son épée aiguisée, elle menaça la foule. Des dizaines d'hommes et de femmes enragés nous dévisageaient. Leur colère s'égouttait plus que ma respiration. Je les sentais prêts à attaquer Malek.

Jamais.

Un brasier les incendia et m'aveugla — ma flamme. Ma confiance en moi bondit et je leur ordonnai de dégager.

Le séraphin, la guerrière, l'hybride et la démone.

Malgré les réquisitoires qui nous menaçaient, la foule recula. Personne ne blessera mon Malek. Il avait beau être casse-cou et peu réfléchi, je l'aimais et le premier à le toucher aurait affaire à la puissance de ma flamme — même si j'ignorais jusqu'où elle s'étendait.

Les os de mes poings craquèrent. J'essuyai mes cernes perlés.

Nous nous tenions comme les quatre héros d'Arkan, même si l'ensemble de l'Angélique nous considérait comme l'inverse. À croire qu'ils avaient oublié l'exploit que Malek et moi avions accompli — détruire Aversion !

Non... On avait conditionné une grande partie de ces gens de sorte qu'ils jugent ennemi quiconque symbolisant le moindre danger à leur base chérie ou leur fameux patron. Je ne leur en voulais pas, mais merde ! Lorsque la dernière personne s'effaça derrière le mur, je ne pus contenir mon sourire. Que l'on nous considère méchants ou gentils, nous croyions en ce qui était juste et c'en était jouissif.

Je balançai ma main en arrière et mon petit ami l'attrapa aussitôt, me glissant un remerciement. Je lui montrai la fierté qui animait mon visage et admirai Celes, dont la loyauté primait plus que tout au monde. Je le sentais — elle n'obéissait plus aux anges, mais à notre esprit de groupe.

— C'pas tout ça, s'en remit Agnes, mais Malek a un rendez-vous et il est un 'tit peu en r'tard.

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