E N E K O
J'étais encore sous le choc de ce qui s'était produit quelques instants plus tôt. Ery et Anya, les deux prisonniers respectivement enfermés à droite et à gauche de ma cellule, avaient tenté de m'interroger, mais mon mutisme les avait obligés de me laisser tranquille. La personne derrière moi restait immobile. Depuis mon arrivée, je ne l'avais jamais vue bouger le moindre doigt. Elle pourrait être morte...
La salle s'activa de nouveau au bout d'un certain temps. Toutefois, la réaction était différente. De multiples paires de chausses résonnaient. De longs crissements et chocs retentissaient eux aussi, comme ceux de roues sur le pavé.
Que se passait-il ? Pourquoi les couloirs étaient-ils envahis ? L'anormalité de la chose horrifiait mes colocataires le moins du monde. Quelqu'un me jeta un sandwich carré à la figure.
Bordel, ils distribuent à manger !
Oui, forcément... Morts, nous ne leur serions pas d'une grande aide.
J'empêchai le précieux sésame de toucher le sol et l'engloutis. Mon estomac criait famine et vibrait sous la cacophonie de mes crocs.
J'avais encore faim, mais mon ventre me remercia tout de même pour cet en-cas. Cela me mit d'humeur à répondre aux questions d'Anya, la fille aux yeux fous.
— Si tu veux savoir, c'était pas la salle d'expérience.
— C'est c'que j'avais conclu ouais, vu qu't'es encore là, marmonna-t-elle d'une voix lasse.
— Comment ça, je suis encore là ?
— Eh bien, ceux qui partent à tortureland, soit ils crèvent, soit ils sont emmenés dans une cage plus haut.
Elle leva son index.
— On change d'cage au fur et à mesure, tout ça pour qu'au final, ils choisissent quelqu'un d'la première rangée pour l'emmener.
— La première rangée ? m'inquiétai-je.
— Ouais, les clochards à même le sol, quoi. Nous. L'un d'nous sera l'prochain.
Ma salive se fraya un chemin difficile à travers ma gorge. Je n'arrivais pas à tout mettre au clair.
— Pourquoi... Pourquoi est-ce que je suis encore en bas ?
— Me demande pas, coco. Quand ils ont emmené la meuf qu'était à ta place hier, ils auraient dû faire descendre une des personnes au-dessus d'nous, mais ils t'ont mis toi à la place. Ils ont peut-être hâte de voir c'dont t'es capable.
— Mais ils... Ils t'ont déjà emmené là-bas ?
— Non, et pourtant, ça doit faire un mois que j'attends... avec impatience. J'étais tout en haut, quand je suis arrivée. Et vu qu'j'ai le vertige, j'ai vomi au moins une fois par jour. Douche gratuite.
Je me renfrognais. Le sandwich. Le joli sandwich. Pense à ça au lieu d'imaginer la scène... Certes, ce n'était que du pain de mie, du jambon et du fromage, mais il pouvait remonter aussi vite que mes intestins à mon réveil.
Les minutes, puis les heures passèrent. Je me tortillais dans tous les sens dans l'espoir de trouver une position un minimum confortable, en vain. Quelle horreur. J'en eus des fourmis dans les jambes.
Au bout d'un moment, un claquement métallique me réveilla. C'était le signal. Quelqu'un allait se faire emmener dans la salle d'expérience.
Pense à autre chose, Eneko.
Mes paupières se verrouillèrent, je collai mon dos aux barreaux derrière moi, immobile malgré ma panique.
Les pas s'arrêtèrent devant ma cellule. Ma poitrine affolée résonna dans le silence. Le tintement d'une clé sur ma serrure me déchira le cœur. Mes yeux tentèrent de s'extirper de leurs orbites. Mourir. J'aurais pu mourir tellement de fois, alors pourquoi... ?
— Non...
Le portillon entrouvert, des mains s'engouffrèrent de ma cage pour m'y arracher. Mes organes se soulevèrent. Mes paumes glissèrent sur les barres sans réussir à s'y accrocher. La personne me tira avec force et je me cognai contre le pavé. On m'avait libéré de cette prison pour me confiner dans la souffrance.
— S'il vous plaît, non, suppliai-je d'une voix tremblotante.
L'inconnu ne m'écouta pas. Je quittai la terre. Une puissance plia mon ventre en deux. Mon manque d'équilibre m'obligea à secouer mes membres de peur de chuter. Mon bourreau m'écrasa contre ses épaules, comme si je n'étais qu'un vulgaire sac de pommes de terre.
— Arrêtez ! S'il vous plaît !
Mes cordes vocales explosèrent, mais me débattre ne servirait à rien. Pire qu'avec Anaël. Je ne pouvais rien faire. J'allais rencontrer mon trépas, lui dire que cela faisait longtemps, discuter de la pluie et du beau temps avant qu'il ne m'amène chez lui.
J'abandonnai donc. La dernière miette d'espoir était tombée.
J'atterris dans une salle lumineuse remplie de personnes masquées. Impossible de placer le moindre mot. Ils broyèrent mes poignets et m'arrachèrent mes vêtements. Je me retrouvai en caleçon, bouffé par la honte. Ce viol d'intimité me donnait la gerbe, mais ils s'en fichaient — ils m'encastrèrent dans une table d'opération frigide, sans oublier de m'y ligoter.
Des lampes incandescentes brûlèrent mes pupilles. Me voilà de retour à l'hôpital. Ils m'avaient dévêtu de toute dignité. Les poings fermés, ma peau gelait sous des cristaux de glace, tout comme mon cœur, prêt à se briser.
— Ange jumeau.
