Chapitre 11.1

M A L E K

          Je grattai mon menton, soucieux. Les mots pendaient à ma langue et je devais la mordre pour ne pas les laisser glisser. Les paroles de Solange ne m'avaient toujours pas quitté, et maintenant, Isabelle en rajoutait une couche. Le gouvernement par-ci, le gouvernement par-là...

Le gouverneur d'Arkan était quelqu'un de discret. Seule une petite majorité de la population avait pu voter pour lui et l'élire lors des dernières élections — les seuls à connaître son visage. Rien de démocratique, mais cela nous suffisait. L'île stagnait dans tous les cas.

Que savait-il, exactement ?

Je portai mon attention sur Eneko. Il avait arrêté de faire balancer son cheval et s'était fait aspirer son énergie. Ses iris s'engouffraient dans un vide étrange qui immobilisait ses pupilles. La douceur de son visage s'effritait petit à petit, son masque lui échappait et dévoilait un jeune homme affligé.

Je ne perdis pas une seconde de plus et posai une main sur son genou dans un élan de délicatesse.

— Te fais pas de bile comme ça, koala.

Ses doigts caressèrent les miens, mais le regard d'Isabelle me força à briser ce contact. Toujours le cul contre le sol mou de ce parc pour enfants, je me rapprochai de lui pour qu'il se souvienne ma présence, sans trop en faire.

— J'sais que tu voulais faire quelque chose de bien, glissai-je, que tu voulais peut-être essayer de la sauver, mais c'est pas toi qui décides.

— Je pensais juste que j'étais important, soupira-t-il d'un air larmoyant, comme s'il s'excusait de quelque chose qui m'échappait.

— Tu l'es, se rattrapa Isabelle. D'aussi loin que je me souvienne, je n'ai jamais entendu parler d'un ange ayant fait plus d'une Expérience de Mort Imminente... mais ça, tu dois le savoir plus que moi.

Au fond de moi, je pouvais ressentir sa flamme briller, mais seule notre proximité justifiait cette sensation. Le lien tangible sur lequel on comptait pour savoir ce qui arrivait à l'autre avait disparu. En vitesse, je reposai mes doigts sur son genou intact et les étalai autour de son os. Sa jambe vibra, tout comme le reste de son corps. Je réussis à lui arracher un sourire lorsque la grisaille de ses yeux se maria à l'obscurité des miens.

— Arrête, ricana-t-il.

— T'es beaucoup plus important que moi, maintenant.

Je ne pouvais réfuter ce pincement au cœur. J'étais peut-être un peu jaloux, au fond, mais cela n'avait pas grande importance. Je repris :

— Tu vas carrément faire des missions avec les guerriers.

— Oui, mais j'ai surtout l'impression qu'ils se servent de moi... ou qu'ils me gardent à côté au cas où ils auraient besoin de moi.

Je secouai la tête.

— Et c'est pas ce que tu veux ? Être utile ?

— Si, mais...

— Bah alors ?

Un vrombissement étouffé se fit entendre. J'éloignai ma tête du jeune homme et il empoigna son téléphone. Quelqu'un l'appelait. Il me susurra d'attendre quelques secondes après m'avoir prévenu qu'il s'agissait de Celes. Elle ruisselait sûrement d'informations sur Agnes et Mannah. Pour ne pas perdre ces précieuses secondes, je rebondis sur mes deux pieds et affrontai Isabelle, que je dépassais en taille.

— Comment ça, le gouvernement ? murmurai-je avec une agressivité palpable. C'est c'que les faux parents de Sonja m'ont dit ! Et tu savais que ses vrais parents étaient morts...

Elle posa sa main tremblotante sur mon épaule pour m'éloigner un peu plus de l'homme à qui je tenais tant. Entre deux paroles au téléphone, il nous regardait d'un air méfiant. Bordel. Il se doutait sans doute de quelque chose.

— Oui, j'étais au courant, évidemment. As-tu oublié ? Ce que tu es aujourd'hui, c'est ce qu'elle était hier et c'est pour cela que je m'occupais d'elle. C'est le Palace, le gouvernement, qui lui ont enlevé sa vraie famille.

— Mais pourquoi ?

Mon cœur tambourinait à cette idée. Elle avait dû être de la taille d'une naine à l'époque. Elle ne se souvenait sans doute pas d'eux... mais moi ? J'avais vingt-et-un ans, bientôt vingt-deux. J'avais vécu avec eux toute ma vie. Me les arracher... je préférerais crever.

— Selon eux, nous ne pouvions pas laisser un être aussi puissant dans des mains lambdas, autrement, ça aurait tourné en catastrophe, tenta-t-elle de calmer le jeu — sans franc succès.

