Chapitre 38 ✔️
E N E K O
— Excusez-moi ?
Me racler cette voix rauque me demandait des forces enfouies dans mes poumons. Ma gorge aride, la faim et la soif me donnaient des nausées acides.
— S'il vous plaît, murmurai-je.
Dans ma cage thoracique, ma respiration s'accélérait petit à petit. Pourquoi étais-je en vie ? Combien de temps avais-je nagé dans le coma ?
Je devais me lever pour inspecter les lieux. Une douleur me fit toutefois comprendre que ce n'était pas possible. J'abaissai les yeux et certains souvenirs me revinrent. Ma salive se coinça. Un bandage s'enroulait autour de mes clavicules et de mon épaule gauche.
Malek devait avoir visé cet endroit-là... pourtant, je n'aurais jamais pu mourir avec une blessure ici !
Pour...
Pourquoi ?
Et moi, je lui avais tiré une balle en plein dans le crâne ? Ou dans le cœur ? Je ne savais même plus.
Non... Non, ce n'était pas possible. Mes pensées devaient être faussées. Les événements ne s'étaient pas déroulés ainsi. Un détail devait m'échapper. Mon âme avait comme quitté mon corps, à ce moment-là...
Comment avais-je atterri ici ? Je revoyais Malek enveloppé de cette brume pourpre...
Mes yeux s'écarquillèrent. Pendant les détonations, Hel avait hanté les lieux. C'était ce que j'avais entendu.
Cela n'avait aucun sens... mais si. J'avais décidé de tirer pour que l'on s'échappe de son emprise. Qu'allait-il se passer maintenant ?
Je tentai encore de me lever, de bouger certains de mes membres, d'appeler à l'aide, mais cela était peine perdue.
L'inquiétude me rongeait. Si j'avais été emmené ici, alors Malek ne devait pas être loin. Je pris une longue respiration et balayai la salle du regard en espérant reconnaître un détail.
Toutefois, ce fut une sensation qui attira mon attention : celle d'être déjà venu ici.
C'était le même hôpital...
Le même dans lequel j'avais vécu ma première E.M.I.
— Putain.
Une E.M.I., j'en avais fait une autre, j'en étais persuadé. Je me souvenais clairement avoir parlé avec Ilça...
« Soit tu meurs en héros, soit tu survis suffisamment longtemps pour devenir le méchant de l'histoire », disait-on. Je soupirai. La mort me rejetait. J'allais devenir fou, avec toute la destruction que j'avais causée...
Un bruit de poignée m'alerta.
La silhouette d'une jeune inconnue apparut au seuil de la porte — sans doute d'une infirmière. J'avais besoin de réponses au plus vite. Cependant, les yeux baissés, elle lâcha un long souffle en farfouillant dans une sorte de cagibi que mon regard ne pouvait pas atteindre.
— Excusez-moi, plaçai-je entre deux toussotements, la gorge sèche.
La femme poussa un cri de surprise. Faisais-je si peur ? Je ne ressemblais pas à un mort vivant, pourtant... si ?
— Vous êtes réveillé ? s'exclama-t-elle.
— Je peux... Je peux savoir...
— Monsieur, je vais vous demander de ne pas trop pousser votre voix... ni de trop forcer votre corps, d'ailleurs. Vous êtes encore en état de choc.
— Choc ? Je... Je devrais être mort.
Elle sourit bêtement.
— Eh bien, vous devriez être reconnaissant de pas l'être !
— Je voulais mourir. Où est...
— Pardon ? Comment ça ? Je vais vous demander de ne pas avouer quoi que ce soit, je ne suis pas policière, d'accord ? Je déteste les accidents.
— Non, grinçai-je. Non... c'était pas un accident. Où il est ?
La femme, avec ses cheveux blonds coiffés en queue de cheval, devait avoir la trentaine. Ses vêtements amples, simplistes et blancs flottaient lorsqu'elle boitait en ma direction. Ses talons lui donnaient du fil à retordre. Avait-elle le droit d'en porter, ici ? Elle compensa en souriant à pleines dents. Vu l'état de ces dernières, elle devrait éviter.
