Chapitre 11.2
M A L E K
Je soupirai. Le bus ne nous attendrait pas. Je m'arrachai de sa poigne et pris les devants. Je l'aimais, mais s'afficher main dans la main ne nous serait d'aucune utilité. Je ne voulais pas que l'on nous regarde mal.
Eneko garda des nouvelles des guerriers via Celes durant le trajet. On emprunta le même trajet pour arriver au village abandonné. La désolation régnait toujours en maître sur ces lieux. Pourtant, cette fois, quelqu'un nous attendait sur la place centrale — celle de la fontaine. Un grand gaillard blond s'approcha de nous, une flamme bleue dans sa poitrine. Tiens donc.
— Celes espère que vous pouvez nous être utile... et nous aussi, du coup. On a contacté l'Angélique et des renforts sont en route, mais on a jugé bon de vous appeler puisque vous avez déjà fait face à cette situation.
Je voulais le remercier, mais en écoutant ses paroles, je déglutis. Si c'était pour revoir Eneko ensanglanté, menacé de mort par le réceptacle d'Hel, ce n'était pas la peine.
Le blond trotta entre des maisons abattues et à moitié détruites, suivi par mon compagnon et moi. Au rebord du village, il pénétra à l'intérieur d'une sombre demeure qui tenait encore debout par je ne sais quel miracle. La porte d'entrée grinça et claqua, balayant un nid de poussière. Eneko, craintif, se colla à moi une fois engouffrés dans la pénombre. Lui qui blaguait sur le fait de me protéger, on était bien parti...
— C'est au sous-sol, nous enseigna l'ange blond. Une sorte de caverne. C'est assez grand, mais je vous préviens, ça fait vachement flipper.
— Génial, ironisa mon compère.
On descendit des escaliers, éclairés par la simple lampe torche d'un téléphone. Les guerriers devaient nous attendre. Agnes et le réceptacle d'Hel peut-être aussi, auquel cas il faudrait être vigilant.
Il nous emmena au fin fond de la cave où se trouvait un trou dans un mur. Non sans mal, je me faufilai à l'intérieur — un tunnel minuscule et étouffant qui me recouvrit de particules sales. Au bout toutefois, une lumière scintillait. Accroupis, on avança doucement pour garder notre discrétion, malgré cette atmosphère digne d'un film d'horreur. Heureusement que je n'étais pas claustrophobe, car je pouvais tâter des doigts la terre autour de moi sans bouger. Comment ne s'effondrait-elle pas ?
La silhouette du grand gaillard blond se développa lorsqu'il se releva hors du tunnel. Il s'éloigna de la source de lumière, ce qui me permit de discerner ce qui se dévoilait devant moi. Au bout de quelques secondes, je l'imitai et sortis de ce trou à rat afin de me remettre sur pied. Je ne savais pas où donner de la tête. Rapidement rejoint par Eneko, je m'immobilisai. C'est une blague ?
Devant mes yeux écarquillés s'étendait une gigantesque caverne souterraine, creusée dans la roche et la terre. Plusieurs points de lumière attiraient mon attention, comme un feu de camp allumé en son centre et des torches éparpillées sur les murs. Elles scintillaient faiblement — assez toutefois pour réchauffer la grotte d'une couverture lumineuse. Certaines d'entre elles luisaient d'une aura colorée, verte ou rose.
Le sol rugueux se craquelait à chacun de mes pas. Au loin, sur ce dernier, des taches sombres gisaient entre deux sources d'éclaircissement, offrant un contraste perturbant de lumières et ténèbres. J'avais l'impression d'avoir voyagé dans le temps jusqu'à la préhistoire, sauf qu'à la place de mammouths cramoisis, des tags décoraient les parois qui nous encerclaient.
Des ombres s'avancèrent vers nous. Malgré l'atmosphère morbide qui me foutait la chair de poule, je reconnus Celes, Valck et quelques autres anges guerriers. La rousse se rua vers Eneko pour s'assurer que l'on allait bien, mais je l'ignorai. Les taches étalées par terre prirent soudainement forme et leur vraie nature se dévoila.
Des corps.
— Il s'est passé quoi, ici ? m'enquis-je entre deux toussotements.
Ils avaient remplacé le dioxygène par la poussière, ou quoi ?
— Ils ont cru qu'on allait se laisser faire, pesta Valck de son air arrogant. Mais ils sont pas morts. Certains sont juste évanouis, et les autres, on les a ligotés.
