Chapitre 10.2

E N E K O

          Je m'imaginais une Prairie dans la fleur de l'âge, maternelle face à une Sonja haute comme trois pommes. La petite l'analyserait de ses yeux bridés, fatiguée, avec comme seul souhait celui d'avoir une vie normale, de s'amuser dans son parc favori au centre-ville.

L'éloquence de la thérapeute me permettait de visualiser cette histoire comme si j'assistais à une pièce de théâtre.

Malgré sa gentillesse, la petite ange ne cessait de poser des questions sur ses parents — ses vrais parents. Si elle les retrouverait un jour. Cela brisait le cœur de la docteur, qui connaissait pertinemment les réponses. Voir cette fille enfermée dans les entrailles d'Aversion, seule avec sa poupée, un jour sur deux, l'attristait.

La violence que sa mère lui infligeait, Prairie le transformait en sagesse. Elle supportait les coups et les crachats de sa génitrice chaque jour où elle refusait d'abandonner ses idéaux. Elle se tuait à la tâche afin de réaliser son rêve scientifique — celui de créer in vitro des démons jumeaux au sang si puissant qu'il suffirait à rassasier Hel et à lui faire oublier les flammes de jumeaux anges. Sa mère n'approuvait pas ces choix et le tenait à lui rappeler, cependant elle-même souffrait d'un cancer rarissime. Répliquer serait insensé, alors elle se réfugiait dans ses espoirs, sa création. Des démons de naissance, êtres contre nature, cela aurait dû s'arrêter à là... mais à l'évidence, leur venue au monde avait comblé le vide que l'ex-mari de Prairie creusait dans son cœur à chaque dispute. Et la petite Sonja lui demandait avec une l'innocence inouïe : «tu essaies toujours d'avoir des enfants ?» ce à quoi Prairie plaidait coupable. «Pourquoi tu ne deviens pas ma mère ? Je n'aime pas celle que l'on m'a donnée.»

Hélas.

Anaël et Théo — pour cette sensation angélique qui l'avait bénie à l'hôpital, lors de leurs premières respirations. Des faux jumeaux d'un aspect humain, et pourtant, le même sang irriguait leurs veines. Elle n'aurait pas dû s'y attacher. Seule Hel l'aidait à garder son objectif en vue... mais tandis qu'ils grandissaient, Sonja traçait son chemin.

Il a fallu se rendre à l'évidence : Hel n'avait aucun souhait de dévorer les deux garçons. Cependant, leur génétique n'était pas parfaite. Ils vieillissaient deux fois plus vite que la normale et étaient condamnés à mourir jeunes, dans une souffrance que Prairie n'osait concevoir.

— Je comprends... juste pas pourquoi.

Elle sonnait bien, son histoire. Crédible même, peut-être, mais certains détails me chiffonnaient. J'avais besoin de bien plus, pour ne serait-ce que lui redonner une once de ma confiance. Elle l'avait brisée. Ils l'avaient brisée... alors elle avait intérêt à batailler pour que j'accepte ses paroles.

Je m'étais assis sur un cheval à bascule et me balançais pour laisser respirer mon angoisse. Mon cœur était turbulent, il cassait une à une les chaînes auxquelles je l'avais attaché après le sacrifice de Sonja.

Elles se connaissaient, mais pourquoi ? Comment ? Notre guide était sa protégée... mais cela n'avait pas pu être qu'une simple coïncidence. De quoi l'avait-elle protégée ? Lorsque je lui demandais, sa réponse me laissait de marbre et me faisait rouler des yeux.

«C'est quelque chose d'assez compliqué. Tu comprendras quand le moment sera venu.»

Ne nous avait-elle pas dit que nous laissions les secrets et les mystères derrière nous, qu'elle répondrait à toutes nos questions ? Je ne pus m'empêcher de montrer mon agacement en soufflant avec force.

— Je sais ce que tu penses et je comprends, mais ce n'est pas à moi d'y répondre. Tu comprendras au moment opportun. Il arrive, c'est tout ce que je sais.

Je secouai la tête. Malek s'était assis par terre. Il regardait Prairie comme un enfant admirerait sa maîtresse tandis qu'elle racontait une histoire.

Pour...

Pourquoi ?

Malek, ne te rappelais-tu pas de ce qu'elle m'avait fait ? Ne te souvenais-tu pas de l'état dans lequel tu m'avais retrouvé ? Peut-être avait-elle été possédée ou pas la seule à blâmer, mais je ne pouvais pas oublier son visage. Je ne pouvais pas oublier cette épée, cette torture, ce sang qui avait coulé des lacérations que l'on avait fait subir à mon corps.

Et maintenant, elle continuait à faire planer le mystère.

