Chapitre 2.1

E N E K O


          — Sonja Runail, un ange gardien.

Mes doigts caressèrent la paume du brun assis à mes côtés. Mon cœur, serré par la peine, m'obligea à empoigner sa main forte. La douceur du contact m'enveloppa d'une fine couverture chaude qui me permit de pousser un long soupir.

Nos épaules se frôlèrent. Je me laissai glisser contre son corps et son bras s'enroula autour de mon cou dans une délicatesse frissonnante. Lui aussi en souffrait encore, je le savais, mais il m'avait prouvé de nombreuses fois qu'il serait toujours là pour me protéger et me réconforter.

En ce jour sacré, il ne se déroberait pas.

— C'est ainsi que l'ont désigné les deux anges qu'elle a guidés à travers ce monde, Eneko et Malek ici présents.

Celes, penchée sur le pupitre en quartz lissé, parlait d'une voix forte et puissante. Ces mots résonnaient dans toute la salle. Elle s'était portée volontaire pour organiser les funérailles de notre amie, et honnêtement, je n'aurais pas pu imaginer quelqu'un d'autre à sa place.

— J'ai vu sa bravoure, son courage, m'avait-elle dit. Je l'ai vue se sacrifier de mes propres yeux et je ne peux pas agir comme si de rien n'était. Mon rang me permet de lui rendre hommage et je suis sûre que vous en avez également besoin. Et puis... je le dois aussi à ses parents. Surtout sa mère. Elle me comprenait.

Pour cela, je l'appréciais d'autant plus. Elle avait raison. Sonja avait redonné la vie à Malek de son propre gré et maintenant que deux semaines s'étaient écoulées, je savais que je lui en serais reconnaissant à vie.

La guerrière rousse continuait son discours. Pourtant, ces paroles m'échappaient. Ma tête s'enfouissait dans les épaules du garçon, maintenant mon petit ami. Sa présence me permettait de supporter ces souvenirs et ses visions qui me hantaient chaque jour et qui m'empêchaient de profiter de l'instant.

Mon prénom résonna dans la pièce.

Je haussai les yeux. Derrière une lignée de silhouettes assises, Celes, sur le piédestal, me regardait.

— Tu veux aller parler ? susurra Malek.

Il me posait la question, mais son coup de coude ne me laissait pas le choix.

— Viens avec moi !

Je détestais me présenter en public, que ce soit pour un exposé ou pour des funérailles. L'ange pourrait m'aider à rendre la situation plus supportable.

Je me rapetissai pour glisser entre le banc et les genoux pointus des invités. Malek me suivit sans broncher — une première. Mes chaussures claquèrent sur le carrelage immaculé jusqu'à atteindre la rambarde qui séparait l'assemblée en deux moitiés égales. Sur cette dernière, des copeaux de bois s'entassaient comme un drap de neige.

D'un bout à l'autre de la salle se trouvaient le cercueil, devant le pupitre, et une gigantesque coupe d'or, tous deux surélevés pour atteindre la rambarde. L'arc-en-ciel de flambeaux, pendu au gris du mur lustré, s'agrandit. Sonja, allongée dans son lit éternel, avait perdu de sa mélanine, sa brillance, sa douceur. Un haut-le-cœur m'obligea à arracher mon regard de ce sordide spectacle. Celes descendit pour nous laisser la place. Un pied sur le piédestal, je pris une grande inspiration.

Expirer.

Je me raclai la gorge de gêne. J'ignorais par où commencer et la vue de ces dizaines de personnes attentives à mon moindre mouvement m'inquiétait. Eneko, tu voulais déjà t'affirmer, après ta première Expérience de Mort Imminente. Devenir un ange symbolisait une seconde chance de renaître. Fais un effort !

— Sonja était quelqu'un de génial, lançai-je avant un rire nerveux. Étrange, certes, pas toujours de confiance, mais sans elle, nous ne serions pas là aujourd'hui. Malgré tout, elle a réussi à nous guider, nous, des jumeaux, à travers des tas de péripéties. Elle m'a sauvé la vie, m'a fait rire, m'a rendu jaloux... alors oui, c'était notre guide, mais par-dessus tout, c'était notre amie. Une des meilleures amies que j'ai jamais eues. Authentique, atypique... Elle avait tout pour plaire, mais je savais qu'au fond elle était aussi meurtrie que moi, avant que je devienne un ange.

Me voilà loquace. Je transpirais, mes mains moites titubaient sur le pupitre. Mes pieds se balançaient au rythme discordant de mon cœur, mais tout provenait de ce dernier.