— Je ne sais pas si c'était une bonne idée, d'ailleurs, regretta Celes. Je ne suis pas venue pour faire la guerre, que ce soit à des anges ou des démons.
D'où les flammes à couleurs atypiques. Dans le lot, des anges s'étaient mêlés aux démons, tous à l'apparence humaine. Un guerrier s'approcha.
— Ce qu'ils font est illégal. Qui plus est, les anges et les démons ne devraient pas cohabiter.
Mon regard se précipita vers l'inconnu qui venait de cracher ces mots.
— Et pourquoi ça ? le provoquai-je.
— Car la nature ne nous a pas créé pour qu'on soit meilleurs copains. Il manquerait plus qu'y'en a qui baisent entre eux, grinça-t-il d'un rire narquois.
Tsss. Certains adoraient adapter l'argument « c'est contre nature » à toutes les sauces. On n'allait pas aller loin, avec des gens comme ça dans l'armée angélique.
— Bah dis donc, c'est la fête, ici, envoya une voix féminine depuis l'entrée.
Ce timbre... Mais oui ! Je virevoltai vers le tunnel qui m'avait mené ici. Agnes, la démone à l'allure émo, s'en délogea.
Je pouvais enfin attribuer un visage à cette voix.
La nuit qui avait suivi le sacrifice de Sonja, je ne me sentais plus « entier », plus à ma place, sans savoir pourquoi. La présence d'Eneko n'effaçait pas, ni même atténuait cette terrible sensation. Non seulement je devais m'habituer à ce qu'une nouvelle couleur brille dans ma poitrine, mais en plus, une démangeaison aiguë me consumait avec ardeur.
J'avais interrogé les gens de l'Angélique. Les connaisseurs m'avaient assuré que l'obtention d'une flamme grâce à l'épée des âmes, Soghomon, était sans danger et sans effet secondaire pour le receveur. Rien n'expliquait ma douleur.
Au fond de mes entrailles, cette nouvelle acquisition rosâtre me hurlait de revenir là où j'avais rouvert les yeux, où mon séjour dans le monde des esprits avait dû subitement s'interrompre... Alors j'avais innocemment obéi, la nuit même. Je n'avais pas pu patienter plus longtemps et avais retracé le chemin, avais épuisé mes muscles d'une heure de marche dans le froid afin de regagner, ni vu ni connu, la forêt où tout s'était déroulé. Je n'avais pas réellement eu le choix. Une pièce du puzzle manquait et ce n'était pas l'habituelle chaleur ou les émotions d'Eneko.
Près des ruines d'Aversion, le corps de Sonja n'avait pas bougé — on n'aurait pas pu le ramener à nous deux. Des anges devaient le récupérer le lendemain pour préparer ses funérailles. La réalité m'avait asséné un méchant coup et je m'étais effondré à ses côtés. Son teint pâli, ses lèvres habituellement maquillées de jais, devenues exsangues... J'avais compris qu'elle ne reviendrait pas — jamais.
Genoux dans la terre moulue, je m'étais senti... rattaché, à cette forêt. Mes doigts s'y étaient enfoncés et s'étaient mêlés aux racines des arbres meurtris. Ils m'avaient appelé, d'une puissance digne de celle d'Ilça lors de mon E.M.I.. Lorsque j'avais voulu caresser la joue de la morte, tout contrôle de mon corps m'avait échappé. Ma flamme s'était effritée, comme pour la rejoindre. Un instant, j'avais cru qu'elle scintillait dans nos deux poitrines à l'unisson.
L'incompréhension m'avait poussé à capituler et à plonger dans l'évanouissement. Pendant mon léger sommeil, une voix m'avait raconté ce qu'elle opérait à mon corps. Elle me demandait de coopérer tandis que le sang de Sonja remplaçait le mien. Quelques gouttes suffiraient, comme pour tomber enceinte, m'avait-elle dit. Il se propagerait dans l'ensemble de mes veines et éliminerait ce qui faisait de moi un humain, ou du moins, ce qu'il restait d'humain en moi.
J'ignorais comment. J'ignorais si j'avais été conscient ou non, mais je me souvenais lui avoir demandé son prénom, et dans sa grâce, elle m'avait répondu. Puis, à l'aube, lorsque j'avais ouvert les yeux, il n'y avait plus personne à part moi, et Sonja, le corps vide de tout. Et enfin, je me sentais... complet.
Et maintenant, elle était là.
Enfin.
Agnes.
