Chapitre 18.1

E N E K O

          La foule s'écarta pour laisser Prairie, ou du moins, Isabelle, passer. La tête baissée, le visage dissimulé par quelques mèches, mais que l'on devinait apeuré, elle avançait à pas de renards. Les regards de ses agresseurs pesaient sur ses épaules — en même temps, à quoi s'attendait-elle ?

Ses talons tapotèrent les trois marches qui la séparaient du Patron. Pourtant, lorsqu'elle leva les yeux, ce furent les miens qu'ils croisèrent.

« Nous sommes inutiles. »

C'était ce qu'elle nous avait dit — nous ne pouvions pas aider la fille possédée par Hel. Et même si elle avait eu tort, un désespoir emplissait ses iris ternes, comme la dernière fois.

Je déglutis.

— Bonjour, Isabelle.

Je n'avais plus Prairie devant moi, cela crevait les yeux. À moi d'oublier ce nom, comme elle me l'avait demandé. Malek le voulait également, même si je n'avais aucune raison d'honorer ses souhaits actuellement. Après tout, il m'avait trahi...

Mais elle aussi. Elle savait. Et Sonja... bon sang. Avait-elle tout prévu ? Tout ce qui se passerait ? La thérapeute se redressa et me salua, se recoiffant maladroitement. Son corps tremblotait et elle dut s'accrocher à la balustrade sur laquelle je me tenais. Son apparente faiblesse m'obligea à sautiller en arrière de peur de la déranger.

Le patron s'avança sans réfléchir.

— Je peux t'aider ?

— Non, non, ne t'inquiète pas, le repoussa-t-elle. C'est mon dos... j'irai mieux plus tard.

Ses mains d'argiles glissèrent sur la barre en fer. Après une lourde respiration, elle se ressaisit sans l'aide de l'homme. D'aussi proche, je voyais bien que ses cheveux perdaient de leur blondeur. Couplé à son manque de force physique, j'avais l'impression que son âge la grignotait depuis l'émancipation de Hel. Un éclat embrasa son regard. Ce dernier m'attaqua de plein fouet, il m'attrapait par les épaules, mais pourquoi ?

J'avais besoin de me sentir utile.

Dis-moi, Isabelle, penses-tu réellement que je ne sois d'aucune aide ? Que je ne puisse rien apporter contre notre ennemi ? Je voulais lui demander, lui rappeler ma hantise face à ses secrets. J'allais péter un câble si l'on ne me disait pas tout. Malheureusement, elle s'éclipsa sous les ailes protectrices de l'ange suprême, comme si elle se réfugiait dans les bras d'un vieil ami.

— Eneko ?

Arraché de cette scène curieuse, je virevoltai vers mon nouvel interlocuteur — Malek. Ma vue n'était enfin plus limitée à son visage, aussi beau fût-il.

Non, Eneko. Je me mordis la langue. Il t'a menti. Tu ne sais pas encore ce qu'il est devenu.

— Ils t'ont libéré, constatai-je.

— Merci, j'sais pas c'que j'aurais fait s'ils m'avaient laissé en bas...

— Te réjouis pas trop vite, ils vont pas t'oublier comme ça.

Il comprendrait peut-être que je ne parlais pas que des hauts gradés, mais de mes sentiments. Un coin sombre de mon cœur craignait ce garçon qui avait pourtant l'air si adorable et innocent, du moins, si l'on oubliait Théo.

— Ouais, j'sais, ils m'ont dit qu'j'allais être sous surveillance, mais elle est où, Isabelle ? Faut qu'j'lui parle !

— Oui, bah t'es pas tout seul ! l'interrompis-je. Moi aussi, j'ai pas mal de questions, je te rappelle.

Sous les grondements de l'amas d'anges qui se dissipait, il m'accorda un regard de chien qu'on aurait surpris en train de déchiqueter des papiers. Sa mâchoire épaisse se crispa et son aura fougueuse brillait tellement dans ses yeux sombres que je ne pus m'empêcher de tourner la tête.

