Chapitre 16
I S A B E L L E
L'ignorance est clé.
C'est ce qu'Hel m'avait toujours dit, et parfois... je réalisais qu'elle avait raison.
La vérité blessait.
Je lui avais fait confiance, mais il m'avait menti.
Derrière moi, le Palace transperçait les nuages bas. Ce château fort le protégeait et renfermait ses plus sombres secrets.
Gabin, pourquoi ?
Pourquoi vouloir semer le chaos sur ton île ? Celle que tu étais si fier de présider ?
Avais-je loupé quelque chose ? Mon égoïsme et mon dédain en ton égard m'avaient-il joué défaut ?
Tu m'avais tant aidé, lorsque je devais m'occuper de Sonja. Même lors de mon idylle avec Jolan, tu m'encourageais. Je ne pensais pas mériter un retournement de veste si violent. Pourtant, tu n'avais pas l'air agressif... que cachais-tu ? Quel pouvoir dissimulait la tréant, cet objet que je gardais sans ton accord et dont tu refusais de parler ?
Mon téléphone vibra. Un numéro inconnu.
??? : C'est Eneko. J'ai réussi à choper ton numéro pendant que Malek buvait, hier... il s'est passé quelque chose. On l'a enfermé... car il a du sang de démon ? Ne me dites pas que c'était le sujet de vos messes basses... S'il vous plaît.
Écrasée par les gargantuesques coupoles de céramique immaculé du Palace, je soupirai. Malheureusement, si... tous ces événements qui t'avaient échappés avaient mené jusqu'à celui-là.
MOI : Tente de le libérer. Je sors d'une réunion avec le gouverneur. J'ai un autre rendez-vous à l'Angélique, nous risquons de nous y croiser.
Sonja n'avait pas voulu lui léguer ses malheurs, et je pleurais toujours à quel point elle avait préparé son sacrifice avec minutie. Il y avait encore quelques mois, cette histoire prenait tout juste forme...
✼
C'était en septembre.
— Merci beaucoup ! Vous êtes absolument géniale.
— Oh, tant de compliments ! ricanai-je. Non, vous êtes génial. C'est vous qui faites tous ces efforts, moi, je n'y suis pour rien.
— Encore merci ! Je devrais parler de vous à un de mes amis. Figurez-vous qu'il a failli perdre son fils ! Il n'est plus lui-même, quand je le vois.
— Ah oui ? simulai-je un intérêt. C'est adorable, Meda.
J'offris à l'homme un mouvement de la tête en guise de remerciement et l'accompagnai jusqu'à la sortie. Nous échangeâmes des formules de politesse et il quitta mon bureau, l'esprit plus épuré que lorsqu'il n'y était entré. Je soupirai un bon coup. Voilà une journée rondement menée. Toutefois, je ne pouvais pas encore souffler. Demain, j'enchaînerais les séances.
La porte se ferma, mais l'on échangea des « bonjours » étouffés dans le couloir. Étrange... Je n'avais pas d'autre rendez-vous, si ? Les yeux rivés sur le seuil, je priais pour que Hel me joue un énième mauvais tour.
Non... Elle n'y était pour rien.
Sonja apparut derrière l'encadrement, à ma grande surprise. Le contre-jour apporté par les fenêtres opaques assombrissait sa peau basanée qui se mêlait à ses lèvres ténébreuses. Je lui souris en retirant mes notes de la table de chevet, mais elle ne m'imita pas.
— J'ai besoin de toi.
Je posai le cahier sur mon bureau et m'assis sur la chaise matelassée, prête à préparer les futures séances, mes recherches. Je replaçai mes lunettes et ouvris mon ordinateur portable.
— Que se passe-t-il ?
— J'suis guide.
Mon souffle se coupa et mes doigts se durcirent lorsqu'ils effleurèrent mon clavier. Je ne pus taper mon mot de passe, l'attention rivée sur la fille qui me dévisageait de ses yeux amande.
— Tu es... guide ? répétai-je. Tu en es sûre ?
Je n'avais jamais pu savoir si les hybrides pouvaient le devenir. Ilça ne pouvait-il donc pas ressentir la présence du sang qui la rendait si particulière ? Par Hel... Des années d'entraînement, à renforcer son corps, son esprit, à devoir l'enfermer une semaine sur deux sous la forêt, à lui bander les yeux, à lui mentir, lui faire oublier ses parents, devenir la seule femme qu'elle respectait ! Et pourtant, nous ne nous étions jamais préparées à ceci.
Ma petite...
— Oui, j'suis sûre ! paniqua-t-elle. J'vais pas inventer ce genre de choses !
Une première. Mais pas une mauvaise nouvelle, au contraire ! Devenir guide, endosser le rôle d'ange gardien pendant quelques semaines était un acte merveilleux dans le monde angélique. J'enfilai mon masque le plus bienveillant et un chaleureux sourire se dessina sur mon visage.
— Mais c'est incroyable, dis-moi ! Tu vas pouvoir initier quelqu'un !
