Chapitre 31.2 ✔️

M A L E K


           Pendant une journée entière, je ne mis pas un pied en dehors de l'Angélique, ne serait-ce que prendre un verre là-haut. Non, à la place, on m'avait prescrit tous les soins nécessaires à ma guérison la plus rapide. Des professionnels m'avaient recouvert de bandages — mon ventre, mon crâne... Pour couronner le tout, j'avais dormi quatorze heures d'affiler dans le dortoir public, sans doute une cause directe de mon manque de sommeil...

Des frissons parcourent mon échine. Il faisait frisquet. Je pris une grande inspiration et reposai mon regard sur la page du bestiaire que je lisais. Le nombre de créatures que je ne connaissais pas relevait de l'excentricité. Existaient-elles toutes réellement ? Je m'étais arrêté sur un passage qui parlait des « animaux angéliques », des animaux qui, tout comme nous, vivaient avec une flamme. Ils pourraient même se dématérialiser... Cela m'amusait. Je m'imaginais un chien aboyer à la lumière. Pourquoi Ilça déciderait-il de leur donner une deuxième chance ? En soi, s'il existait des démons à forme animale, cela n'avait rien d'étonnant. Je n'avais croisé que des anges humains, mais le livre me confirmait de l'existence d'autres types — de quoi assurer un certain équilibre. Par exemple, des griffons façonnés dans de la soie. Original...

Une voix rauque interrompit le fil de mes pensées.

— Pourquoi ça m'étonne pas de te trouver ici ?

Malek.

— À toi de me le dire.

Le jeune homme s'approcha à pas hésitants. Il n'avait pas compris qu'il ne me dérangeait jamais.

— Ça va mieux, depuis hier ?

— Beaucoup mieux, avouai-je, mais je dois toujours... aller voir ma mère et ma grand-mère. Elles ont dû paniquer et m'appeler sans cesse, mais sans portable, difficile de répondre.

— T'as plus ton portable ?

— Tu crois qu'ils allaient me laisser appeler la police, à Aversion ? Tu parles...

Je ravalai ma rancœur. Ils nous avaient réellement privés de toute communication avec le monde extérieur. Heureusement, ils n'avaient pas pu m'arracher ma flamme...

— J'verrai si j'peux t'en trouver un autre.

La voix de Malek, réconfortante, me fit oublier quelques secondes la souffrance qui me collait à la peau.

— Non, non... t'as pas à t'en faire.

— Si j'peux m'permettre, c'plus pratique de pouvoir s'envoyer des messages plutôt qu'devoir s'évanouir pour parler en... rêve, ou j'sais pas trop quoi.

Sa remarque m'arracha un sourire. S'il y avait quelqu'un qui contrôlait mes lèvres avec des cordes de marionnettiste, c'était bien lui. Sans ses petites fossettes, son tempérament et ses mots doux qu'il osait enfin libérer... je ne savais pas ce que je deviendrais. Malgré tout ce que nous avions vécu, il demeurait mon seul et véritable pilier.

Avec tout ça derrière nous, il s'ouvrirait peut-être un peu plus. J'aimerais retrouver cette innocence optimiste que je lui avais connue au départ. Toutefois, il se mordit la lèvre inférieure, comme coupable de ne plus savoir quoi dire. Qu'il ne compte pas sur moi pour trouver un autre sujet de conversation, par contre ! J'étais en pleine lecture et n'avais pas encore remis les pieds sur terre.

Non... Il avait l'air préoccupé.

— On a beaucoup de choses à s'dire, reprit-il.

— Tu m'étonnes...

— J'comptais attendre que tu sois soigné... Une chose en son temps, quoi. Mais y'a des trucs que je dois... t'avouer. Pas des trucs agréables.

Irrité, je me surpris en train de froisser la page du bestiaire. Mes sourcils se froncèrent. De quoi parlait-il ? Hier encore, j'étais enfermé...

Hier encore, je n'étais pas un meurtrier.

Que pouvait-il m'annoncer d'autre ? Je déglutis en songeant à Anaël. À en juger par la façon dont je m'étais acharné sur le démon... avais-je réellement bien fait ? J'étais devenu un monstre, une bête en soif de sang, je... Il ne m'avait pas vu en action. Je lui faisais confiance, mais...

— J'te force pas.

Il me tapota l'épaule et rebroussa chemin.

— Non, attends !

Je quittai le bestiaire et lui demandai ce qu'il comptait me dire. Cependant, il refusait de me l'avouer sans la présence de Sonja. Nous restâmes ensemble quelques heures jusqu'à ce que la concernée arrive -- de quoi se reposer et se remettre de ses émotions. Sans surprise, se débarrasser de ces affreux souvenirs n'était pas chose aisée... surtout pas aussi vite. Ce que j'avais vécu allait me hanter encore longtemps, peut-être toute ma vie.

Sans doute toute ma vie, en fait.

— On est loin d'en avoir terminé. J'espère que vous profitez de ces quelques instants de répit, souffla-t-elle. Au moins, on peut pas dire qu'on s'ennuie, dans ce bled.

— J'préférais quand j'allais juste en cours et que j'me bourrais la gueule le soir, siffla Malek. C'était une façon moins... dangereuse d'passer ses journées, au moins.

