Chapitre 22.1
E N E K O
Nous nous retrouvâmes le lendemain sous la fierté de la devanture de l'Angélique : sa tasse ailée géante. Agnes s'était préparée pour l'occasion, du moins, dans la mesure du possible. Elle avait un air d'alligator déguisé en lapin et qui luttait pour rester tapi dans son antre. Quelques barrettes arc-en-ciel dans ses couettes mafflues, une veste en cuir couleur daim et pas couleur «mon âme à trois heures du matin», un maquillage moins sinistre... De quoi «moins avoir l'air d'une démone parmi les anges». Elle n'avait pas le droit d'entrer dans le QG — hormis la fois où le Patron lui avait permis —, mais elle s'en foutait. Elle voulait lui déformer la mâchoire à coups de genoux, contrairement à Celes, montagne parmi les collines, qui appréhendait ce plan peut-être même plus que moi.
Je n'aimais pas la violence, mais la situation l'exigeait. La famille de Malek, la disparition de Hel, l'histoire d'Isabelle et du gouverneur, et lui, le patron et ses secrets... Autant dire que je comptais sur mon copain et la démone pour s'en occuper.
— Elle va bien, Nayla ? m'enquis-je auprès du beau brun.
Il opina, mais Agnes répondit avant lui.
— L'a fallu apprendre à dormir dans une grotte, quoi, mais elle manque d'rien. Bref, z'êtes prêts ? J'suis excité comme une pucelle, ah ! Ah !
Celes secoua la tête, le regard las, les cheveux en chignon.
— Donc, le plan, c'est que j'accompagne Malek jusqu'à son bureau, je m'occupe des gardes devant et je viens vous chercher lorsque c'est bon, c'est ça ?
Nous opinâmes, mais la rousse faisait grise mine. Ses yeux forestiers se réfugiaient dans la façade de l'Angélique qui reflétait la pyramide qu'était son corps.
— Je ne le sens pas. Réellement.
— On en a d'jà parlé, s'impatienta Agnes.
La grande guerrière ne nous partageait pas ses craintes, inhabituelles pour une soldate de son grade, pour la première fois. Lorsque nous lui demandions la raison, elle répétait que les anges étaient sa seule famille, que les mettre en danger ou risquer une séparation potentiellement insupportable l'horripilait. Un cœur de glace derrière des muscles de pierre... Voilà Celes, engourdie par l'appréhension et la fraîcheur automnale. Elle m'avait avoué regretter son adolescence et son évolution au sein des anges, même s'ils avaient stimulé sa confiance en soi. Cependant, l'opération reposait sur cette vaillante dame, qui nous avait protégés maintes et maintes fois. Elle nous avait conseillé d'entrer à cette heure où les mastodontes qui gardaient les portes du QG prenaient leur pause à la surface. Personne ne pourrait donc envoyer Agnes en prison. De toute façon, elle aurait tout saccagé et nous aurait privés d'espérer y revenir un jour...
Face à la force de l'accent argotique et la persuasion de cette dernière, Celes n'eut d'autre choix que de nous accompagner. La télévision adressait un énième drame à Arkan, comme si nous en avions besoin. Nous contournâmes les gardes, et à l'exception de la brunette, bûmes le Bloody Angel et descendîmes les escaliers. Nous formâmes un cercle autour de la démone pour pallier à son manque de flamme. Personne ne devait s'en rendre compte.
Au hall, la plate-forme aux multiples hologrammes attira mon attention. Un nombre suivi d'un mot sanglant me retourna l'estomac.
100 meurtres.
— Qu'est-ce que...
La voix de Celes vacilla.
— Oh, par Ilça !
La guerrière, que la table reconnut, manipula et analysa du bout des doigts les fichiers projetés. Elle agrandit des photographies pour le moins déroutantes — des cadavres désarticulés, empilés les unes sur les autres, tués par arme blanche, empoisonnement ou même par explosion...
— Valck a fait un massacre... non. C'est Hel qui a fait ça.
Je déglutis.
— C'est dégueu', cracha Agnes. Faut qu'vous vous sortiez les doigts du cul, faut l'retrouver, sinon ça va continuer !
Cent, bordel... Cent ! Je me réfugiai près de Malek pour trouver un peu de réconfort tandis que Celes remit les dossiers en ordre. Cent âmes envolées. Pourvu que la sienne ne me quitte jamais.
