Chapitre 20
E N E K O
J'ignorais ce que ces portes d'ivoire me réservaient. Malgré les heures incessantes passées à l'Angélique, ce dernier me cachait encore bien des secrets. Dire qu'il y en avait d'autres, identiques à celui-ci, à Arkan... Qui aurait pu contribuer à leur construction hormis le gouvernement ?
— Es-tu sûr de toi ?
De haut, Celes ne m'offrait pas de regard dédaigneux, mais protecteur. Ele n'arborait pas de sourire mielleux pour estomper la force de sa mâchoire et les lignes de son visage durcies par les combats — juste une inquiétude. L'incandescence des ampoules scintillait dans la prunelle de ses yeux.
Je pouvais toujours changer d'avis. Rencontrer ces archanges ne me condamnerait pas et ne m'obligerait pas à devenir le réceptacle d'Ilça... du moins, je l'espérais. Certes, je voulais me rendre utile, que des innocents profitent de mon grade exceptionnel de séraphin et de ma flamme deux fois plus ardente que les autres. Plus que jamais, je détenais la capacité d'aider — ce que j'avais toujours voulu. J'entendais Arkan hurler à la mort. Ma confiance en Celes me poussa à ouvrir les portes qui bloquaient mon chemin sans préalable. Si jamais je laissais passer cela... je n'aurais aucune excuse. Mon âme serait ternie à jamais.
Derrière le seuil, un escalier se déroulait, plus enfoncé encore dans l'Angélique. Nous descendions à quatre étages de profondeur.
— Ne fais pas trop de bruit, me conseilla-t-elle.
D'après ses dires, les deux archanges qui domptaient l'énergie d'Ilça passaient leur vie ici. Ils méditaient dans le silence, contrairement à Isabelle. Il s'agissait là de deux fonctionnements différents à l'objectif identique : empêcher ces divinités de briser les chaînes et de semer le chaos. Ilça pouvait-il représenter un danger malgré le bien qui émanait de son «être» ? Peut-être... mais j'avais affronté Hel. Cela ne me faisait pas peur.
Mes pas se turent sur l'escalier immaculé. Le passage s'était refermé sans bruit, nous isolant du reste du complexe. Une fois la dernière marche atteinte, je posai un pied furtif au sol. Ils étaient là, devant moi : un homme et une femme, assis en tailleur sur des tapis lisses de part et d'autre d'une pièce cubique. Ils paraissaient reposés, en paix, plongés dans une léthargie profonde. Le mutisme solennel de cette atmosphère m'enveloppa d'une façon inédite. Une nouvelle dimension m'ouvrait les bras. Le mur à leur dos différait des autres. Il diffusait... l'espace, l'univers. Les étoiles brillaient une à une, perdues dans un plateau sombre. Pourtant, il réfléchissait les rayons des lampes accrochées au plafond, lui donnant l'apparence de vitre, voire de miroir. J'avais l'impression de m'être retrouvé dans un vaisseau spatial pour moines. C'est ça, le futur ?
— Bonjour.
Mon cœur manqua un battement.
Bordel ! Me faites plus jamais ça !
Le vieil homme, réveillé, nous fixait d'yeux au cyan perçant et radioactif. Ses cheveux crépus tombaient sur ses épaules. Cela m'étonnait qu'il en ait autant, vu son âge apparent. À sa droite, la femme brisa également sa dissociation et vint à nous, prête à nous juger.
— J'espère que vous avez une bonne raison de nous déranger.
Celes s'avança, me laissant en retrait. Sa flamme s'agitait dans sa poitrine, et même si cela n'avait rien d'anormal, mes sens s'éveillèrent. Ces deux étranges personnes qui vivaient à même le sol n'en avaient pas. Leurs esprits voyageaient-ils autre part, ou bien... ?
Sans plus tarder, la guerrière prit la parole d'un ton convainquant, comme si elle parlait à son escouade :
— Je suppose que vous êtes au courant de ce qu'il se passe avec Hel.
