Chapitre 12

E N E K O


         — Quelqu'un a un briquet ?

J'entraînai Malek dans mes désirs d'équilibre. Mes mains plongeaient sur les parois rocheuses, mais je peinais à tenir debout. Mes bras flageolaient, mon cœur battait la chamade. Des vagues de transpiration m'enlisaient. Ma flamme s'était calmée, mais le passage d'Hel semblait l'avoir grandement affaiblie. Dans l'obscurité la plus totale, seuls les doigts de mon petit ami me permettaient de ne pas perdre contact avec la réalité, car partout mon regard se posait — les ténèbres, le néant, la fin.

Le vide absolu.

Des flammes d'autres anges étincelaient, timides, mais ce n'était pas assez pour que je sache où je mettais les pieds.

— Moi, toussa une voix que je reconnus comme Agnes.

Je me retournai chancelant, attendant un point de lumière lorsque ce dernier apparut dans un cliquètement. Une fine aura éclaira le visage ensanglanté de la démone.

Des sanglots retentirent.

— Steve ? Steve !

Mince. Il s'agissait du prénom du blondinet costaud. Tout le monde avait-il survécu ? Y'avait-il des blessés ? Plusieurs coups de feu m'avaient fait sursauter ; cela ne prévoyait rien de bon. Dans tous les cas, nous avions déjà perdu un des nôtres — Valck... même si mon poing aurait bien percuté son visage carré deux ou trois fois, l'Enfer dans lequel je l'imaginais me retournait l'estomac.

— Malek ? soupirai-je.

— J'suis là.

Je lâchai prise pour avancer de mes propres moyens, pour retomber dans sa musculature, mais le monde tournait autour de moi. Le petit point lumineux grandit en intensité — Agnes ralluma le feu de camp en un temps éclair. Le beau brun s'était assis près de quelqu'un d'autre. Ma faiblesse me força à m'écrouler de nouveau sur lui, et il me répéta que tout se passerait bien, que l'on s'en remettrait. Ses mots m'apaisaient, mais le croyait-il réellement ?

— Les gars, c'est la merde, hurla la démone. Comment vous voulez qu'on la retrouve, maintenant ?

— Valck ?

— Il est parti, soupira Malek. Je l'ai vu. Hel l'a possédé et il est parti.

— Nous devons absolument rentrer à l'Angélique, toussota Celes. Agnes, tu viens avec nous ?

— Hors de question qu'elle reste avec vous, cracha un des hommes que l'on avait ligoté.

Il dit à son amie :

— Viens, je vais te soigner.

— C'est un démon, on peut pas l'emmener avec nous, répondit quelqu'un d'autre. T'es folle !

Je secouai Malek. Nous aurions peut-être dû l'amener avec nous...

— Il faut qu'on prévienne Prairie. On n'a pas fait tout ça pour rien !

— Je... Je sais pas, balbutia-t-il.

Les gens se relevèrent pour constater les dégâts, et ils nous plantaient en plein cœur, bien que j'avais l'intime conviction que nous avions échappé au pire : un mort et un disparu... et quel disparu. La façon dont il avait fusionné avec l'obscurité jusqu'à m'atteindre, avec ses yeux noirs ; la façon dont il avait broyé mon cou, que je caressai difficilement, pour me rejeter au rang de bouclier humain... Je n'avais pas pu répliquer. Quand cela s'arrêterait-il ? Quand les gens cesseraient-ils de se servir de moi ?

Ma salive picota. Je n'étais pas un jouet à jeter. Le pire, c'était que Malek devait y assister, chaque fois. Ma tête se posa contre ses épaules, j'entendis ses lèvres se décoller.

— Non, t'as raison, faut qu'je la rappelle.

— Prairie ?

— Ouais.

Sous des craquements rocailleux, son corps se mut et me força à m'en séparer. Je perdis sa chaleur et son réconfort, mais il empoigna ma main. Nos doigts s'entremêlèrent. D'un coup, je crus avoir activé les pouvoirs de ma flamme. Un drap de sérénité enveloppa mon corps et me détendit. Cet homme me guérissait mieux que n'importe quelle flamme angélique.