— Ce qui est plus important... c'est Hel.

Mh. Pas faux. C'était ce qui m'avait travaillé le plus, ces derniers temps. À l'heure actuelle, les guerriers de l'Angélique exploraient Mannah à la recherche de la cachette dont Agnes avait parlé.

Cette fille... Qu'est-ce qui lui avait pris, à emmener la possédée ?

— Qu'est-ce que vous avez à dire, alors ? murmurai-je.

— J'ai toujours vécu avec Hel dans la peau, alors je la connais. Je sais comment la maîtriser, où elle est susceptible de se rendre si déchaînée, sans réceptacle... Je suis sûre que nous pouvons nous aider mutuellement.

Malek et moi nous étions mis d'accord. Malgré tout, cette femme était notre seul espoir, notre seul moyen de réparer nos problèmes. Elle s'était baladée dans les coulisses d'Aversion, avait sans doute appris le nom des démons par cœur. Si elle souhaitait réellement nous aider, qu'avions-nous à perdre ?

— Hel est la déesse des morts, c'est l'opposé d'Ilça. Ils viennent de mondes différents, mais lors de leur genèse, ils étaient la même entité. Aujourd'hui, ils ne sont vraiment... qu'opposés. Ma famille et moi, nous nous occupions d'Hel pour ne pas qu'elle s'enfuie, mais en détruisant Aversion, j'ai brisé volontairement les chaînes qui la liaient à moi.

— Mais pourquoi, alors ? s'enquit Malek. Pourquoi t'as détruit Aversion ? J'pensais que tu voulais nous tuer, moi, ou quelque chose du genre...

La femme soupira, désolée. Elle plissa les yeux face au soleil, accentuant ses pattes d'oie.

— Je savais que c'était la fin d'un chapitre, d'une histoire, qu'il fallait tourner la page, avoua-t-elle, le regard levé vers le ciel. Cette base n'aurait pas tenu bien longtemps, de toute façon. Et puis, je n'avais pas le choix.

Que voulait-elle dire par-là ?

— Comment ça, pas le choix ? intervins-je.

— On me l'avait demandé.

Je ne pouvais pas enchaîner directement, à la manière de didascalies. En voilà, une information étrange. Prairie était la boss d'Aversion. Elle contrôlait les démons. Sous les ordres de la déesse, peut-être, mais...

— Qui ça ?

— Le gouvernement.

Mon corps se figea. Ce n'était pas la réponse que j'attendais.

— Sérieusement ? balbutiai-je.

— Oui, ce n'est pas un secret. Hel désirait s'émanciper depuis toujours, et ce désir ne s'était pas envolé. Toutefois, face au gouverneur d'Arkan, je ne pouvais pas faire autrement. Il insistait pour que je la libère, et je dois avouer que... j'en avais aussi, moi aussi. C'est peut-être égoïste de ma part, mais je ne voulais pas finir ma vie prématurément dans la souffrance. Je n'avais pas pensé aux conséquences. Je faisais confiance à Gabin.

— Alors... les gens étaient vraiment au courant ? s'étonna Malek. Des anges, des démons ?

— Ils avaient certaines connaissances, oui. Du moins, les personnes les plus importantes de l'île. Mais ils ont tout aussi peur que la population, surtout maintenant.

— Et pour Hel ? continua le garçon, m'ôtant les mots de la bouche.

— Hel est hors de notre contrôle. Je pensais... Gab... Le gouverneur m'avait assuré qu'il avait de quoi la maîtriser. J'aurais dû m'en douter. C'est pour cela que j'ai besoin de vous. Je sais que vous allez vouloir la traquer...

— C'est le cas, l'interrompis-je sèchement. Il y a des guerriers qui sont partis retrouver la possédée en ce moment même.

— Elle a trouvé un réceptacle ? s'alerta-t-elle.

Sa voix se propulsa dans les aigus, son ton bascula. Clairement, cela avait l'air grave.

— Une fille, oui, avouai-je.

— Si elle n'est pas préparée, elle ne va pas faire long feu !

— C'est justement pour ça que je suis là. Pas pour entendre vos excuses ! J'ai juste envie de les aider et de possiblement sauver une fille innocente. Je suis pas venu en me disant « ah ouais, Prairie, j'adore cette femme ! »

Malek était peut-être plus impressionnable que moi, et encore, le fait qu'il se montrait si passif ne faisait que prouver qu'il savait quelque chose que j'ignorais. Je le connaissais assez pour savoir qu'il serait aussi défensif que moi autrement, en particulier après tout ce que nous avions vécu. Personne ne se rappelait donc à quel point il avait eu peur lorsque nous avions rencontré nos premiers « spectres » ?