Un frisson me parcourut l'échine lorsque les doigts de Malek glissèrent sur mon dos. Je haussai la voix :

— En plus de ça, Sonja était une ange réputée. Pas juste une bonne amie, non... mais je vous rappelle que c'est grâce à elle que les démons jumeaux sont de l'histoire ancienne. Vous savez sans doute tous que c'est moi qui ai abattu le deuxième...

Le pupitre pourrait se fissurer sous ma poigne. Anaël me hantait, son corps calciné me causait des cauchemars et son sang noirci par sa nature éclaboussait encore mon visage enragé.

Je n'étais pas fier de moi.

— Mais je n'aurais jamais pu le faire sans son aide... et Malek, évidemment.

J'adressai un coup d'œil à mon ange. Ses iris sombres, mais expressifs me réconfortaient. Ses lèvres gercées s'étirèrent et des fossettes saillirent de ses joues brunes.

Mon regard se perdit sur les murs derrière lui, puis les personnes devant moi. Plus loin, près de l'entrée, brillait le réceptacle qui accueillerait la flamme rosée de la défunte.

— Tu veux que j'parle ? murmura-t-il.

J'acquiesçai, reculai et me mordillai les lèvres. Ma tête et mes iris retombèrent sur mon accoutrement, simple, basique, monochrome. Ma prothèse jugulait.

— Sonja était une belle femme. J'pense que tout le monde l'a remarqué.

Je gloussai.

Elle était si belle que tu te l'étais tapée, coquin. Mais bon, elle n'était pas de taille face à ma prestance incroyable...

Incroyablement inexistante.

— Malheureusement, ses parents peuvent pas venir parce qu'ils sont pas des anges... mais ils tiennent à organiser leurs propres funérailles, au-dessus. Et j'compte leur rendre visite personnellement pour leur rappeler à quel point leur fille était brillante. Elle maniait les mots avec perfection. Pas étonnant, pour une étudiante en lettre, en même temps ! C'était vraiment... un cas, mais dans l'bon sens du terme, genre.

Il s'y prenait moins bien que moi. Cela me rassurait.

Il répéta dans l'ensemble mes paroles, mais cela comptait beaucoup pour lui. Malek avait du mal à garder des secrets. Il avait besoin d'alléger son cœur de tous remords et regrets, contrairement à moi, qui avais l'habitude de les laisser me détruire. Cela lui était plus nocif qu'à quiconque, autrement.

Plusieurs personnes prirent la parole à leur tour pour se rappeler de leur relation avec Sonja. Des proches, des maigres connaissances... une femme avait même pleuré. Me concernant, j'avais déjà tout donné les jours passés. Aujourd'hui était l'occasion de tourner la page.

Celes retourna à son poste, le visage toujours raffermi et pourtant tendre. Les lampes incandescentes du plafond estompaient ses taches de rousseur.

— Je pense que l'on peut passer à l'inflammation. En temps normal, nous récupérons la flamme de l'ange dès que possible, quand c'est possible, et les funérailles sont vite expédiées... cependant, aujourd'hui, la flamme de Sonja brûle dans le corps de Malek. Il a gracieusement accepté d'utiliser Soghomon pour en aspirer une partie et effectuer l'inflammation. Merci.

Quelques fragiles applaudissements s'ensuivirent. Ce que j'avais appris de la présence de ces inconnus, c'était que Sonja restait un personnage énigmatique. Nous étions ceux qui la connaissaient le mieux et elle nous avait ensevelis de mensonges. Je ne pouvais toutefois pas ne pas la pardonner.

L'assemblée se leva et je regagnai ma place. Malek rejoignit Celes près de l'entrée, devant la coupe géante. Cela n'était pas la première fois qu'elle l'utilisait. Après tout, Sonja n'était pas la première ange défunte.

Un guerrier pénétra dans la pièce avec Soghomon, que l'on avait récupérée dans la forêt. Malek n'avait plus besoin d'indications pour s'en servir et j'espérais ne plus avoir à poser les yeux dessus à l'avenir. Le froid de son métal sur mon cou m'avait traumatisé.

Mon ancien jumeau souleva son pull. Je déglutis à l'idée que tout le monde voie son torse sculpté et son ventre que j'aimais tant papouiller, mais il ne trouerait pas son pull pour une petite jalousie... et puis, ce soir, il serait de nouveau mien.

L'une des lames pénétra sa poitrine. La flamme rosâtre qui avait auparavant animé le corps de notre guide s'agita et partagea sa brillance avec l'épée qui s'illumina. Lorsque Celes jugea le moment opportun, elle aida Malek à la retirer. Je baissai les yeux à son grognement de douleur.