Je tombai. La ceinture en cuir qui me rattachait à la table me brûlait le cou. Je ne discernais rien, hormis ces ombres masquées qui flottaient sous l'éclairage.
— Celui-là doit être puissant. N'hésitez pas à y aller de main forte.
— Non. Non, soufflai-je. C'est pas vrai, je...
— Tais-toi !
— Je suis pas puissant du tout, je... s'il vous plaît !
Je me ballotais avec désespoir, guidé par ma gorge qui vibrait sous des larmes insignifiantes à leurs yeux. Elles coulaient dans l'attente du pire, elles aussi contre mon gré. Elles s'enfuyaient avant qu'il ne soit trop tard.
Une piqûre aiguë me raidit le bras — une seringue. Bordel. J'y adressai une œillade craintive. Ma peau se soulevait. On en ôtait une tige en métal.
Un instrument refroidit ma poitrine telle une canette de soda.
— Utilise ta flamme pour te calmer et ralentir ton cœur.
Je reniflai et me résignai à obéir. C'était Anaël qui me l'avait appris. J'en broyais les dents de rage, mais je réussis tout de même à activer son pouvoir. Ma flamme se libéra. Une fine chaleur modéra mon rythme cardiaque. Cependant, je pleurais, je tremblais encore.
Après quelques messes basses, l'une des silhouettes revint obstruer l'intense lumière qui me dominait. Son bras s'élança et une fraîcheur malsaine dévora mon ventre.
Quelques secondes passèrent. L'information prit son temps avant d'atteindre mon cerveau, mais ce froid se transforma en douleur aiguë qui se généralisa dans mon corps à la manière d'une décharge. Mes tremblements dédoublèrent d'intensité. J'avais l'impression qu'une piqûre... non, que vingt-mille piqûres simultanées m'avaient touché.
Un scalpel apparut.
Je retraçai la blessure dans ma tête.
Ces bâtards m'avaient lacéré.
— Tu peux te soigner ?
Un épais liquide coulait sur mes hanches. Non, je ne pouvais pas me soigner, bien sûr que non ! Je n'étais pas magicien ! Je voulus prononcer quelques mots, mais un charabia indicible m'étouffa. La douleur me pulvérisait toute capacité.
En réponse, un coup brutal m'écrasa le crâne contre l'établi en fer. Je grognai sous la souffrance. Ma vision devint floue. Par réflexe, mes mains tentèrent de rejoindre mon front, en vain. Les martèlements continuaient et la peine ne s'évaporait guère.
— Il faut qu'on voie ce qu'il se passe dans son cerveau.
— Non...
— Il n'a pas l'air de pouvoir se soigner physiquement. Fous-lui la machine sur le crâne. On va voir s'il peut communiquer avec Quarante-deux.
Qui ?
Un inconnu me souleva la nuque pour poser un casque étrange recouvert de capteurs sur mon cuir chevelu.
— Allez, essaie.
Que désiraient-ils que je fasse ? Je ne savais même pas de qui ils parlaient !
— Décorpore-toi, ducon !
Je déglutis. Je devais obéir si je ne voulais pas qu'ils me torturent. Avec fluidité, je quittai mon corps attaché à la table. La silhouette spectrale d'un ange apparut au loin. Sûrement ce Quarante-deux. Cependant, je ne pouvais pas lui parler.
— Je le vois, prononça le concerné.
J'ouvris immédiatement les yeux. Je pouvais toujours contrôler mon physique par la simple force de ma pensée, comme s'il s'agissait d'une vulgaire marionnette.
— Jusque-là, c'est juste un ange. Où sont ses pouvoirs de jumeau ? On n'a pas toute la journée, Hel va arriver !
La femme secoua mon corps.
— Toi ! Qu'est-ce que tu sais faire ?
Je me concentrai sur ma voix et réussis à placer ce mot :
— Rien.
Je ne savais rien faire.
Je sonnais plus calme et assurée — peut-être car ma flamme enfermait mes émotions, au lieu du cerveau comme ce serait le cas pour des personnes non surnaturelles.
L'un des hommes me lacéra de nouveau le ventre. Mon intérieur brûla avec hargne. Mon corps plongea dans une souffrance térébrante. L'âme attirée, je dus endosser mon enveloppe charnelle, où la douleur n'avait cessé.
Un troisième coup de scalpel me fit hurler. La déchirure s'élargissait et exposait mes entrailles. Mon torse bombait et retombait au rythme trépidant de mon cœur. Je souhaitais simplement que l'on me sorte de là.
— Tu ne peux plus communiquer avec ton jumeau ?
— Non, non...
— Quel dommage. Cela veut dire qu'en général, il peut.
— Je... je...
— Allez, c'est bon. Testez-le, voir combien de temps il tient face à la douleur.
Je n'arrivais même pas à me rétablir de celle que l'on m'avait déjà affligée ! Cela ne leur suffisait-il pas ?
De nouveaux capteurs recouvrirent mon corps. Qu'est-ce que... ?
Ils s'activèrent.
Décharges électriques.
Le contenu de mon estomac remonta. Je le recrachai sur ma peau. La puanteur empoisonna mes narines. Mes yeux s'apprêtaient à bondir de leur orbite.
Un mot : martyr. On me rouait de centaines de coups de couteau. Mes bramements me détruisaient la gorge.
Le sang en feu. La flamme en sang.
De longues secondes. Interminables.
Encore, et encore.
Je ne voyais plus rien. La panique dévorait mon cerveau à pleines dents. De la bile bloquait ma respiration. Mon corps, secoué. Mes bras, sciés. Mes jambes, arrachées.
Malek... Aide...
Face à cette boucherie, je ne tins pas plus. Mon âme s'engouffra dans des ténèbres sans fond.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top