— Elle est avec le patron, soupirai-je. Elle va parler dans la salle d'audience, comme hier, et... Sonja.

Le visage de notre ex-guide me revint et je me rappelai des paroles de mon ange.

— D'ailleurs, ses parents en ont prévu d'autres, du coup ? Des funérailles officielles ?

— Euh, commença-t-il en agitant ses mains, bah... Justement, faudrait qu'j'te parle de ça en fait.

Mes sourcils se froncèrent. J'enfouis mon regard dans le sien malgré la queue qui défilait derrière lui.

— Bah vas-y, lâchai-je.

— Je... Ouais, j'pense que ça sera plus facile après qu'Isabelle dise c'qu'elle a à dire. C'un peu compliqué.

Un gloussement anxieux m'échappa. Mes yeux se relevèrent vers les lampes incandescentes incrustées au plafond. L'appréhension remuait mon crâne et je n'aimais pas ça. Je soupirai :

— J'espère bien que ce soit compliqué, si tout le monde est au courant sauf moi.

— J'suis désolé, j'voulais vraiment l'dire, mais...

— C'est bon, j'ai assez entendu d'excuses.

L'entendre en jacasser ne m'aidait pas à rétablir l'ordre dans mes pensées. Je ne les refusais pas, mais à l'heure actuelle, le plus simple restait de vider mon cerveau le temps qu'Isabelle prenne la parole. Avec les informations nécessaires, je pourrais peut-être éclaircir mes idées.

Une demi-heure plus tard, la voix du patron résonna dans les haut-parleurs éparpillés dans l'Angélique et nous nous précipitâmes vers la salle correspondante afin d'être en première ligne. Mon cœur perdit en allure une fois la porte en fer franchie. Le cercueil boisé et soulevé de Sonja se dessina devant le pupitre, encerclé par des flammes rosées... mais un clignement des yeux le fit disparaître. Je m'étais rendu ici hier, pourtant. Les bancs n'avaient pas bougé. Cette vision refusait de me quitter.

Nous nous plaçâmes près de l'estrade.

Après une courte introduction de la part du chef et une demande morbide de silence, Isabelle s'avança timidement.

— Je m'appelle Isabelle Sorievan. Je sais ce que vous pensez, je sais ce que vous vous dites, que je suis votre ennemie, mais je suis venue pour vous prouver le contraire.

Elle nous adressa un bref regard compatissant, ou de pitié, je l'ignorais. Elle avait l'air d'appeler à l'aide. Je m'enfonçai dans le banc avec la sensation d'être acculé.

— Il est vrai que la déesse de la mort Hel est en roue libre de ma faute. Elle siégeait en mon sein, et ce, depuis mon enfance. Je suis la cause vivante des démons jumeaux qui ont fait régner le chaos chez les anges.

Des cris de surprise. Une agitation globale s'intensifia jusqu'à ce que le talon de patron frappe la plate-forme. Cependant, ce brouhaha qui se dissipa en apparence brouilla mon âme. Elle avait « créé » Théo, mais il avait dû la considérer comme sa mère, lui aussi. Leur donnait-elle seulement de l'amour ? Lui et Anaël paraissaient si solitaires...

— La vérité, c'est que cette vie, je ne l'ai pas choisie. On m'a forcée à l'apprivoiser.

Elle marquait des pauses entre chaque phrase.

— Je suis née dans une famille où la protection d'Hel se passe de grand-mère à petite-fille. Des femmes puissantes se succèdent pour advenir aux besoins de la déesse sans compromettre le monde, en continuant leurs recherches sur ce que ce dernier renferme. Cette mission, je l'ai ratée.

Sa tête tomba et ses épaules s'affaissèrent sur le pupitre. Doucement, elle retira ses lunettes et replaça quelques mèches derrière ses oreilles, le regard perdu dans le vide.