Derrière elle, une autre meuf sortit du passage en rampant. Elle toussa entre deux râlements de douleur, dépoussiéra sa frange et démêla ses longs cheveux bruns. Ils descendaient jusqu'à ses hanches.
— C'est elle, soupira Eneko suivi des autres guerriers.
Une voix au loin s'écria :
— Agnes, fais gaffe, ils nous ont attaqués !
L'écho de cette dernière se multiplia, résonnant contre les parois rocheuses. La nouvelle venue dégaina un couteau avec lequel elle nous menaça. Accompagnée de ce qu'Isabelle appelait le réceptacle, elle s'avança, imposant une certaine distance grâce à son arme.
La fille aux longs cheveux passa devant elle sous ses conseils. Elle cacha le teint rosé de son visage derrière des mèches sombres. Personne n'osait bouger le moindre doigt, à part Celes.
— Agnes. Ils nous ont sautés dessus quand tu es partie, ils nous ont attaqués. Nous nous sommes seulement défendus, nous ne...
— Ouais, comme j'leur avais d'mandé, en fait, la coupa-t-elle. Mais vous v'z'êtes permis d'attaquer mes amis et les gens qui vivent quasiment ici. J'aurais pu pas vous amener, j'aurais pu vous faire tourner en bourrique ! V'z'avez la gueule pour, mais non. J'vous ai amené. Vous v'lez savoir pourquoi ?
La démone découpa les liens qui ligotaient les poignets et les chevilles des anges attachés.
— Pourquoi ?
— Parce que c'bientôt la fin d'monde et qu'on doit absolument s'occuper d'cette dame, même si giga charmante.
Elle montra le réceptacle qui m'analysait dans la pénombre et continua :
— Anges, humains, démons, on s'unit tous ici pour tenter d'trouver des solutions aux problèmes d'ce monde depuis des années. Ensemble. C'par pour qu'vous foutiez tout en l'air !
— Qu'est-ce qu'ils font là, eux ? demanda Raiponce.
J'avais du mal à les discerner, mais les yeux de l'inconnu s'assombrirent — comme si Hel prenait contrôle de son corps. Elle nous pointait du doigt, Eneko et moi.
Elle nous avait reconnus.
Ma flamme rose se dévoila. Derrière, les guerriers positionnés pour bloquer l'unique accès vers l'extérieur. La leur brûlait avec ardeur dans leur poitrine. Eneko voulait les rejoindre, mais le pauvre hésitait. L'intensité de sa flamme surpassait celle des autres. La chaleur et l'électricité qu'elle produisait m'atteignaient et précipitèrent les battements de mon cœur.
— Fais gaffe à c'que tu fais, lui priai-je, inquiet.
— Agnes, tu m'as dit que je serais en sécurité ! criailla le réceptacle d'une voix vive et enfantine.
Valck gronda :
— Il faut étudier son comportement. C'est notre seule chance de comprendre comment elle fonctionne et de la capturer quand ce sera le moment.
— La capturer... ?
Un ricanement s'échappa des lèvres de l'inconnue et résonna comme une sentence. Son corps s'embrasa et un geignement me boucha les tympans. Ma gorge se serra et je manquai de m'étouffer.
Merde !
Des cris pullulèrent, mais aucun ne surpassa celui de la possédée. Agnes accourut vers nous et je pris Eneko sous mes bras. Un véritable incendie calcinait la fille devant nos yeux. Sa silhouette ardente, orangée, se débattait sous des hurlements étouffés. Elle balançait ses membres dans tous les sens, en vain. Elle s'écroula. Ses pleurs transcendaient toute dimension. Ils glaçaient le sang. Leurs échos rendaient la scène invivable.
— Putain, putain, putain !
— C'est quoi, ça ?
— Une combustion spontanée..., susurra Eneko.
La lueur orangée qui enveloppait la victime s'assombrit lorsque son corps émit des pulsations violettes. Des filaments l'entourèrent et des bras de fumée mauve se tordirent autour d'elle, entraînés dans une tornade de tourmente. Des bourrasques soufflaient, nos vêtements nous battaient. Une onde de choc m'envoya valser en arrière.
— Préparez-vous ! hurla-t-on.
Mon crâne s'écrasa contre une roche. Une insulte m'échappa. Difficilement, je me remis à genoux, mais des nuages de poussière m'étranglaient. Tremblotant, je peinais à me relever — c'était comme si mes muscles m'empêchaient de bouger.
J'ignorais ce qu'était une « combustion spontanée », mais ça n'annonçait rien de bon. Hel tuait son propre réceptacle pour pouvoir s'échapper.
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