— Il ? De qui parlez-vous ?
Elle commençait à m'agacer.
— M— Ma... Mon copain...
— Oh, tu veux dire l'autre victime que la police a trouvée sur les lieux du crime ? J'ai entendu dire que le bâtiment a été bouclé. Quelle histoire ! En plein milieu de ces attaques démoniaques ! Mais dans quel monde vit-on ?
Mon cœur se serra et mon torse se bomba avant de lâcher un énorme soupir, libérant la pression. La frivolité de l'infirmière face à cette situation me dépitait. L'intonation de sa voix sonnait comme celle d'une gamine qui s'amusait avec ses poupées, comme si nous n'étions que des marionnettes dans un monde truqué. Cependant, ses railleries avaient attiré mon attention.
— Attaques démoniaques ?
— Oh, tu n'es pas au courant ! Tout le monde en parle ! Du moins, sauf les chaînes d'informations. Des centaines de cadavres ont été découverts dans tout Arkan ! Des gens voient ce qu'ils pensent être des démons, des humains avec des superpouvoirs et des traces sombres dans le ciel... J'en ai vu, il y a deux jours. Je sirotais mon jus de cassis. J'ai cru à un nuage orageux, mais non. Ils ont amené avec eux une ambiance malsaine... Des gens se suicident, ils ont peur. Je ne sais plus où donner de la tête. C'est le chaos en ce moment et le gouverneur refuse d'en dire un mot. Crois-moi quand je te dis que tu es bien mieux ici !
Malek... Il ne pouvait pas faire partie de ces cadavres. Impossible.
— Où... Il est où ?
— Ton ami ? Je suis désolée, mais je n'en ai aucune idée. Et même si je le savais, je serais dans l'interdiction de vous le dire. Mais je comprends ta situation. L'amitié, c'est sacré. Vous avez faim ? Soif ?
L'amitié ? Va te faire...
Je hochai la tête, mais voulais surtout mettre une nouvelle fois fin à mes jours. L'intérieur de ma poitrine me marquait d'une absence, d'un vide qui me donnait des sueurs froides. Les perles de transpiration coulaient goutte par goutte sur mon front. Pourquoi étais-je dans cet état ? Où était Malek ? Je refusais catégoriquement de vivre sans savoir ce qu'il était advenu de lui. Nous étions supposés mourir ensemble... encore quelque chose que j'avais foiré.
— Je vais vous apporter un plat et un verre d'eau.
La blonde rebroussa chemin et m'isola dans mon incertitude. Sans personne pour me tenir compagnie, je n'avais qu'à me laisser couler et me noyer dans ces pensées meurtries et mortelles. Qui s'en préoccuperait ?
Un second prénom m'apparut.
— Attendez ! forçai-je sur ma voix. Mon... Mon téléphone ? Il est où ?
— Vous devriez vous reposer, pour le moment.
— Je viens de me réveiller !
— Votre mère est au courant que vous êtes ici. D'ailleurs, il y a une jeune fille qui a tenté de vous rendre visite.
Sonja...
C'était à elle que je voulais parler. Et si elle connaissait l'état de Malek ? Cela faisait un moment que je ne l'avais pas vue, ni même su si elle était en vie ou non, mais j'avais besoin de mon téléphone — je ne connaissais même pas la date ! Combien de jours s'étaient-ils écoulés ? De semaines ? Qu'était-il arrivé au peuple, à Hel ?
Je me tordis le cou, à la limite de le briser afin de regarder la fenêtre. La luminosité ambiante s'apparentait à celle d'une fin d'après-midi... ou peut-être au début de matinée ? Stupide heure dorée.
Mon crâne retomba sur l'oreiller ferme. Dans tous les cas, j'étais seul, entouré de murs rose fade, sans aucune décoration hormis un distributeur de savon antibactérien et des photos de bébés. Des femmes avaient peut-être accouché dans ce lit. Berk...