Il n'avait pas rendez-vous avec deux heures, alors nous nous abritâmes des horreurs extérieures dans la bibliothèque. Je restai près de lui. J'avais l'impression de ne pas avoir eu le temps de lui rappeler mon amour. Je tentais à la moindre occasion de me rapprocher de lui en public, histoire de l'habituer, de lui faire comprendre qu'il n'avait pas à avoir honte — surtout entre Celes et Agnes, qui continuaient de se chercher du regard. Je devenais peut-être fou. Les doigts chauds de mon ange sur les miens me le confirmaient. Bon sang, je l'aimais tellement ! Vouloir préserver son bonheur et sa santé me suffisait à braver les plus grands dangers, dont ce crâne chevelu et cet homme qui régnait sur Arkan.
Agnes me prit en aparté quelques secondes, non sans délicatesse. Elle m'en broya les bras et se pointa droit devant moi. Le tsunami ténébreux de ses prunelles m'engloutit et elle souffla :
— Paraît qu'tu m'aimais pas au début. C'vrai, c'mensonge ?
— Euh, je... balbutiai-je. T'étais une démone.
— J'le suis toujours.
— Oui, mais je connaissais quelqu'un qui... qui était un démon. Il m'avait menti et m'avait trahi, je pensais que vous étiez tous pareils.
Je ravalai un énième regret. Lorsque je repensais à ma crise de folie, à la façon dont j'avais déchiré la peau d'Anaël, de la bile m'enflammait la gorge et je devais me retenir de ne pas la recracher. Je me rassurais en me disant que malgré ces effets paranormaux, je n'étais qu'un humain primitif. Notre instinct nous hurlait de nous défendre. Si j'avais bien appris une chose que Malek ne réfutait pas en cours d'histoire, c'était la sauvagerie de notre espèce. Nous prônions le respect et la paix, mais au moindre doute ou danger, nos valeurs s'égorgeaient. J'avais perdu les miennes. La fin, la mort m'avait menacé et je n'avais pas voulu décevoir Malek... mais quelle avait été ma principale motivation ? Anaël l'avait peut-être mérité, mais c'était avant que l'on m'étouffe de démons comme celle qui ne me lâchait pas du regard. Je n'assassinerais jamais Agnes et je m'en rendais compte, Anaël ne l'avait pas mérité.
Même à dix-huit ans, je ne me connaissais pas si bien et cela m'effrayait.
— C'est qu'des teintes de gris, l'monde, affirma-t-elle en pinçant ses lèvres. Mais t'm'apprécies, maintenant ?
— Euh... ouais. Ouais.
Elle m'analysa de longues secondes. Je déglutis. Elle m'offrit un sourire moins forcé que d'habitude, presque humain — non, pas le bon mot. Dans tous les cas... quel personnage !
Je rejoignis Malek, avachi dans un pouf. La courte nuit que j'avais passée me rattrapa et je m'assoupis sur son épaule, bercé par sa chaleur. Il me réveilla après avoir reçu un message sur son téléphone. Je me remuai pour le lire par-delà son torse.
«Rendez-vous à 14 h»
Le garçon se leva et m'emporta.
— Tout le monde est prêt ?
J'acquiesçai ainsi qu'Agnes. Celes ne répondit pas, marchant calmement vers la sortie. Elle devait bander les yeux de Malek pour l'emmener au bureau du patron. Elle n'avait pas reçu l'autorisation de ce dernier pour l'accompagner, mais avait amadoué son ami, le garde qui y avait emporté l'hybride la première fois, pour le remplacer. Les gars de son genre crépitaient à l'idée de moins travailler.
Arrivés devant l'un des ascenseurs du hall, Celes prépara le bandage et entra avec Agnes. L'engin analysa sa flamme, ce qui lui permit de sélectionner l'un des deux étages restreints au public. Ses respirations cassées étouffaient le brouhaha lointain.
— Je suis désolée.
— Quoi ?
— Je ne peux pas. Je... ne peux pas.
La voix enrouée, elle chancela hors de l'ascenseur. Je l'interpellai, mais elle murmura une excuse en me bousculant, prête à s'aventurer dans l'Angélique. Bordel, pas maintenant ! Même si une part de moi la remerciait — affronter l'homme le plus puissant d'entre nous m'effrayait —, je ne pus retenir un juron face au regard bouillant de Malek. Il mourait d'envie de réponses et je ne pouvais pas les lui donner sans elle. Agnes grogna, aussi confuse. Eneko, va chercher ton amie ! Hormis l'hypothétique rapprochement des deux jeunes femmes, j'étais le plus proche de la guerrière. Nous avions beaucoup parlé.
Je lui emboîtai le pas en vitesse.
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