Chapitre 21.1
M A L E K
Sur son scooter, je dirigeai Nayla avec succès jusqu'à Mannah. On s'arrêta devant le bâtiment abandonné qui abritait la grotte d'Agnes, là où Hel s'était déchaînée et avait emporté Valck. Bordel... quel bordel ça avait été. J'avais foiré mon coup alors que seul moi aurais pu agir ! La déesse avait terrassé tout le monde, sauf moi — grâce à mon sang, celui de Sonja. Mon hybridité me protégeait de son influence... et peut-être de celle d'Ilça, en un sens. Pourtant, je n'avais qu'été foutu d'abattre un innocent.
Pourvu qu'Agnes soit présente. Sinon, j'ignorais si je serais le bienvenu.
— Qu'est-ce que c'est ? Une autre base secrète ? demanda-t-elle.
Je l'avais amenée dans un lieu qu'elle n'avait jamais visité... et sans doute éphémère. Merde. La grotte ne survivrait pas longtemps, si l'île comptait anéantir le village, mais tant pis. Pour l'instant, ça suffirait.
— Ouais, sauf qu'on y fuit les démons et les anges. Faut pas qu't'en sortes. Faut qu't'y restes jusqu'à c'que j'règle tout.
— Mais... Malek ! Comment ça, «tout» ? Qu'est-ce qu'il se passe avec nos parents ? Je vais pas m'enfermer dans un bâtiment délabré à me nourrir de poussière !
— Viens !
Elle m'emboîta le pas à travers la maison miteuse à deux étages, direction le tunnel étroit dans la cave. Comment la caverne avait-elle été créée, d'ailleurs ? Et comment l'avaient-ils découvert ? Impossible qu'ils l'aient aménagée eux-mêmes... quoi qu'il en soit, Nayla me suivait, même si réticente. Elle détestait se salir — tant pis. Plongé dans un noir intense, je frappai à l'entrée. Quelqu'un devait faire rouler la plaque métallique qui nous bloquait le passage. La dernière fois, on avait déblayé le chemin à l'avance...
— Mot de passe, s'écria une voix.
— Malek, j'ai du mal à respirer, où est-ce qu'on va ?
Un mot de passe ? Comment ça ? On ne m'avait jamais prévenu ! Bordel. Mon poing frappa de nouveau la porte de fortune. Le trio de claquements résonnait.
— Agnes est là ? J'ai besoin d'entrer !
Je n'obtins toutefois pas de réponse.
— C'est moi ! C'est Malek ! J'étais là quand Hel s'est enfuie ! C'est moi qui...
Je toussotai plusieurs fois. Mes poumons peinaient à supporter cet air, enfin, cet agrégat de poussière et de gravats. Ils s'en retrouvaient alourdis, recouverts d'une enveloppe d'humus.
— Allô ! J'suis pas tout seul ! S'vous plaît, on...
Un claquement m'interrompit, suivi d'un grincement. La plaque rugueuse s'échappa de mes doigts et un croissant de lumière se forma, sans se développer. À la place, une tête blonde apparut et, bien que sombre et barbouillée, me prit de court. Son regard me guillotina et je chavirai, comme si le tunnel tournait sur lui-même, telle une attraction.
— C'est toi qu'a tué Steve ! maugréa-t-elle.
Merde ! Ce n'était pas le moment ! Nayla s'étouffait derrière moi et à l'air libre, les anges la poursuivaient ! Je ne pouvais pas...
Un crachat entortilla mes pensées. Mon corps se raidit. Une substance chaude coula sur mon sourcil, accompagnée de gouttelettes rafraîchies. Mes dents s'écrasèrent. Mais...
quelle connasse ! Avoir perdu son amour d'été ne justifiait pas son comportement de reine des pu... Non. Tu sais quoi ? Non.
Le croissant se referma, mais je propulsai ma main dans l'orifice malgré la bave putride qui courbait les poils de mon arcade. Le fer lourd de la plaque me broya le bras. Je hurlai. Elle me l'arrachait. Son poids me pulpait les biceps.
— Malek ! s'inquiéta ma sœur. Qu'est-ce qu'il se passe ? Ça va ?
— Enlève ta main ! ragea la blonde.
Les tiraillements s'estompèrent, mais je dus agiter mon membre engourdi. Ma transpiration se mêlait au crachat qui atteignait ma paupière. Je l'essuyai. Agnes n'était pas là. Je devais me démerder avec cette... non ! Ne pas l'insulter. Putain ! Je m'en retenais.
— J'suis désolé ! assurai-je, acculé.
— Je ne t'ai ouvert que pour te cracher à la figure ! Tu m'as retiré la personne que j'aimais le plus !
— Il était foutu ! Hel allait le tuer de toute façon ! haletai-je.
— Tu mens !
— Non, écoute-moi ! J'suis désolé, mais j'avais pas le choix, on allait tous y passer ! Y'a ma sœur derrière moi, j'ai besoin qu'elle reste ici. Moi, j'peux partir, j'm'en fous, mais elle doit rester, les anges veulent tuer toute ma famille ! S'te plaît...