En un sens, ma sauveuse n'avait pas tort. D'habitude, je sortais peu de chez moi. Maintenant, c'était à se demander si j'avais encore un chez-moi...

— Prairie... commença-t-elle.

— Me parle pas d'elle, s'il te plaît, l'interrompis-je.

Les lèvres pulpeuses et noircies de la demoiselle s'ouvrirent à plusieurs reprises, pourtant incapables d'articuler le moindre son. Malek prit le relais après avoir replacé quelques mèches brunes.

— Elle a dû réussir à s'enfuir.

— Et elle... elle voudra se venger. Je pense, en tout cas.

Je soupirai. Je n'avais aucune envie de prendre part à cette conversation. Lorsque j'entendais ce prénom... Que dis-je, ce mot, « prairie », celui d'Anaël venait s'y coller et ramenait un nombre insensé de souvenirs douloureux, qu'ils soient ceux de cette prison ou son amas de mensonges.

— Quelle connasse ! vociféra le garçon. J'ai encore du mal à y croire.

Pas moi. En toute honnêteté, après tout ce que j'avais vécu, la surprise n'était plus vraiment l'émotion qui me dominait.

— Et puis... Le fait que ça ait explosé... vous trouvez pas ça étrange ? s'offusqua Sonja. Ça me démange depuis hier. C'est pas normal...

— C'pas notre faute, si ? On n'a rien fait pour qu'ça explose !

— Non, non.

Je restais silencieux, vaseux. J'écoutais leur conversation, entre l'intérêt et le je-m'en-foutisme. La brune continua.

— Mais ça s'est pas effondré comme par magie. Prairie devait savoir ce qu'elle faisait. C'était sans doute prévu... C'est elle qui a détruit Aversion, pas nous.

— Aversion n'est pas détruit, soufflai-je alors.

Leurs regards pivotèrent en ma direction. Je n'y prêtai pas attention. La tête baissée, seules leurs silhouettes assises sur les chaises me parvenaient.

Rendez-vous à l'évidence...

— C'est une putain de société privée ? braillai-je. On sait absolument rien d'eux ni de Prairie, hormis que c'est leur chef. Ils pourraient carrément bosser pour le gouvernement. C'est juste... une base qui a été détruite. Rien d'autre.

— Une base avec des centaines d'innocents à l'intérieur, grogna Malek.

Cet ajout, duquel j'aurais pu me passer, me brisa le cœur. Son timbre me pointait du doigt, mais je l'avais jetée, cette clé ! Ils auraient dû se libérer ! Pourquoi seulement trois d'entre eux... ?

La scène se répétait dans ma tête. La clé métallique dans leur sang, les hurlements incessants recouverts par les explosions et les débris... Je tentai de ravaler quelques larmes, en vain. Je n'avais pas tué qu'Anaël. J'avais tué tous ces anges. Je leur avais menti. Je leur avais promis de les sortir de là, mais je m'étais sauvé sans n'avoir rien pu faire.

Je voulais fracasser quelque chose contre le mur — une chaise, mon crâne...

— Et des démons, surtout, fit Sonja. C'est ce qui m'inquiète le plus. Si Prairie...

Et puis merde. À quoi bon les écouter ? Je reniflai ma morve, ce qui attira de nouveau leur attention vers ma pitoyable personne. Malek me répéta cette phrase, persuadé d'être psychologue.

— T'as bien fait, pour Anaël.

Et là, je craquai.

— Non ! Non, putain ! Tu m'as pas vu ! J'l'ai pl... planté de mes propres mains ! rugis-je, la voix grinçante. Encore et encore... J'pouvais voir son sang couler, mais...

Le regard du brun s'assombrit. Au bout de quelques secondes, je ne pouvais plus discerner ses yeux. Des larmes chaudes glissèrent sur mes joues et brouillèrent ma vision.

— À propos d'Anaël... Théo.

— Non, mais stop, putain !

Je ne voulais pas penser à lui. Je ne voulais pas parler de lui !

— Faut qu'on parle !

— Non, non, non !

Trop de souvenirs douloureux d'un coup. Mon cerveau n'allait plus tenir longtemps.

Une des chaises grinça sous mes sanglots et une étreinte chaleureuse s'enroula autour de mon corps. Mes poings s'élancèrent pour m'en défaire. Je reconnus l'odeur et la façon de câliner de Malek, mais je ne désirais pas sa pitié ou leurs remarques. Il faisait clairement de son mieux pour me consoler, pourtant, ma peine subsistait.

Pouvais-je vraiment lui en vouloir... ?

— Écoute-moi, chaton.

Sa voix cassée me brisa un peu plus, et ce mot, chaton... il m'engouffra dans un brasier glacial, contradictoire. La vérité, c'était que je ne savais pas. Je ne savais plus s'il jouait avec moi, s'il m'aimait. J'ignorais de quoi je voulais lui parler, ce que je voulais lui dire... mais lui n'avait aucun doute.

— Tu voulais pas me parler d'Aversion, tout à l'heure ? sanglotai-je.

Son visage quitta mes épaules. Je relevai la tête avec hésitation. Malek et Sonja s'échangèrent une œillade furtive. Je subis une nouvelle fois le poids de leur regard.

— C'est à propos de Théo, annonça la guide.

Malek, la respiration lourde, peina à articuler.

— Et de pourquoi il est vraiment mort.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top