Chapitre 24.2 ✔️
M A L E K
— Calme-toi, calme-toi.
Ses mains hâlées agrippèrent mes épaules et les pressèrent si fort que mes débattements ridicules s'arrêtèrent sans broncher. Je ne ressentais plus la flamme d'Eneko. Je ne ressentais plus rien. Elle ne brûlait plus et avait laissé la mienne briller seule, avare de puissance jumelle. Cela ne s'était jamais produit auparavant.
Face à ma détresse, elle m'accorda le bénéfice du doute.
— Essaie de l'appeler.
Aussitôt, je composai son numéro. Au bout de quelques secondes, sa voix retentit.
« Salut, c'est Eneko, tu peux laisser un message, mais je l'écouterai sans doute jamais. »
Mon anxiété prit le dessus et la conversation que Sonja et moi venions d'avoir n'arrangeait certainement pas les choses. Comment ça, Théo devait mourir ? Comment ça, on en parlerait tôt ou tard ? Merde, je n'allais plus la laisser jouer la mystérieuse avec moi !
— T'as intérêt à tout me dire, maintenant.
Pour la première fois depuis des mois, la contorsion de mon cœur sous le stress m'accablait. Je refusais que quelque chose lui arrive. Le pauvre avait déjà surmonté bien trop d'épreuves de ma faute.
— Malek... J'étais blonde, à l'époque.
— Quoi ?
— En avril ! Quand Théo est mort ! J'étais blonde ! C'est moi qui te l'ai fait tuer ! C'était à l'anniversaire de mon cousin !
Mon monde se brisa en deux secondes. Je ne me souvenais même plus de cette fille. Je me souvenais seulement du sang, des gouttes éclaboussées sur mes vêtements, les meubles et le carrelage.
— Il devait mourir. Il...
— Il quoi ? murmurai-je.
« Il le mérite. Va t'essuyer. »
La brune, prise de court, poussa un long soupir. Les secondes devenaient des heures.
— Bon. Je vais t'expliquer, mais j'ai besoin que tu te calmes et que tu m'écoutes pour ça.
— M'calmer ? Eneko est p'têt mort !
— Il ne l'est pas, d'accord ? Et qui plus est, on n'a aucun moyen de savoir où il est actuellement ! Laisse-moi te dire ce que j'ai à te dire.
Je portai mes paumes à mon front et laissai tomber mes coudes sur la table dans l'espoir de contrôler mon rythme cardiaque. Ce manque devait s'ancrer dans mon âme, car cette impression de vide constant me paralysait, comme si j'avais perdu un organe vital. La flamme dans ma poitrine était agitée, mais ne brûlait pas aussi fort que d'habitude. Mon iris était bloqué sur le bois rouge sous nos verres.
— Oui, c'est l'ex d'Eneko que t'as tué, mais... il serait mort tôt ou tard. Théo était proche de mon cousin, Marwan. Il était également proche de Nayla. Ils se sont tous rencontrés quand ils étaient plus jeunes, mais crois-moi, il était dangereux !
— Dangereux ? Dangereux en quoi ? Il était innocent !
— C'était un démon.
Mon âme devenait tellement déraisonnable, tout comme ma vie, que cette révélation ne me dérouta même pas.
— Et alors ? Pourquoi tu ne l'as pas tué, toi ? C'est...
Doucement, les scènes qui avaient précédé le meurtre resurgirent.
« J'étais blonde, à l'époque. »
Les morceaux du puzzle se rassemblaient. La façon dont il était mort, le couteau...
— C'est toi ! C'est à cause de toi que je l'ai tué !
— Chut ! Putain, tais-toi ! me gifla-t-elle.
Le choc aigu me dérouta et une insulte en son égard s'échappa. Elle frappa son sac sur la table et renversa des pièces pour payer nos boissons. Je devais absolument sortir de là ou j'allais tout casser — ou m'évanouir. Mon corps bascula sur le côté et je faillis chavirer contre un client qui passait. Des gouttes de thé me brûlèrent la joue.
Du sang.
Sonja m'attrapa le bras et me tira. Je titubais, mes pieds galopaient jusqu'à la sortie. Une fois la porte ouverte, j'avalai goulûment une bouffée d'air comme s'il s'agissait de bouffe.
Si elles le pouvaient, les larmes monteraient sûrement, mais ma rage les en empêchait. Depuis tout ce temps, je me blâmais, alors que Sonja avait tout manigancé.
— Ça va mieux ? s'avança-t-elle.
— Non !
Je m'adossai à la vitre qui donnait sur le café, le regard vide.
— Je voulais pas me salir les mains, c'était chez moi ! J'te connaissais pas à l'époque, comment j'étais censée savoir que j'allais devenir ton guide ? Tu peux pas comprendre ce que ça m'a fait de vous voir ! haussa-t-elle le ton. Tous les deux ! Je m'en foutais totalement d'avoir des jumeaux, c'était de vous avoir tous les deux, en sachant c'que je vous avais fait... Ça m'a détruite. Je... je me suis torturée avec ça des semaines sans savoir quoi faire !