— Non... Isa, non, souffla-t-elle, la mine raidie.
Un gargouillement que seul moi pouvais reconnaître retentit dans mes tympans et mes intestins bouillirent. Hel voulait se faire entendre, mais je me rivai de longues secondes sur son regard pour la ravaler. Ici, j'étais Prairie Bolton, personne d'autre. La déesse de la mort n'avait pas sa place dans mon lieu de travail.
— Pourquoi donc ?
— Ils sont deux.
— Pardon ? Comment ça, deux ?
Alors, ça... Impossible ! Chaque guide n'avait qu'un ange affilié, à la naissance de ce dernier. À moins que...
— Ils sont deux, j'te dis ! haussa-t-elle la voix. J'étais pas sûre, mais j'les sens depuis quelques jours, et ce matin, leur flemme... elles m'ont brûlé, j'ai même eu l'impression de les avoir vus, comme si Ilça me prévenait qu'ils m'attendaient. Je... J'suis sûre que j'peux les retrouver juste en ressentant leur flamme ! balbutia-t-elle.
— Eh bien, c'est normal, non ? Il faut bien que les guides trouvent leur protégé. Mais... deux ?
Elle approcha son faciès maquillé et posa ses deux mains brunies sur mon bureau. Cette fois, le soleil l'illuminait. Il dotait son iris d'une couleur de feuille morte.
— Tu comprends pas, la façon dont je les ai sentis, c'est... c'est pas juste deux anges, comme ça.
Mon regard balaya la pièce réchauffée par la chaleur d'été ainsi que le mobilier en bois que ma grand-mère m'avait donné. J'appréhendais. Je savais où elle voulait en venir.
— C'est deux jumeaux. On m'a affiliée à des jumeaux ! Isa !
Mon sang brûla et Hel sortit de sa cachette, brouillant mon champ de vision. Mon corps chuta dans un puits rempli de sable mouvant. Des jumeaux... Enfin, enfin ! Les derniers avaient succombé, mais j'allais enfin pouvoir me nourrir... la nourrir. Dieu soit loué.
Longue vie à Hel !
Sonja savait ce que cela signifiait. Malheureusement, je la connaissais loyale. Elle ne s'inquiéterait pas et n'angoisserait pas pour une raison anodine.
— J'sais pas quoi faire ! grogna-t-elle. Depuis le temps que j'rêvais me faire remarquer à l'Angélique, c'est...
C'était l'occasion parfaite.
Mais elle n'allait pas vouloir me les donner, si ?
Je grondai à la déesse qui m'habitait de se taire et de me laisser éclaircir cette situation.
— Mais j'sais pas m'occuper d'un ange, moi. Sérieusement ! Alors des jumeaux ?
Je sentais dans son regard le dilemme qui s'offrait à elle. Si ce que j'avais entendu était vrai, lorsqu'ils ressentaient d'abord l'ange qui leur était affilié, les guides vivaient une expérience inexplicable. Ils en sortaient avec la conviction qu'ils devaient les protéger. Elle voulait les aider, mais son manque de confiance en soi allait l'en empêcher. Si je ne lui prêtais pas main-forte, elle n'irait jamais vers eux, malgré l'apparence avenante qu'elle se donnait dans la rue.
De toute façon, si je les voulais, j'allais avoir besoin d'elle...
Elle me renseigna ce qu'elle savait. Ils n'étaient pas encore libres. Le même hôpital les enfermait. Sûrement à cause de leur expérience. La patience serait de vertu, mais...
Je comptais bien mettre les griffes sur ces deux spécimens.
Non. Je ne pouvais pas montrer aussi cruelle. Je devais apprendre à les connaître, trouver un moyen de les rencontrer.
Mon client précédent, Meda, me revint alors en mémoire. Il m'avait parlé d'un homme qui avait failli perdre son fils. Était-il possible que ces deux événements soient liés ? Les victimes de traumatisme peinaient souvent à reconstruire leur esprit seules.
Pendant les six jours qui suivirent, Sonja ne pouvait rien faire. Les nouveaux jumeaux n'avaient pas quitté leur hospice.
Mon patient du jeudi soir, lui, m'en apprit un peu plus. Le fils de son ami aurait subi un traumatisme crânien, selon ses dires. Les infirmiers pensaient qu'il n'avait pas survécu, mais il s'était avéré que si — en somme, il avait vécu une expérience mort imminente, comme prévu. Meda connaissait le père ; ils priaient ensemble les samedis matin, et il me confirma qu'il lui conseillerait de prendre rendez-vous. Il s'agissait de mon domaine d'expertise. Le paranormal me fascinait. Assurément, j'allais pouvoir l'aider.
C'est ainsi qu'Ahlem Hallami m'appela pour son fils, Malek.
Le deuxième, je le récupérai par chance, une semaine plus tard. Mon collègue me fit part d'un appel « dingue » qu'il avait reçu. Une mère l'avait joint pour qu'il s'occupe de son enfant. Elle avait peur qu'il devienne fou, il disait avoir vu des choses pendant son coma...