— Mais alors vous pouvez pas juste trouver une nouvelle famille sans buter l'ancienne ? Putain, si on parle de gouvernement, ils peuvent faire ce qu'ils veulent avec les papiers ! Ils peuvent changer mon nom de famille, me faire déménager, je m'en tape ! Mais tuer ma famille ? m'emportai-je.

— Malek, chut !

La voix lointaine d'Eneko s'était tue pour espionner notre discussion. De côté, je l'aperçus décoller son téléphone de son oreille. Je n'avais plus de temps.

— Alors tu t'en fous, c'est ça ? débitai-je. S'ils tuent ma famille, détruisent ma vie, tu t'en fous ? T'es de leur côté, du côté du gouvernement, c'est ça ? Tu veux te racheter ou pas ?

Cette dernière phrase résonna comme une menace et le visage de la thérapeute tomba dans l'obscurité. Il ne fallait pas se foutre de ma gueule. On parlait de ma famille, putain ! Ma famille, ma chair, mon sang, ceux qui m'avaient élevé, supporté, avec qui j'avais rigolé, m'étais engueulé, sans cesse, encore et encore !

Je voulais respecter Isabelle, mais si elle ne m'aidait pas à repousser cet acte inhumain, elle pouvait aller se faire enculer. Je ne chercherais pas à comprendre sa situation, cette fois. Un crime était un crime. Ils devraient me buter d'abord pour poser le moindre doigt sur mes parents.

Eneko brisa mes pensées enragées et m'obligea à m'écraser sur Arkan. Il trottina, le visage inquiet tourné vers la blonde, et demanda :

— Y'a vraiment aucun moyen de faire sortir Hel de son réceptacle ? Comment vous avez fait, vous ? Si vous avez détruit Aversion, et que vous êtes encore en vie, c'est qu'il y a une solution, non ?

— Elle t'a dit quoi, Celes ? m'enquis-je afin d'apaiser mon cerveau bouillonnant.

— Ils ont trouvé la cachette dont Agnes leur a parlé, mais ça a mal tourné. Apparemment, Agnes est partie chercher le réceptacle, mais les gens là-bas ont voulu attacher les guerriers, alors ils se sont battus. Ils attendent qu'elle revienne, mais ils ont peur de ce qui peut arriver si jamais ils enchaînent la possédée.

— La base d'Aversion contenait beaucoup de... de machines qui permettait d'ouvrir une porte entre notre monde et celui des démons, avoua Isabelle.

— Les démons ont un monde ? balbutia-t-il.

— Un monde inversé au nôtre, oui. C'est ce qui permettait à Aversion de les invoquer, mais par-dessus tout, il y en avait une qui agissait directement sur Hel. Un portail qui lui permettait de rester calme. Souvent, je m'y rendais pour qu'elle se ressource. Cela faisait partie du compromis pour ne pas qu'elle se défoule sur moi. La machine a dû être détruite quand les débris sont tombés dessus et elle a disjoncté, s'emmêla-t-elle les pinceaux. J'ai perdu conscience pendant ma course, et quand je me suis réveillée, elle n'était plus là. Non... La vérité, c'est que cette fois, je ne savais pas. Je ne faisais qu'obéir aux ordres du gouverneur. Il m'avait poussé à le faire ! Il avait envoyé des gens pour bourrer Aversion d'explosifs malgré tout ce que la base renfermait. Je devais les activer avec une télécommande...

Je l'avais rarement vue aussi agitée. Eneko prit une grande inspiration et replaça ses cheveux, le sang chaud. Il rebondissait comme si on lui avait collé des ressorts.

— Le gouverneur, alors, il doit savoir plus de trucs que nous ! s'embrouilla-t-il. En attendant, Celes nous a demandé de venir. Malek !

Il me tendit sa main, que j'empoignai, et m'emporta avec lui. Cependant, à coup de talons, Isabelle ne nous laissa pas nous enfuir.

— Vous pensez que je peux venir avec vous ?

— Me demande pas ! gloussai-je, quelque peu exaspéré.

Leur regard se croisa et celui du châtain s'embrasa.

— Je pense pas que ce soit une bonne idée.

Il me força à détaler loin de cette vieille dame. Je n'étais pas sûr de comprendre quel était l'enjeu de cette course. Que pouvait-on lui faire, à ce réceptacle ? Isabelle nous avait clairement dit que c'était foutu. Pourtant, il ne semblait pas vouloir taire l'éclat d'espoir qui subsistait en lui.

— Tu sais toujours par où c'est, Mannah ?

— Ouais, bah ouais ! répondis-je du tac au tac. J'vais pas oublier d'un coup.

— Bah moi, j'ai oublié, écoute. Alors, vas-y, je te suis.

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