Sa voix déraillait. Je ne l'avais jamais vue ainsi, à limite plaider sa cause comme si l'on allait l'envoyer à la chaise électrique. Je ne pouvais rien ajouter.
— Théo était l'un des deux démons jumeaux. Je l'avais invité car... on se connaissait. Je l'avais évité toute la soirée. J'pouvais pas prendre le risque qu'il me voie ou de le tuer moi-même. J'devais faire un choix, alors j'ai saisi l'opportunité.
Je sourcillai.
— Attends, balbutiai-je.
Tout me revint en mémoire. On m'avait déjà parlé des démons jumeaux, lorsqu'on avait dû s'enregistrer à l'Angélique, mais... pourquoi ?
— Ils étaient beaucoup trop puissants, reprit-elle. Comme vous. Leur pouvoir dépassait tout ce qu'on connaissait... et je vous ai menti.
— Menti ? À propos de quoi encore ?
— Y'avait deux autres jumeaux avant vous, mais ils ont été tués directement après avoir dévoilé l'identité de Théo. J'me suis rendu compte que je pouvais l'atteindre... alors j'ai préféré les oublier et j'ai... j'ai juste menti. Je passe mon temps à mentir. Eneko avait raison de ne pas me faire confiance, au début. Mais j't'assure que j'suis de votre côté ! Je...
— J'peux pas m'en sortir seul contre votre autre jumeau de merde ! On parlera de tes conneries après, mais on doit retrouver Eneko. Je... Je veux pas que...
Je ravalai difficilement ma salive. Sonja me coupa la parole.
— Tu veux pas le perdre, je sais. Je comprends, mais on doit aussi retrouver le deuxième jumeau, parce que ça devient critique. Tu sais pas avec qui il était ?
— Non, je... Il m'a rien dit aujourd'hui, juste qu'il avait besoin d'se changer les idées.
En prononçant ses mots, un visage bien connu me revint en tête.
— Anaël... Il va toujours voir Anaël dans ces moments-là.
— Anaël ? Bordel, toujours à essayer de faire copain-copain pour avoir ce qu'il veut ! Tu crois qu'ils sont à Aversion ?
— J'espère pas... Il va l'voir à chaque fois qu'il est pas avec nous. C'est... Il a personne d'autre.
— T'es sûr ? Tu veux pas qu'on aille chez lui, peut-être demander à sa mère ?
— J'pense pas qu'elle saura quoi que ce soit, il lui raconte rien. J'crois qu'il vit même plus chez elle, la dernière fois, il était chez sa grand-mère, mais...
— La grand-mère, alors. Qu'on sache au moins s'il est resté chez lui ou non !
— Écoute... J'sais pas comment y aller, mais elle voulait lui parler...
— Elle doit savoir quelque chose, persista-t-elle.
Une boule se créa dans mon ventre, comme synonyme de jalousie. Pourquoi Anaël traînait-il toujours dans les environs ? Et pourquoi tout le monde semblait-il se connaître ? Je m'étais bien rendu compte de la petitesse d'Arkan, mais après toutes ces révélations, il restait clairement des secrets enfouis, éparpillés. De plus, notre manque de pistes m'inquiétait.
— Bon, j'vais au QG, tu vas chez Eneko, OK ? J'demanderai aux guerriers, je...
Par effet de domino, une idée mena à une autre. Le souvenir de la femme-arbre que j'avais vue dans le bois me revint à l'esprit — une Skogsra, entité protectrice de la forêt. Nous l'avions trouvée dans les régulateurs en feuilletant les pages du bestiaire.
— Attends. J'crois connaître quelqu'un... quelque chose qui pourrait nous aider, aussi.
Je n'étais pas sûr de moi. La légende racontait que la Skogsra était très dangereuse, et était reconnue pour l'énorme cavité dans son dos — quiconque regardant à l'intérieur mourait. Cependant, la communication restait possible. Puisqu'Aversion pratiquait au cœur de la forêt, si j'arrivais à la faire parler, elle pourrait sans doute nous aider... surtout si Eneko faisait partie de ces anges disparus.
— Bon, on échange alors. Passe-moi son adresse, tu vas au QG. On s'en fout si les gens savent que t'es un jumeau aussi. Il faut qu'on essaie de localiser le deuxième démon jumeau. Plein de gens peuvent t'aider et...
— Comment ça, on s'en fout ? Tu viens d'me dire que les derniers se sont fait tuer quand ils ont trouvé Théo !
— Parce que ça s'est su. Ils étaient maladroits. Demande de l'aide à tous les guerriers, essaie de voir si on peut voir ta nue, là, surtout s'il a été capturé par Aversion. J'te fais confiance ! On reparle plus tard quand j'reviens au QG.
Dans tous les cas, je pouvais dire adieu aux bonnes nuits de sommeil.
Eneko avait besoin de moi.
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