— Il semblerait que oui, songea la femme en tournoyant un doigt dans ses cheveux blonds anormalement longs.
— Nous avons besoin de vous.
Un souvenir me frappa. D'après Malek, Isabelle avait parlé d'un objet qui permettrait de « sceller » Hel, voire Ilça... mais comment ? Pouvions-nous envisager de l'utiliser pour venir à nos fins ? Le visage lisse de l'étrangère se plissa pour exprimer sa curiosité. L'une de ses mains quitta ses mollets vêtus d'un pantalon de yoga et se posa à terre. Dans un élan abrupt, son corps se souleva et un craquement retentit.
— Oula ! lâcha-t-elle grossièrement.
Celes se précipita vers la pauvre dame, qui n'avait pourtant pas l'air atteinte par la vieillesse. Bienveillante, elle s'agenouilla près d'elle.
— Besoin d'aide ?
— Non, ça ira.
L'archange lutta sous les yeux neutres de son homologue. Entre quelques grincements et gémissements, elle se replaça sur ses deux pieds et se leva, dévoilant un corps plat, mais élancé. Son accoutrement platine mirait l'aspect étincelant et mystique de la salle.
— Désolée, je suis pas du genre à m'en servir !
Elle claqua ses genoux et m'adressa un regard analytique.
— Un séraphin ?
— Je... Oui, je crois, balbutiai-je. Ça fait pas longtemps, alors...
Moi qui avais cru qu'au moins, ce monde ne me cachait plus rien... ma deuxième E.M.I. n'avait symbolisé qu'un retour à la case départ, à l'époque où j'ignorais tout du fonctionnement de cette île.
— Enchantée, on m'appelle Quarante-trois, articula-t-elle théâtralement avec un sourire. Voici Quarante.
Quarante... Quoi ?
Le vieil homme courba son cou en notre direction en guise de salut. Face à ses iris, mon estomac émettait un ronronnement désagréable, même s'il ne paraissait évidemment pas méchant. Pourtant, mon regard se réfugia sur le carrelage d'un des murs.
Quanrante, Quarante-trois... Cela me rappelait quelque chose, mais quoi ?
— Que voulez-vous, guerrière, séraphin ?
— Nous pensons que la seule façon d'avoir une chance d'échapper au courroux d'Hel est d'utiliser une force égale à la sienne.
La femme perdit son sourire et attacha ses cheveux en queue de cheval avec un chouchou qu'elle portait en bracelet. Une cicatrice écarlate entourait l'une de ses oreilles. Les archanges échangèrent quelques incertitudes muettes, puis Quarante-trois se retourna vers nous.
— Donnez-nous quelques minutes.
Parfait.
J'attirai Celes près de l'escalier pour lui parler de ce fameux objet qu'Isabelle poursuivait. Je répétai les détails que Malek m'avait fournis. Pourquoi l'avait-il omis tout à l'heure, alors qu'on lui avait précisément demandé de raconter tout ce qu'il savait ? Le manque de temps, peut-être. L'autre brute avait interrompu notre conversation. Comment sa rencontre avec le patron s'était-elle déroulée ? Je n'avais pas encore reçu de retour... Je ne lui voulais pas. Le sort de sa famille l'obnubilait. Je le comprenais, en partie.
La guerrière ne le nota pas et secoua seulement la tête, l'air sérieux.
— Même si nous réussissons à l'obtenir, s'il existe, je ne pense pas que l'on puisse l'utiliser comme un jouet. Nous devons avant tout arrêter Hel.
— Oui, concédai-je dans un murmure, mais y'a arrêter et emprisonner. Si on l'arrête, on peut pas la tuer, si ?
— Tuer une divinité ?
Un souffle inaudible s'échappa de ses narines, me chatouillant le front. Elle jeta un coup d'œil aux mystérieux archanges, qui échangeaient quelques mots, puis revint vers moi. Lorsque je voulus analyser les deux énergumènes, leur paire d'yeux vagues m'immobilisa, comme s'ils venaient de me prendre en flagrant délit d'espionnage. Je déglutis difficilement.