— Non seulement je n'ai pas réussi à donner à Hel ce qu'elle voulait, c'est-à-dire la flamme de deux anges jumeaux, mais je n'ai jamais pu avoir de véritables enfants, en raison d'un accident qui m'a ébranlée lorsque j'étais plus jeune. La déesse... La déesse était donc vouée à semer la terreur un jour ou l'autre. Cependant, je n'étais pas prête pour ce jour-là. Et cette émancipation, on me l'a forcée également. Ce n'était pas mon choix. C'était celui de monsieur le gouverneur.

Les murmures reprirent de plus belle. Elle m'avait déjà dit qu'il était derrière cela, ou du moins, qu'il était responsable de la destruction d'Aversion... mais de la liberté d'Hel ? Le Patron se renfrogna et prit une posture défensive. Son faciès bascula dans la colère, ce qui me conforta dans l'idée qu'elle racontait la vérité. Avait-il préféré qu'elle omette ce détail ? Après tout, ils n'avaient pas l'air d'inconnus.

— Et la vérité, continua-t-elle, c'est que j'ignore pourquoi il voulait tant la relâcher. Je connais cet homme depuis des décennies et une telle demande ne lui correspondait pas, alors je me suis juré de comprendre et de dévoiler ses intentions au grand jour.

— Voyons... hésita le patron.

— J'ai enchaîné les horreurs sous la pression, comme les démons jumeaux, que j'ai élevés comme mes fils, mais qui ne servaient qu'à atteindre un objectif qui m'a glissé des doigts... ou tenter de tuer des anges qui n'avaient rien demandé.

— Ça m'rappelle c'que Sonja avait écrit dans sa lettre, me sussura Malek. Sur le fait qu'Anaël lui avait tout dit, et tout.

— Alors il avait raison... ?

Je me retrouvais ensanglanté, enfermé dans ce sous-sol. Il m'avait prié que je lui fasse confiance, que les apparences étaient trompeuses, mais j'avais refusé de l'écouter. Et si... mince. Au fond, je le savais, il n'avait été qu'une pauvre marionnette dans ce spectacle cruel, tout comme Théo. Des erreurs créées dans un but qu'ils n'atteindraient jamais.

Je déglutis et ignorai les interrogations de Malek pour me concentrer sur la thérapeute.

— J'ai menti, forcé un tas de gens à mentir, dont la sauveuse Sonja Runail elle-même. Elle s'est sacrifiée par ma faute. Cette fille avait vécu dans le factice... alors nous ne pouvions la blâmer, si avouer la vérité n'était pas son fort. C'était de ma faute. Elle n'a jamais eu de famille, de...

Le patron, impatient, frappa l'épaule de la dame et la salle se plongea dans un silence éreintant. La salive peina à se frayer un chemin dans ma gorge. Elle allait trop loin pour lui. Qu'allait-elle dire ?

— Tout ça pour dire, je ne suis pas votre ennemie. Je...

— Les parents de Sonja... intervint Malek près de mon oreille. Solange et l'autre. C'étaient pas ses vrais parents.

— Quoi ? balbutiai-je, interloqué par ses paroles.

— Ils me l'ont dit quand j'suis allé les voir. Quand Sonja est devenue hybride, le gouvernement a tué sa vraie famille et a engagé des acteurs pour la remplacer. C'est c'qu'ils veulent faire avec la mienne. C'pour ça qu'j'ai rien dit. J'ai juste peur. J'ai trop peur.

Pour que personne l'entende, ses paroles se mêlaient à son souffle chaud sur ma peau. Il s'éloigna et son visage abattu me déstabilisa. Ses fossettes avaient fondu. Ses sourcils épais se fracassaient sur son regard incertain et il mordilla ses lèvres sombres.

Tandis qu'Isabelle concluait son discours dans la hâte et sous la pression de son aîné, je me fis le serment de mettre mes démons de côté. Nous avions deux mots à dire à l'homme qui gouvernait cette île de malheur.

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