— Pour Sonja Runail, clama-t-elle.

Le manche dans son poing, l'étudiant en médecine pivota l'épée. Sa lueur rose se transféra d'une lame à l'autre. Sous les ordres de notre amie, il planta cette dernière dans la matière granuleuse qui remplissait la coupe. J'agitai la tête pour admirer la scène. Une aura magenta s'intensifia et illumina leur peau. Les deux reculèrent pour laisser la langue de feu naître et grandir dans son récipient flavescent.

Le brasier crépitait dans un silence solennel. Il atteignit les copeaux de bois posés sur la rambarde bleue et eux aussi prirent feu. Les flammes se propagèrent ainsi jusqu'à frapper le cercueil, entre la balustrade et le pupitre, et l'incendie coloré encercla le cadavre. Cet embrasement ne devrait pas calciner son corps ou abîmer sa peau, mais en réalité, j'ignorais s'il était matériel. Après tout, à l'Angélique, toutes les flammes apparaissaient à l'œil nu, quelle que soit leur nature.

Dans tous les cas, ce rituel semblait important pour les fidèles.

— Dommage qu'elle soit pas en vie pour se faire brûler.

Je virevoltai en direction de ces paroles. Un homme barbu les avait murmurées. Mon cœur se serra et une boule se créa près de ma pomme d'Adam. Pardon ? Il n'avait pas pu lancer une telle bêtise aussi mal placée ! Des yeux bruns et perçants rencontrèrent les miens. C'étaient ceux d'une silhouette rectangulaire à la peau mate et aux cheveux de jais. Je l'avais déjà vu. Cet enfoiré nous avait grillés lors de notre première visite au QG ! Non seulement il nous avait obligés de nous enregistrer, mais il n'avait pas eu l'air aimable avec Sonja.

— Ferme-là, pestiférai-je en revenant au brasier.

— Pourquoi ? Tu vas m'obliger à me sacrifier pour ton mec aussi ?

Je m'étouffai avec ma salive. Mes phalanges se crispèrent et ma mâchoire se raidit. Derrière moi, le guerrier soupira et des bruits de pas s'éloignèrent sous quelques plaintes. Il partait.

Je ne voulais pas causer de problèmes en un tel moment, mais la rage de mon affrontement face à Anaël m'enveloppa de nouveau. Je bousculai Malek et me hâtai en direction de la sortie. Je manquai de trébucher sur le tapis bleu marine, mais j'atteignis la porte en aluminium avant qu'elle claque.

Dans le couloir, je poussai le malotru de colère.

— Tu te prends pour qui, en fait ? crachai-je.

Sonja ne méritait pas qu'on lui manque de respect, surtout pas aussi près de son cadavre !

Il se retourna. Je le dépassais d'une tête, mais l'épaisseur de son corps m'intimida. Comment s'appelait-il, déjà ? La première fois, lui et Sonja semblaient emplis d'animosité.

— Elle t'a tellement manipulé, mon pauvre.

— Si tu l'aimes pas à ce point, pourquoi t'es venu, à part pour faire l'enflure ?

— Tu comprends pas qu'elle n'a fait qu't'embobiner avec ses mensonges ? Même morte, elle nous cache des choses.

Son ton narquois m'insupportait.

— Faut être con pour pas le réaliser, enchaîna-t-il. Hel est en train de détruire le monde et j'sais qu'elle savait comment l'en empêcher.

Sur ces mots, il rebroussa chemin. Je voulus lui emboîter le pas, mais une main brune se posa sur mon épaule et me conjura d'enterrer mon courroux.

— Eneko, souffla Malek. Tout le monde va t'entendre.

— Bah qu'ils m'entendent ! me vexai-je. Que tout le monde sache à quel point ce type est une pourriture !

Je m'arrachai de ce contact, hanté par mes démons. Il n'abandonna toutefois pas et me tira dans une étreinte chaleureuse — une étreinte dont je n'aurais jamais pu profiter si Sonja n'avait pas agi en héroïne.

Je voyais rouge et regagnai malgré tout la salle des funérailles à pas d'éléphants. Au diable les mensonges. Elle méritait le respect. Si jamais je revoyais cette enflure, il n'échapperait pas à quelques poings dans la figure.

La chaleur de mon petit ami permit à la température de mon sang de retomber. On remonta Sonja à la surface et les anges vaquèrent de nouveau à leurs occupations habituelles comme si de rien n'était.

Au fond hélas, la rancœur demeurait. Malgré les essais vains de Malek, le visage de cette pourriture ne partait pas. Il alimentait ma peine.

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