Je lui avais supplié de me laisser le petit. Nous appelâmes la pauvre femme en lui proposant un changement de rendez-vous et de thérapeute — par chance, elle accepta.
C'est ainsi que je préparais à m'occuper d'Eneko Bakara.
Après les avoir rencontrés le temps d'une première séance séparée, Sonja me rejoignit dans mon bureau suite à une demande personnelle. Je voulais voir sa réaction à mon annonce, elle qui n'avait toujours pas de bonne idée pour introduire les deux jumeaux au monde angélique.
Son dilemme moral l'en empêchait. On lui avait fait endosser deux rôles contradictoires, celui de les protéger et celui de me les livrer. Je craignais ce qu'elle privilégierait. Contrairement à lorsqu'elle était petite, elle savait désormais que l'équilibre d'Arkan reposerait sur elle, dans le pire des cas. Cependant, était-elle assez mature ?
Essoufflée, elle flanqua un coup à la porte.
— Qu'est-ce qu'il y a ? Tu pouvais pas m'appeler ?
— Tu vas pouvoir rencontrer tes jumeaux !
— Que... Comment ça ?
Elle s'approcha de mon bureau, curieuse.
— J'ai réussi à organiser une séance en commun la semaine prochaine. Cela veut dire qu'ils partiront en même temps. Tu pourrais les attendre dehors, devant l'entrée, tu ne penses pas ?
Ses yeux s'écarquillèrent, brillants malgré leur noirceur.
— Ouais ! Bah... carrément ! Ça me forcerait à me bouger l'cul, depuis l'temps. Ils ressemblent à quoi ? Tu sais ? J'ai pas envie d'les louper.
— Oui, attends deux secondes. J'ai tout prévu.
J'ouvris la galerie de mon ordinateur et lui montrai les photos que j'avais prises des garçons pendant les séances avec mon téléphone. Ils ne m'avaient pas vu, évidemment, mais c'était pour la bonne cause. Sonja les analysa. L'éclat dans son iris se volatilisa. Sa gorge vibra et par réflexe, elle s'arracha quelques cheveux qui craquèrent comme des vieilles herbes.
— Qu'est-ce qui t'arrive ? m'inquiétai-je.
— Je les ai déjà vus...
Un silence trahit sa miséricorde. Un ex ? Un ami ? Oh, non... Décidément, cette jeunesse !
— Tu vois, Théo ?
Mon souffle se coupa.
— Oui ? continuai-je en prenant sur moi.
Bien sûr que je me souvenais. J'avais... Ou du moins, Hel avait convaincu l'ange de l'abattre.
Il ne m'avait plus servi à rien. Ils ne pouvaient pas nourrir la déesse. L'expérience, si secrète qu'ils n'étaient même pas enregistrés dans la base de données du gouvernement, avait été un échec complet. Depuis, il n'avait que souffert, tout comme son frère. Leur condition leur bouffait le corps.
Hel avait proposé l'idée. En le tuant, la réputation de Sonja à l'Angélique augmenterait — et ce fut le cas. Elle avait abattu l'un des démons jumeaux, les ennemis des guerriers, dont personne ne connaissait la provenance. On l'avait acclamée des jours et des jours.
Je ne pouvais toutefois pas me séparer d'Anaël. Il m'avait tellement aidé, lors de ma rupture avec Jolan. Malgré sa nature, ce garçon était un ange né. Il avait tant fait pour moi. Je détestais le voir patauger dans sa douleur, mais je n'étais pas prête à le laisser partir. Pas encore.
Pourquoi... Pourquoi ravivait-elle tous ses souvenirs ?
— C'est lui.
Elle pointa Malek du doigt.
— C'est lui que j'ai utilisé pour le tuer, pendant l'anniversaire de Marwan ! J'peux pas m'occuper de lui !
— Bien sûr que si, tu peux !
— Et lui, lui... C'était son meilleur ami, ou son mec, je sais pas, mais...
— Sonja ! l'interrompis-je violemment. Je ne sais pas comment tu t'y es pris exactement. Je sais que c'est difficile, mais Ilça t'a donné une mission, alors tôt ou tard, tu devras t'y mettre.
Sa respiration s'était accélérée. Des perles gouttaient de son front poudré. Sa silhouette élancée s'affaissa, mais je lui tenais le menton pour qu'elle me regarde dans les yeux.
— Vendredi prochain, tu vas les attendre devant mon bureau et tu vas faire ton travail de guide, sans penser à Hel, sans penser à Théo et sans penser à ton enfance. D'accord ? C'est la meilleure solution. Fais remonter la Sonja que je connais, la Sonja forte, joueuse, la Sonja provocatrice, comique et manipulatrice. Et surtout, n'oublie pas.
— Oublie pas quoi ?
— À partir de maintenant, toi et moi, nous ne nous connaissons pas.
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