Chapitre 3.1 ✔️

E N E K O


          Bon sang... Mon téléphone affichait quinze heures passées. Était-elle en retard, ou m'étais-je trompé ? Oh, non, pourvu que je ne me sois pas trompé...

Je vérifiai une énième fois : le rendez-vous avait bien lieu aujourd'hui, à cette heure, ici même. Le panneau devant moi ne pouvait pas mentir.


« Isabelle Sorievan, thérapeute.

Si tu cherches encore cette personne qui va changer ta vie, regarde dans le miroir. »


Oui, je sais... hélas, tout seul, cela allait être compliqué, alors je ne refuserais pas un peu d'aide.

La porte en bois se déverrouilla et s'ouvrit. À son seuil, un homme se dévoila. Une décharge me paralysa tout entier. Mon regard se focalisa sur son visage et lorsqu'il croisa le mien, une bouffée de chaleur m'emporta.

Il s'en arracha tout aussi vite et s'échappa du bureau. J'hallucinais.

J'hallucinais forcément.

Un peu plus loin toutefois, il me jeta un coup d'œil, et je le retrouvai un instant — l'impétuosité de son esprit, dissimulés dans des iris orageux qui plongèrent dans les miens. Ils exprimaient un sentiment que je ne pourrais décrire. Un duo de nez large et de sourcils broussailleux mettait en relief son visage sombre et peu uniforme, mais incroyablement charmant. Une harmonie feutrée s'en dégageait.

Pas de doute, c'était lui, l'homme que j'avais croisé pendant cette expérience et qui n'avait cessé de me hanter depuis ma sortie de l'hôpital. Mon cœur brûlait d'un surplus d'intensité, comme si j'avais rencontré un être divin. Accablé, troublé, je l'admirai repartir en trombe vers la porte de l'escalier. Son âme m'attirait, mais le suivre m'était impossible.

Après son passage, mon regard ne quitta plus le parquet beige. Mon corps refusait de se mouvoir. Il existait... Il existait pour de vrai ! Il n'était pas que dans mes rêves !

Une nouvelle ombre, féminine cette fois, débarqua au seuil de la porte.

— Eneko ?

Mes muscles s'étaient ankylosés, les yeux rivés sur le bout du couloir.

Je sursautai face à cette dame âgée. C'était elle, la thérapeute.

— Oui, oui, déglutis-je.

— Entre, je t'en prie.

— Merci.

Son bureau n'aurait pas pu être plus banal. Toutefois, une atmosphère vieillotte et apaisante s'en dégageait et me mettait déjà à l'aise... sans doute les murs cramoisis, bordeaux — ma couleur préférée — et les meubles en bois.

Cramoisi... un mot bien hideux pour une couleur si jolie.

Le claquement de la porte et les cliquètements de ma béquille – je peinais à marcher, elle faisait office de deuxième jambe – atténuèrent ma voix faiblarde, mais pas la sienne.

— Assieds-toi, je t'en prie.

Souriante, elle ne devait pas excéder la quarantaine. Son visage harmonieux respirait une bienveillance maternelle rassurante. Je n'avais jamais pris rendez-vous avec une thérapeute... mais tout allait bien se passer. Ne t'inquiète pas, Eneko. Tu n'as rien à cacher ! Hormis ton obsession pour cet inconnu.

Je voulus m'asseoir, mais mon corps chavira sur le côté. Je n'étais pas encore habitué à ce corps à moitié fonctionnel... Quelle honte.

Les longs cheveux de la femme s'effritèrent lorsqu'elle m'aida à m'installer dans le siège en cuir. Je m'y enfonçai sans gêne, le souffle coupé. Avec précaution, elle emporta mon bâton près d'une table de chevet pour que je puisse l'atteindre à tout moment.

Je l'avais imaginée plus dure et âgée, mais son visage de soie m'envoyait l'image d'une puéricultrice. J'essuyai mes préjugés et les perles de transpirations qui inondaient mon front. Elle se posa sur une chaise en contre-jour ; les rayons qui traversaient la baie vitrée l'enveloppaient.