Hélas, il brisa ce contact en se rendant vers l'entrée.

Les guerriers encerclèrent le cadavre de leur homologue défunt, à l'exception de Celes, en retrait. Elle s'enquit de ma santé, puis avec plus d'inquiétude, de celle d'Agnes. La démone me peinait, je devais l'admettre. À moitié avachie sur le sol et sur l'homme qui lui essuyait le visage, elle avait l'air bien amochée.

Hel l'avait frappée... Peut-être la déesse de la mort n'aimait-elle pas tous les démons ? Ou cette fille était-elle différente ?

Je ne pus comprendre les mots qu'elle et la guerrière rousse échangèrent ni ceux du côté des anges. Malek m'appela, mais mon regard se bloqua en chemin.

Elle venait de bouger.

La pupille aimantée sur l'ancienne réceptacle, brûlée vive, la sensation d'être témoin d'un miracle m'ébahit — bouche bée, yeux écarquillés, etc.. J'en étais sûr, elle respirait toujours ! Les mots peinaient à quitter ma gorge. Lentement, elle frappa la terre et se releva. Ses cheveux glissèrent sur son visage et le dévoilèrent comme un lever de rideaux et ma raison s'émietta.

Elle allait... bien. Parfaitement bien. Sa peau ne montrait aucun signe de brûlure ou de lutte.

Je l'avais vue, pourtant... Son corps s'était embrasé tout seul. J'avais bien conscience de ce que c'était, une combustion spontanée — des humains qui prenaient feu, sans que jamais la science n'ait compris pourquoi... mais je croyais que les victimes en mourraient forcément ! C'était même passé aux informations, une fois ! Un homme avait été retrouvé mort.

Et pourtant...

— Je suis où ? s'écria-t-elle.

Le groupe virevolta vers elle.

— Sortez de là ! nous ordonna Agnes, qui pinçait son nez. J'm'occupe d'elle.

Celes, à ses côtés, sembla vouloir obtenir l'autorisation de la démone lorsqu'elle sortit son téléphone. De quoi parlaient-elles ? Et pourquoi... ?

Près de l'entrée du tunnel, Malek m'interpella. J'alternai entre lui et la jeune femme, perdu, comme d'habitude. Les probabilités qu'elle survive à un tel événement étaient nulles.

Nulles.

À contrecœur, je boitai vers mon Apollon des temps modernes. Il semblait envieux de quitter cette caverne maudite, alors je le suivis et nous revînmes à la surface. Les guerriers eurent du mal à remonter le cadavre de Steve. En raison de sa ressemblance à Anaël — même s'il n'y aurait que moi pour la remarquer —, je tournai le regard. J'avais assez de traumatisme à oublier d'aujourd'hui, entre la terreur d'affronter Hel ou la frayeur de la brûlée... et celle qu'avait montrée le blond lorsque la balle s'était logée dans son cerveau. Pauvre Malek. Je l'avais vu faire tomber un pistolet après le coup de feu. Il n'avait pas voulu le tuer, c'était impossible... alors dans son petit crâne, il devait vivre un enfer.

Qu'allions-nous aux parents de la victime ? Comment sa mort serait-elle expliquée ? Accuser l'ange me paraissait invraisemblable. Je grelottai à ces idées. Cette vie n'était pas pour moi. Au moins, nous avions en quelque sorte réussi notre mission — la possédée était en vie, sans Hel.

Cela voulait dire qu'Isabelle nous avait menti. Encore. J'en voulais à Malek, mais pour ne pas le brusquer, je verrouillai mes lèvres. De toute façon, mon esprit s'occupait déjà d'autre chose — le cours de quelques secondes, j'avais pu repousser la déesse... mais comment ? Ma flamme renfermait-elle réellement autant de puissance ?