À ma droite pendaient des poches de liquide liées à mon bras par un tube transparent. Encore plus glauque que dans mes souvenirs.
Mon attention se redirigea vers ma flamme.
Je la sentais moins... puissante, et pourtant plus vive, comme si elle brillait avec une intensité accrue, mais que cela ne venait pas de l'extérieur. La sensation me donnait des maux de tête. Était-ce en raison de ma deuxième E.M.I. ?
« Deuxième E.M.I. »...
Sérieusement, quelles en étaient les probabilités ? Mon corps s'enveloppa de rage face à cette injustice. Je n'avais plus rien à faire ici ! Pourquoi me renvoyer ? La mort ne voulait-elle vraiment pas de moi ? La faucheuse s'était-elle entretenue avec Ilça en lui disant « le suicidaire, avec sa vieille prothèse, j'en veux pas » ?
Au bout d'une dizaine de minutes, l'infirmière fit son grand retour. Elle portait avec fierté un verre d'eau et un plat de nourriture que je ne mangerais jamais, si l'on excluait le yaourt qui ne venait pas d'eux. Par surprise, elle me rendit aussi mon téléphone, celui que Malek m'avait donné après Aversion. Ma requête avait été entendue. Je le contemplai et le caressai. Il était la preuve même de la bonté, la gentillesse et la générosité du garçon.
Il me manquait terriblement.
Je poussai un soupir de soulagement en voyant la batterie et survolai mes messages.
Parmi eux, une dizaine de Sonja. Au moins, elle était encore en vie et nous avait pas oubliés... Je l'appelai, inquiet. Malgré tout, elle était la dernière personne sur qui je pouvais compter.
— Allô ?
Une voix tremblotante grésilla.
— Allô ?
— Sonja ?
Mon cœur battait la chamade, comme lorsque je tentais de parler aux gens que j'appréciais secrètement... mais il ne s'agissait que d'appréhension. J'avais peur de ce qui allait suivre.
— E... Eneko ?
Ces trois syllabes suffirent pour qu'elle explose en sanglots.
Mon cœur se déchira en mille morceaux à l'écoute de cette voix brisée et distante. Il s'alourdit, ma respiration se rompit : les larmes montaient déjà alors que rien n'avait été dit.
Je n'avais jamais entendu Sonja pleurer. Elle qui se montrait si forte et indépendante, je l'avais surprise dans un moment de faiblesse. J'ignorais pourquoi elle avait disparu pendant cet enfer, mais je voulais la consoler. Mon corps entier était soumis à une anxiété qui me grignotait. Toutes les parties de ce dernier tremblaient. Mes dents se frottaient les unes contre les autres. Ma main moite rejoignit mes lèvres, de terreur.
— Désolé, je...
— Je sais pourquoi tu m'appelles, couina-t-elle.
Sa respiration, comme la mienne, se faisait faute. J'attendais que les mots sortent de sa bouche.
— Tu le ressens toujours ? Tu...
— J'ressens plus personne, Eneko ! Ça fait pas mal de temps... je ne suis même plus guide. Je te ressens plus, mais j'ai croisé Na... Nayla à l'hôpital, la — la sœur de Malek. Il a... Il a...
Je toussotai. Je savais déjà ce qu'elle allait m'annoncer, mais j'espérais toujours me tromper sur toute la ligne, qu'il allait bien, que j'avais raté mon tir malgré Hel, que je n'étais pas un meurtrier. Sa voix vacillait, incapable de former une phrase complète. Malek, ce garçon si adorable et attentionné, qui ne voulait que faire le bien autour de lui, même s'il n'osait pas l'avouer...
Seuls trois mots clôturèrent la conversation.
Trois mots que j'entendis à peine.
Trois mots qui mirent une fin à mes incertitudes et qui me bouleversèrent.
« Il est mort. »
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