— Enchantée de te rencontrer, Eneko. Je suis ravie que toi et ta mère ayez décidé de me faire confiance pour t'aider. Je suis Isabelle, comme tu dois le savoir, mais tu peux m'appeler Prairie.

— Prairie ? C'est votre... surnom ?

— En quelques sortes. Disons que cela correspond bien à la personne que j'essaie d'être au jour le jour.

Pourquoi pas, après tout. Je n'avais pas le droit de juger les autres sur leur prénom. Le mien sortait d'un livre de fantasy.

— Pourquoi ? Parce que... vous essayez d'être calme, comme une prairie ?

Dans un soupçon de malice, un sourire tendre releva ses joues creusées et accentua des fossettes et quelques rides.

— Exactement. Tu es malin comme garçon.

Je soufflai du nez. Peut-être devrais-je sourire, moi aussi...

Tout en évitant son regard, j'étirai mes lèvres. Avant, je n'aurais sans doute pas prononcé un seul mot, mais j'avais compris mon erreur. Je m'efforçais donc de me fondre dans la masse de ce chaos malgré les difficultés imprévues. Si la vie m'avait appris une chose, c'était qu'être bon n'apportait rien, alors pourquoi s'obliger à porter un masque pour s'intégrer ? Les gens voulaient-ils vraiment évoluer dans un monde d'hypocrites ?

Prairie semblait déterminée à dompter toutes mes appréhensions afin de simplifier l'entretien. Cependant, je doutais de mes capacités à tout raconter, de mes premières tendances suicidaires jusqu'au saut. Cette chute impromptue n'avait fait qu'alimenter mon aversion envers ma personne. Je voyais le reste du monde d'un nouvel œil, mais moi... je me pardonnais encore difficilement.

— As-tu trouvé quelques passe-temps ?

— Pas plus que d'habitude. Internet, écrire, lire...

Son sourire se figea.

— Tout ce qu'il faut pour oublier les environs... Je vois. Je sais que c'est difficile de...

— Ça l'est.

Ma tête s'effondra et mes jambes... enfin, ma jambe m'apparut, sous la minerve qui maintenait mon bras cassé. Je regrettais déjà de l'avoir interrompue, moi qui avais toujours eu l'habitude d'écouter sans jamais répliquer. Oui ; je voulais que ça change ; oui, je voulais que l'on m'entende, mais...

C'était dur.

— Ta mère m'a prévenue que tu allais recevoir ta première prothèse juste après notre séance. As-tu peur ? Es-tu excité ?

— Je sais pas trop.

— Je peux t'assurer que tu n'as pas à t'en faire.

— J'ai pas grand-chose à perdre, de toute façon. Plus grand-chose, en tout cas.

Mon talon, poussé par l'inconscience, martelait le tapis. Les poings serrés, je ne lâchais pas du regard ce membre que l'on avait dû m'arracher sans mon consentement.

Un claquement de doigts résonna. Prairie m'analysait de ses yeux noisette. Un léger frisson me parcourut la colonne, comme si elle exerçait une pression mystique sur moi.

— Je vois bien que tu es préoccupé par tout cela, et que tu sembles ne pas vouloir que je prenne trop de ton temps.

Elle se racla la gorge.

— Mais, dis-moi, Eneko... Je me dis que ces dernières semaines t'ont permis de réfléchir à cela. Comment considères-tu ta relation avec la mort, à présent ? Peux-tu y mettre des mots ?

Ma bouche s'ouvrit sans qu'un son en sorte. Je ne m'attendais pas à une question si philosophique en apparence, même si après cette expérience, elle était justifiée.

La vérité ? Je n'en savais rien. Je ne savais plus rien. Je nageais dans l'incompréhension, en ce moment. Qu'importe le sujet, les réponses m'évitaient...

Je soupirai. Pourquoi me plaignais-je ? Cela me passera. Je pris mon courage à deux mains pour articuler une réponse concrète malgré tout.

— C'est... un peu comme « je t'aime, moi non plus. »

Un léger silence s'instaura. Ces mots avaient-ils du sens, au moins ?

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