À l'air libre, j'en fis part à Celes. Malgré la saleté qui la recouvrait et son net alanguissement, elle enfila son plus beau sourire, comme à son habitude. Le soleil embrasait ses cheveux roux et ses fins sourcils se fondirent à la couleur claire de sa peau.

— Malek t'a-t-il vu la repousser ?

— Oui, j'en suis quasi sûr...

Le brun, qui nous écoutait de côté, nous rejoignit pour acquiescer. Alors je n'étais pas fou. Hel avait beau être une divinité, elle n'était pas toute puissante, si un simple ange comme moi avait pu lui tenir tête par la force de sa volonté !

— Je te l'ai dit, c'est sûrement, grâce à ta deuxième E.M.I., m'enseigna-t-elle. C'est peut-être... un des pouvoirs qui est venu avec. Mais je ne suis pas Ilça, je ne comprends pas comment cela fonctionne.

Tandis que les autres guerriers se préparaient à partir, un semblant de dispute éclata non loin. Celes et moi nous retournâmes comme deux petits lévriers, mais avant d'aller voir ce qui se passait, elle posa ses mains sur mes épaules et plongea ses yeux émeraude dans les miens.

— Évite d'en parler, en tout cas. Pas pour l'instant.

Je hochai de la tête pour lui prouver mon obéissance naturelle. À quelques pas, une blonde que je n'avais pas remarquée jusqu'à maintenant pointait Malek du doigt et lui adressait des propos acerbes. Le jeune homme était déjà parti la confronter. Celes et moi nous précipitâmes — l'inconnue frotta ses yeux humides avec ardeur. Devant le cadavre, elle articulait difficilement des complaintes enragées :

— Toi ! Je t'ai vu lui tirer dessus ! Pourquoi, parce que la démone t'a demandé ? T'es sûr que t'es pas l'un d'entre eux ?

— Hel l'avait possédé ! J'avais pas le choix !

— Il aurait pu vivre avec Hel, je m'en fous !

J'entendis un soupir à ma droite. Un plus vieil homme rebroussa chemin et la rousse s'interposa pour éloigner l'endeuillée. J'ignorais son lien avec ce Steve, même s'ils avaient tout l'air d'être frères et sœurs, et je ne savais pas où me mettre. Malek baissa la tête. Je détestais le voir dans cet état. Clairement, il s'en voulait déjà d'avoir pressé la gâchette, il n'avait pas besoin qu'on l'accuse ainsi ! Pour ne pas le brusquer, je lui frottai le dos en m'approchant.

— L'écoute pas, susurrai-je.

— Elle a raison.

— Non, c'est la faute de personne ! On a tous merdé, aujourd'hui, c'est tout.

Enfin, surtout moi.

Il secoua la tête, dépité. Mes paroles ne l'affectaient pas le moins du monde.

— C'est pas grave. J'vais appeler Isabelle comme tu m'as dit. J'avais encore des choses à lui dire, t'façon.

La voix faiblarde, ses yeux ténébreux m'accordèrent un bref regard, sans sourire, rien. Il me laissa seul, au beau milieu d'inconnus bouleversés, énervés et fatigués. Hel possédait désormais l'un d'entre nous. Si ce n'avait pas été le cas avant, là, l'Angélique allait mettre les bouchées doubles pour trouver un moyen de sauver leur guerrier. J'espérais secrètement que l'homme qui leur servait de boss se rendrait enfin utile... Il ne pouvait pas persister à nous ignorer et à faire comme si de rien n'était alors qu'Hel ravageait notre peuple ! Il n'était pas patron pour rien, si ?

Lui et Isabelle, d'ailleurs. Les mots, c'était bien gentil, mais maintenant que la situation nous avait échappé, il n'était plus question d'une seule vie parmi des milliers d'autres.

Nous avions besoin de l'aide de tout le monde — absolument tout le monde —, car à ce rythme-là, la désolation et la mort triompheraient d'Arkan d'ici quelques mois.

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