Son corps flanchait, le gravier grinçait sous ses chaussures. Boursouflée, elle me jeta un regard abyssal, les joues si rondes qu'elle ressemblait à une pomme de terre. Pourrie. Elle m'insupportait. Si ça n'en tenait qu'à moi, je l'aurais rembarré et remis à sa place.
— T'as tué la mienne, souffla-t-elle. J'ai aucune raison de te laisser entrer.
— Je... Ouais, pris-je sur moi. T'as aucune raison. Et si c'était toi qui avais tué la personne que j'aimais le plus, je... j'aurais sans doute commis d'autres meurtres, mais... J'te demande juste ça. J'suis hybride et le gouvernement cherche à tuer ma famille. Ma sœur a rien demandé, elle est au courant de tout, elle fera rien de mal. Tu peux m'détester, mais la déteste pas à cause de c'que j'ai fait. J'ai enchaîné les conneries dans ma vie et j'peux pas toutes les réparer, mais tu peux éviter d'en faire et d'avoir la mort d'une innocente sur la conscience, contrairement à moi ! J'en ai... j'en ai beaucoup sur la conscience. S'te plaît.
La pomme de terre renifla. J'espérais l'avoir convaincue. Si l'on me retirait Eneko, je tuerais sans doute tous les coupables, qu'ils le soient de près ou de loin. Nous avions parcouru trop de chemin ensemble. Le voir mourir serait un gâchis pour l'humanité.
— Comment... Comment je peux savoir si elle est vraiment là ? céda-t-elle.
— S'il te plaît, toussota Nayla. Je suis là.
Au bout de multiples supplications, la femme nous ouvrit le passage, sans pour autant se montrer bienveillante — tant mieux. Elle me cala un simple «m'adresse pas la parole» et j'obéis avec joie. J'étais réellement désolé quant au sort de son petit ami. Il s'était retrouvé au mauvais endroit au mauvais moment, mais à l'heure actuelle, seule Nayla comptait.
Personne d'autre ne nous attendait. Je balayai du regard les lueurs qui décoraient la caverne. Le fantôme du gigantesque brasier qui l'avait empoisonné persistait. Les muscles ankylosés, le sang coagulé... tétanisé. Heureusement, ils gardaient peu de ressources. La cave tenait toujours debout. Elle pouvait remercier ses pierres aussi solides que des cristaux.
— Malek ?
Je revins vers ma sœur qui m'accablait d'un regard lourd. Le tumulte d'émotions qui m'animait en affronta un nouveau qui me noua l'estomac. Elle me dévisageait comme si j'avais tué maman et papa, et...
— Comment ça, t'as la mort d'innocents sur la conscience ?
Je déglutis. J'avais passé la mort de Théo, ou du moins, le rôle que j'y avais joué, au silence. Pareil pour ceux qui avaient succombé à Aversion. Je l'emmenai près du feu de «camp», ou plutôt de grotte, qui crépitait toujours. Il n'était sans doute pas réel non plus. Sinon, la fumée nous asphyxierait. Ce serait donc l'œuvre d'un ange... Comment nos flammes fonctionnaient-elles ? Même Nayla pouvait en profiter !
On s'assit sur le tronc d'arbre et je lui racontai tout à cœur ouvert, comme un deuxième tome à ce que je lui avais avoué quant à nos aventures, à Eneko et moi, et à mon orientation sexuelle. Là encore, elle ravala ses préjugés et ses incertitudes pour me prendre dans ses bras. Je commençais à croire qu'elle en avait pris goût, malgré ses jérémiades incessantes sur pourquoi elle repoussait tout câlin. Je n'aurais pas pu rêver de meilleure grande sœur. Elle me faisait confiance et ne me porta pas d'interrogatoire. Dans son cœur, une bonne raison dictait chacune de mes actions et elle n'avait pas besoin de quelconque explication, au contraire. Son sourire aimable me confirma qu'elle serait prête à tout accepter pour moi.
On n'avait pas partagé un grand nombre de ces moments fraternels, et maintenant que le monde s'effondrait, je m'en voulais. Je devais profiter de l'instant présent.
— Et maman et papa ? Qu'est-ce qu'ils leur veulent ?
— C'est mon hybridité. La famille de Sonja était fausse. Ils veulent vous remplacer par des acteurs pour mieux me surveiller et manipuler les gens, pour pas que les secrets se sachent. C'est... des conneries.
— Je suis sûre qu'ils vont bien.
— Sérieux ?
Elle hocha de la tête et ses cheveux frisés frétillèrent. Ses lèvres se cousirent, mais son regard, son corps, me parlaient toujours. Elle voulait y croire et que je l'imite. Eneko, puis elle... Ils m'apportaient l'espoir que j'avais perdu, celui que j'avais eu l'habitude d'engloutir dans l'alcool, après mes séances de révisions désespérées. J'ignorais comment j'avais atteint ce stade, à feindre d'être studieux jusqu'à le devenir. Puis, mon vrai visage avait ressurgi et j'avais chuté, dévalant toutes les marches que j'avais pu monter. Eux m'aidaient à les grimper de nouveau. Maman et papa nous attendaient peut-être, quelque part.
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