Chapitre 14.2
C E L E S
Je pris une grande inspiration avant de me courber et d'empoigner la manche de l'épée qui gisait au sol. Assurément, il s'agissait d'une nouvelle blague de sa part... Cependant, depuis mon arrivée, elle continuait à me surprendre. Je la regardai, immobile, tentant d'enterrer mes craintes et ma forte respiration. Elle me fixait avec autant d'ardeur, déjà en position d'attaque.
Ce n'étaient pas des épées en cartons. Leur lame reflétait le brasier qui crépitait à quelques mètres de nous malgré certaines taches de terre.
— T'es prête ?
— Non ! T'es folle ! invectivai-je. Je suis désolée, mais...
— Sérieusement ? J'pensais pas qu't'étais c'type d'femme.
La déception se mélangeait à la provocation dans sa voix claire. Ses paroles étaient aussi élancées que son corps, recouvert de vêtements souples et ténébreux. Elle ressemblait à un vampire confortable, surtout avec ses gigantesques manches. Toutefois, je ne voulais pas la blesser. Je savais manier l'épée — c'était obligatoire, pour devenir guerrier angélique. Je ne pouvais pas me permettre d'engager le combat qu'elle me proposait.
— Allez, t'es soldate ou non ? Elles sont où, tes couilles ?
Comment dire... ?
— Je... Je ne pense pas en avoir, malheureusement. Je veux dire, heureusement...
La lame de mon épée gratta la terre et y dessina des hiéroglyphes. Celle d'Agnes pointait mon front, je n'en voyais plus que le bout.
— Parce que t'en as, toi, peut-être ? tentai-je de blaguer.
— Ah, si tu savais.
Quel message désirait-elle me faire passer ? Cette femme exhumait un mystère, bien plus qu'elle n'en avait besoin pour m'intéresser. Je ne pouvais pas mettre le doigt dessus, mais elle détenait quelque chose qui attirait ma curiosité, un je-ne-sais-quoi qui m'acculait entre deux murs comme peu avant elle. Seul lui — la seule personne que j'avais jamais aimé — exhumait cette aura sauvagement douce.
Me prenant par surprise dans ma réflexion, elle bondit vers moi et balança sa lame sur le côté. Je brandis la mienne par réflexe. Les deux armes s'entrechoquèrent dans un claquement, suivi d'un crissement lorsque je me libérai de tout danger.
— Pourtant, on m'a dit qu'hier, t'avais pas peur de faire mal...
— Je n'ai commandité aucune attaque, assurai-je. C'était Valck, qui gérait la mission.
— Alors v'z'avez tous obéis comme des jolis toutous en train d'remuer la queue sans raison ? C'pauvre.
Elle balança de nouveau son épée vers moi, mais je bondis en arrière, de justesse.
— Je ne veux pas te faire du mal, insistai-je en haussant la voix. Je t'ai dit la vérité, pourquoi tu veux absolument qu'on se batte ?
— Car j'en ai envie, grinça-t-elle après un nouveau coup. Les paroles, c'beau, mais les actes, c'mieux.
— Mais qu'est-ce que tu veux que je te dise ? Que je fasse ?
— Que t'm'attaques comme t'as attaqué mes amis hier. J'déteste ça, les gens qu'font les innocents, mais dès qu'on a le dos tourné, ils ont aucune gêne à faire régner le mal autour d'eux sous prétexte qu'ils obéissent comme des fiottes ! C'le fléau d'ce monde. Qu'ce soit les flics ou les gens comme toi, y'en a pas un pour r'ttraper l'autre. Alors j'te donne un ordre : attaque-moi !
Elle continuait les menaces, les coups d'estoc secs emplis de rage et de haine. Qu'avais-je fait ? En quelques minutes, son doux sourire s'était volatilisé et son visage s'était transformé en terrain escarpé, craquelé par des tremblements intérieurs.
Il n'y avait aucun mal à suivre un ordre, si le contexte l'obligeait... si ? Je ne les avais pas blessés. Elle ne déplorait aucun décès, de que je sache !
Son épée allait et venait d'une manière qui commençait à m'agacer. Non... elle n'avait pas à se plaindre.
Lorsque le visage de Steve m'apparut, mon arme claqua contre la sienne. Elle glissa contre sa lame. Je pivotai sur moi-même et enchaînai avec un deuxième coup qui la fit dériver sur le côté, puis un troisième, puissant, vers le bas.
Son épée bascula à terre, suivie par mon cœur.
Non, non... Mince. Cela n'avait pas été mon but. Je n'avais pas désiré contre-attaquer. Sans voix contre l'insurgence de mon âme de soldate, je dévisageai la démone qui se repliait sur elle-même.
— Et comme toutes les personnes qui jurent pas vouloir m'faire mal, dès que j'commence à d'venir dangereuse, tu d'viens dix fois plus violente qu'moi...
— J'ai... J'ai fait attention à ne pas te toucher. Je voulais que tu arrêtes, cela n'a aucun sens ! Je suis venue pour tenter de comprendre !
Des lignes noires se dessinèrent sur son cou. Malgré le danger qu'elles représentaient, gagner sa confiance était mon objectif.