— Sceller la déesse dans une boule de pétanque paraît amusant, commença la femme, cependant, je ne pense pas que ce sera pas suffisant. L'équilibre du monde a besoin d'Hel malgré tout, qu'elle soit matérielle, immatérielle, à travers quelqu'un ou autre. On devra la relâcher tôt ou tard, ou du moins, ne pas la tuer. Je propose de la rejeter là d'où elle vient, dans le monde des morts.
— En Enfer ? toussai-je.
— C'est une façon de voir les choses.
— Si je peux me permettre, interrompit la rousse, comment ?
— Ah... Il faut un portail.
Quarante-trois souffla un bon coup et se caressa les jambes, visiblement épuisée.
Un portail... Je ne connaissais qu'un endroit qui pouvait en renfermer, mais c'était sans doute trop tard.
— Il devait y en avoir à Aversion, suggérai-je.
— Pourquoi cela ?
— Isabelle nous l'a à moitié confirmé, non ? Se passer Hel, c'est de famille.
— Le monde des morts est de toute façon bien différent du nôtre. Si l'on veut s'y aventurer, on a besoin du Sleipnir, son destrier.
— Du quoi ?
— Le Sleipnir est un cheval à huit pattes, m'expliqua Celes sans me regarder.
— J'ai une manière plus amusante d'expliquer, reprit la blonde.
Même si Aversion abritait un portail vers les Enfers, comment nous y rendre ? On avait recouvert les décombres, depuis. Et puis, personne n'aurait eu le droit d'approcher cet endroit maudit hormis des gens préparés... le gouverneur, peut-être ? J'ignorais quel rôle il jouait, mais il se manifestait dans toujours plus de conversations et Isabelle l'accusait de l'émancipation de Hel. Il devait savoir ce que la forêt cachait, mais dans ce cas, c'était trop tard...
— Venez avec moi. Laissons Quarante cogiter.
Les pieds délicats de l'archange glissèrent sur le lambris du sol, ou bien était-ce le lambris qui glissait sous ses pieds ? Elle se déplaçait avec une grâce inédite, les doigts frétillants, vers ce mur spatial. À chaque pas, une nouvelle mèche de sa chevelure princière s'envolait et leur blond étincelait sous des ondes pures. Elle tendit les bras à l'infini. Les étoiles lointaines tombèrent sur ses ongles et scintillèrent. Le corps harmonieux, déjà soigné de son mal de dos, pénétra dans cet univers inconnu. Je ne m'étais pas drogué, pourtant. Devions-nous la suivre ? La guerrière opina et m'accompagna, une main sur mon épaule. Nous avançâmes vers ce mur psychédélique. J'ignorais ce dans quoi je plongeais, comment l'espace ou ce monde fonctionnait. Je pourrais me perdre ou mourir... et si je l'imitais, me condamnais-je, à propos d'Ilça ? Se doutaient-ils que j'étais le seul séraphin en vie ?
Rends-toi utile, Eneko.
Petit, l'espace me passionnait. La tête dans les nuages, j'étais astronaute et domptais les étoiles sauvages de notre galaxie. J'en avais rêvé comme les autres rêvaient de l'océan, de ses profondeurs, ses mystères, de ce qu'il renfermait. Tout cela montrait bien à quel nous étions bêtes et vulnérables à cet âge. Je pense. Celes m'attirait. Je pris une grande inspiration et lui empoignai sa main. Ma chaussure transperça le mur. La deuxième suivit, mon corps balança en avant. Je crus tomber. Toutefois, je ne bougeais pas. Le néant étoilé m'engouffrait.
Malek pensait que la Terre n'était pas plate, que l'école nous avait menti. Lorsque j'avais exprimé mon opinion, sa réaction et son regard n'avaient pas été des plus agréables. Dans ce cas, croyait-il à un univers infini, comme moi, fut un temps ?
— Voici mon terrain de jeu.