Elle s'affaissa.

— Il n'y a pas mille façons de libérer Hel... et s'il te plaît, appelle-moi Isabelle.

— Pourquoi ? C'est votre arc de rédemption donc vous changez de prénom ?

— Isabelle est mon prénom. Prairie n'était qu'un surnom que je me suis donné en tentant de donner un sens à ma vie lorsque je grandissais avec Hel et ma famille.

C'était comme cela que Malek l'avait appelé, la dernière fois. Que m'avait-il dit ? Qu'elle l'avait surnommé ainsi dans ses contacts ? Mais pourquoi ?

Nos regards se croisèrent un instant, mais se fuirent dès qu'ils s'en rendirent compte — tels deux étrangers dans la rue qui se plaisaient, mais qui ne se reverraient plus jamais. Le mien se retrouva face à une montagne d'incertitudes et je ne pouvais pas l'aider à la franchir. La dernière fois que je m'étais senti ainsi, Malek luttait pour me cacher le destin de Théo.

Et bien sûr, Sonja en avait été complice. Enfin — elle en avait même été la principale coupable, en un sens, et comme par hasard, cette situation la concernait toujours, alors qu'elle avait depuis quitté notre monde.

Bien sûr, ils avaient été proches... mais peut-être l'avaient-ils été bien plus que je n'avais imaginé.

Qu'est-ce que tu me cachais, imbécile, encore ?

— Tu n'es pas obligé d'honorer ma demande, surtout après tout ce que je t'ai fait, se lamenta-t-elle. Je ne rejette pas toute la faute sur Hel. Bien sûr, depuis tout ce temps, j'ai encore une âme. Je ne faisais que lui obéir, j'aurais pu ne pas le faire...

— Mais si tu désobéissais, elle faisait rien ? s'inquiéta Malek.

— Si, bien sûr... elle pouvait me tuer, ou autre... et c'est là où je voulais en venir. J'ai été entraînée pour cela toute ma vie. J'aurais lutté, mais une personne innocente ne pourra pas lutter bien longtemps. Hel vous bousille l'intérieur. Pour vous donner un ordre d'idée, j'ai cinquante-deux ans. J'ai peut-être l'air d'en avoir quarante-deux, mais à l'intérieur, mon corps en a soixante-douze, se lassa-t-elle, une main sur le ventre. Je ne sais pas si j'aurais tenu encore longtemps avec Hel, et le fait est que... je n'ai pas d'enfant qui aurait pu servir de réceptacle. J'ai bien cru qu'Anaël et Théo auraient aidé, mais... cela n'était pas possible. J'ai échoué ma mission, j'en suis consciente, mais je suis déterminée à réparer mes erreurs...

— Et celles de Sonja, soufflai-je.

— Si y'en a pas mille, alors comment on fait pour faire fuir Hel ? demanda le garçon.

— Chaque génération, Hel recherche des jumeaux... c'est tout ce qui la calmera.

— Ouais, sauf que c'est à cause d'elle qu'on n'est plus jumeaux. Je nous ai justement poussés à nous suicider pour pas qu'elle nous ait, soupirai-je.

— Et tu as très bien fait. Cela prouve que ton esprit est vif. Cela fait une génération que Hel n'a pas trouvé de jumeaux — de ma faute. Je refusais et luttais pour ne pas y passer, mais lâchée aux yeux de tous... Elle aurait aspiré votre âme. Puis celle des prochains jumeaux et ainsi de suite jusqu'à être assez puissante pour détruire tout Arkan.

— Mais on est quand même morts ! me plaignis-je. Il y aura d'autres jumeaux, non ?

— Oui, tu ne t'imagines pas à quel point deux flammes seulement peuvent lui redonner de la force. Quant aux nouveaux jumeaux, c'est peut-être notre seule solution pour la retrouver. Attendre qu'ils naissent. En attendant, je ne suis pas sûre à cent pour cent, mais le seul moyen que je vois pour la faire fuir...

Je faisais confiance en Celes. Ils allaient trouver la pauvre fille, et grâce à Prairie — enfin, Isabelle, nous pourrions les aider.

— C'est de tuer son réceptacle, continua-t-elle.

— Hein ?

— Hel ne quittera son corps que si ce dernier n'est plus en vie... mais elle ne fera qu'en chercher un nouveau, sans oublier de semer le chaos entre-temps. Le seul véritable moyen serait de refaire de moi son réceptacle, mais j'ignore encore pourquoi le gouverneur ne voulait plus que je le sois. Cela risque d'être compliqué. En résumé, en attendant que la nature se rééquilibre, nous sommes... inutiles.

Juste inutile.

Comme d'habitude.

Je ne servirais à rien.

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