Le tintement de mon épée heurtant les galets chuinta. Ma flamme forestière brûlait dans ma poitrine, mais je devais me retenir de l'utiliser. Je devais me mettre à nue. Lorsqu'elle comprit que cette fois, je ne répliquerais pas, son visage retrouva un certain éclat, comme si une nouvelle personne possédait son corps. Quelle mouche l'avait-elle piquée ? Je poussai un soupir de soulagement. Je n'aurais pas pu continuer. Je savais à quel point j'étais sensible et je n'aurais pas supporté l'avoir blessée. Je me serais enfui... comme j'en avais eu l'habitude. Comme petite Celes.
— T'as p't'être raison, céda-t-elle. Mais c'est difficile d'trouver des gentils anges.
— Agnes, certains anges sont gentils, d'autres sont laids à l'intérieur. C'est comme les démons et l'être humain en général. Néanmoins, je peux te promettre que je ne cherche qu'à t'aider. C'est pour cela que tu m'as emmenée ici, non ? calmai-je ma respiration. Tu cohabites avec des personnes des deux espèces depuis longtemps et tu désires étendre cela au niveau d'Arkan. Et je peux t'aider !
Elle roula des yeux.
— Arrête de dire le mot espèces, s'ennuya-t-elle. Au fond, tout l'monde sait qu'on est qu'des humains chelous. On a la tête d'humains, l'corps d'humains. On est tous nés humains. Faut arrêter d'dire qu'on l'est plus juste parce qu'y'a un truc qu'a changé dans not' corps un jour.
Je déglutis. J'entendais parfaitement ces paroles. Elle avait peut-être raison... mais c'était comme cela que mon guide me l'avait appris. C'était la manière de pensée collective des anges. Je voulais bien faire des efforts, mais je n'étais pas suffisante.
— Yuri est devenue une démone, glissa-t-elle. C'pour ça qu'elle a survécu.
— Pardon ?
— T'm'as bien entendu...
Une démone ? Par combustion spontanée ?
Maintenant que j'y pensais, cela me paraissait logique, en un sens. Entre l'expérience de mort imminente et ceci... Ces phénomènes qui intriguaient la presse et les scientifiques... Et si, au fond, ils cachaient des portails vers notre monde ? Vers le surnaturel ?
— Sauf que c'pas comme ça qu'j'suis de'vnue démone, reprit-elle. C'pas comme ça que qui que ce soit est de'vnu démon. Nan, on l'est de'vnus parce qu'un autre démon nous a r'filé son sang, qu'on soit d'accord ou non.
— Alors... C'est une nouvelle façon ? me surpris-je.
— J'y ai pas mal réfléchi... J'me disais, les anges naissent d'une façon quelque peu naturelle, en soi. Alors pourquoi, nous, faut qu'on s'transplante du sang pour pas disparaître ? S'tu veux mon avis, c'est... c'est comme ça qu'ça devrait être naturellement, par combustion.
— Tu es sûre ?
Si ce qu'elle disait était vrai, il s'agissait d'une avancée importante. Nous savions que les globules rouges de démon pouvait irriguer les veines d'un humain et qu'il dévorerait les cellules du sang normal. Cependant, cela s'arrêtait là... Pas de doute, nous pouvions collaborer, nous aider mutuellement. Je devais profiter de mon grade à l'Angélique pour commencer un mouvement.
— Au Quartier Général, des nouvelles sécurités vont être instaurées, avouai-je. Je pensais que c'était une bonne idée, mais au final, j'ai l'impression que la raison est que la plupart ont peur des démons, surtout depuis l'attaque d'Hel, après la destruction d'Aversion. Mais c'est surtout car... ils ne sont pas au courant. Cependant, je suis sûre que je peux t'y faire entrer.
Ses sourcils se froncèrent. Je la comprenais. Les miens les imitaient sans doute. « Sûre » était un bien grand mot — je n'étais sûre de rien.
— Qu'est-ce tu racontes ?
— C'est paradoxal, clamai-je. Il y a cette peur d'un côté, avec ces nouvelles sécurités, mais de l'autre côté, comme... une curiosité. Il y a une envie d'aider et d'être aidé, la peur, mais aussi... une tolérance, un peu. Une tolérance qui éclot doucement. Tous ces sentiments paradoxaux règnent sur l'Angélique, en ce moment. La moitié des gens n'ont aucun problème à coopérer face à un ennemi commun plus puissant.
— Et l'autre moitié est prête à nous transformer en soupe sept légumes pour leur grand-père ?
La première figure qui me vint à l'esprit à ces mots était le patron et son crâne chauve. Je devais lui paraître ridicule, à sourire toute seule. Dans tous les cas, j'aurais plus de facilité à faire avaler la pilule en annonçant notre percée. Nous avions découvert un autre moyen de devenir un démon — les combustions instantanées provoquées par Hel.
— Tu veux qu'on essaie ? lui proposai-je.
— T'veux que j'm'incruste dans ta bande ? ricana-t-elle.
— Non. Je veux qu'il n'y n'ait plus qu'une bande.
Elle avait raison. Dans la mesure où Hel nous menaçait tous, nous ne pouvions pas laisser des barrières aussi anodines que les mots nous séparer.
— L'Humanité, assurai-je. C'est la seule bande que je veux.
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