Quarante-Trois nageait en apesanteur, la voix saupoudrée de fierté. Je flottais comme lors de mes E.M.I., de mes voyages astraux, mais cette fois... je pouvais tâter mon torse, mon visage, ma jambe.
— Regarde.
Celes me pointa un point rutilant. Il s'approchait. Qu'est-ce...
— Ne t'en fais pas. Ici, je suis un Dieu, clama Quarante-trois à la robe de néant. Tout ce que tu vois provient de mon imagination. Détends-toi. Oh, toi aussi, guerrière.
Le point s'effila et se transforma en magnifique cheval doré. Son corps musclé se forma, suivi de ses huit pattes et de sa crinière en fluide brillant. Ses yeux renfermaient une puissance divine et... Huit pattes ?
— Le Sleipnir, reprit l'archange, est désormais le destrier d'Hel. À condition qu'un portail fonctionne, elle l'utilise pour voyager entre les deux mondes, sous forme humaine, comme nous, ainsi que sous forme immatérielle, en le possédant. C'est son véritable chouchou. Elle n'en a pas deux comme celui-ci, là où les Helhest, en veux-tu, en voilà... je les plains, si vous voulez mon avis. Ces cheveux-là ne cherchent qu'à prouver leur loyauté. Autrefois, ils avaient le rôle du Sleipnir, mais Hel les a relégués au rang de serviteurs et de gardes du corps après la Scission.
Le cheval se ternit. Sa robe arbora une couleur grisâtre et se parsema d'entailles et de runes luminescentes.
— La Scission ? répétai-je.
Des dizaines d'Helhest nous encerclèrent tandis que la pièce dans laquelle reposait Quarante s'éloignait, comme une boîte flottant dans l'espace. Un silence me permit d'admirer ce magnifique spectacle. Mon cœur s'affolait, mais pas de peur. Je retrouvais mon âme d'enfant que j'avais perdu depuis bien longtemps. Je n'avais peut-être jamais abandonné ma passion pour l'univers, après tout...
— Je ne peux pas en dire plus, se désola Quarante. Guerrière. Vous parlez d'utiliser Ilça pour affaiblir Hel. Vous êtes au courant que si vous nous le retirez, nous n'avons plus aucune raison de vivre, non ?
— Il vous faut une vraie bonne raison pour que nous acceptions, grinça la voix granuleuse du vieil homme assis.
Malgré sa visible distance, cette dernière résonnait comme s'il parlait à quelques mètres de moi. Celes reprit :
— Je conçois, mais empêcher la fin du monde n'est-il pas une bonne raison ?
— Ce sera la fin d'Arkan, pas du monde, répliqua-t-il.
— Non, Qua'. Si plus personne ne peut protéger Arkan, alors le reste du monde est en sérieux danger.
La discussion suivit son cours. Malgré leur réticence de prime abord, les deux archanges semblaient d'attaque à apporter leur aide et à libérer Ilça, mais seulement en cas d'ultime recours. J'ignorais ce qu'ils entendaient par-là. Certes, la déesse attirait peu l'attention en ce moment, mais c'était ce qui inquiétait la foule. Valck était introuvable... tout comme une preuve qu'il respirait encore. Hel pourrait se cacher, élaborer un plan diabolique en attendant l'occasion parfaite pour posséder une figure importante d'Arkan qui l'aiderait à faire sombrer l'île et à permettre la destruction et à la folie de régner pour de bon.
« En cas d'ultime recours... »
En cas d'ultime recours, nous libérerions le véritable d'Ilça.
Et en cas d'ultime recours, nous ferions de moi son réceptacle. Je n'avais pas le choix. Ils me l'avaient confirmé : j'étais le seul à pouvoir supporter l'entièreté de son énergie. Hélas, l'accord du patron leur était primordial. En espérant que Malek ait trouvé un moyen de le mettre dans sa poche, malgré ses mensonges difficilement pardonnables. Sinon...
Eh bien, sinon, nous n'aurions plus qu'à prier.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top