Chapitre 20.2 ✔️
M A L E K
Eneko venait de ranimer les démons les plus effrayants qui sombraient en moi : ceux du gars qui aimait faire la fête, boire trop d'alcool, se lâcher... et ceux du gars qui avait dérapé.
J'avais presque oublié cette maudite soirée, mais en un flash, tous les détails se connectèrent.
Son ex.
L'accident.
Le rêve.
La maison.
La maison de Sonja.
Le sang qui giclait, ses clavicules empourprées.
La police qui ne m'avait jamais interpellé.
Je n'écoutais plus ce que mon partenaire me racontait. Je revivais ma pire erreur. Pourquoi m'avait-elle donné ce couteau ? Pourquoi ne l'avais-je pas...
Sonja ne m'avait pas tout dit.
Tout cela ne pouvait pas être de simples coïncidences... Le rêve dans lequel Eneko et moi nous étions croisés s'était déroulé devant cette maison, en pleine nuit. Cette demeure nous avait hantés durant de nombreux mois et elle était revenue à l'attaque... parce qu'il avait perdu la personne la plus chère à ses yeux, et que c'était à cause de moi.
Comment avais-je pu être aussi aveugle ? Putain de merde !
Le sang coulait encore sur mes joues. Il détériorait ma peau, mon âme. Après mon E.M.I., cette impression de connaître Eneko et de l'avoir déjà vu m'avait bouffé. Et si... ce n'était pas qu'une impression ? Et si l'on s'était déjà vu, mais que j'étais beaucoup trop bourré, et lui trop reclus, pour s'en souvenir ? J'aurais même pu rencontrer Sonja — la soirée s'était déroulée chez elle. Elle l'avait forcément organisée, mais comment m'y étais-je retrouvé si je ne la connaissais pas ?
Je méritais une énorme claque. Nayla m'avait demandé d'y aller à sa place.
Je regrettais cette double vie de débauche. La journée, je me tuais à la tâche pour parfaire cette apparence d'élève modèle, pour que ma famille soit fière de moi, mais la nuit, je traînais. Je buvais. Je m'amusais, jusqu'au dérapage. Cela ne m'avait même pas arrêté. Ça, c'était mon E.M.I..
— Ça va pas ?
Sa voix brisée me réveilla. Je l'avais brisée. Il avait sauté à cause de moi. Comment pouvais-je rendre sa vie meilleure si je l'avais détruite en premier lieu ?
— C'est moi qui devrais t'poser la question, ravalai-je mes pensées. Tu pleures.
— Je pleure pas !
Il mentait. Je n'étais ni con ni aveugle.
Je voulais m'excuser, lui avouer la vérité, lui promettre que je serai toujours là pour lui, car je n'avais plus le choix. Après tout ce qu'il avait subi de ma faute, c'était mon devoir. Je devais le protéger.
Il se détourna et essuya quelques larmes.
— Je disais juste que Théo me manquait.
Cette remarque m'arracha le cœur.
Non. Pas maintenant. Peu de gens connaissaient mon vrai visage. Lorsque la vie se jouait de moi et que je n'avais pas la foi de marcher, je me posais dans ce parc pour réfléchir, m'abandonner, craquer.
Je ne pensais pas y retourner.
— Enfin bon, il a pas eu autant de chance que moi. Il est pas revenu en tant qu'ange. Du moins, si on peut appeler ça de la chance.
— On a d'la chance.
— Avec tous ces démons qui nous tournent autour ? Tu as vu ce qui vient se passer ? Qu'est-ce qu'on va dire à Sonja ? À Anaël ? On aurait pu mourir !
— Mais on n'est pas mort parce qu'on était ensemble ! Eneko ! C'est p'têt notre faiblesse, mais c'est aussi une force ! Écoute, déglutis-je. J'suis... désolé pour tout c'qui t'est arrivé, mais on peut tout améliorer. Je l'sais. J'ai vécu des tas d'merde dans ma vie, aussi. On m'a envoyé dans un internat, une maison de correction, pour des conneries. J'ai eu une petite sœur qui est morte à la naissance. J'ai jamais été réellement heureux dans ma vie parce que personne a réellement voulu m'rendre heureux. J'me suis construit moi-même. La personne que tu vois, aujourd'hui, c'est moi à cent pour cent. J'sais que tu peux t'reconstruire aussi et s'il faut, j't'aidrai. J'te l'jure.
Ses lèvres s'enfouirent dans sa bouche.
— C'est rare, les gens comme toi. Honnêtes avec eux même.
Je me sentais terriblement mal. Il ne me connaissait pas. Il n'aimait que ce que je lui montrais, pas ce que je cachais. Mon crâne frappa le tronc. Je glissais à même le sol.
Son regard sombre se verrouilla sur le mien. Je n'osais pas le fuir. Le regret m'enveloppa. Je n'arrivais plus à lui sourire. Lorsque l'on tuait un démon, dix nous retrouvaient.
L'ardeur atténuait les éraflures de l'arbre contre mon dos. Une perle d'eau coula sur ses tempes avant de se dérouler sur ses joues duveteuses. Ses cheveux encore humides lui donnaient un charme que je ne lui connaissais pas. Pourquoi le trouvais-je terriblement attirant ? Pourquoi tenais-je autant à refouler ces sentiments qui ne cessaient de faire surface ?
Putain. Quelle galère.
Les pieds engouffrés dans les brins d'herbe, la présence d'Eneko me rassurait et me réchauffait. Je voulais me racheter, être honnête avec lui, mais comment ?
Ses yeux s'assombrirent, mais je les imaginais impassibles, figés. Son corps frémit, ses genoux s'approchèrent. Notre proximité diminuait. J'ignorais comment me sentir.
Je ne savais plus rien du tout.
Alors j'abandonnai. S'il désirait quelque chose, il l'obtiendrait. Je le laisserais. Je ne bougerais pas. Je n'en avais plus la force, contrairement à lui. Son âme renfermait une puissance et une volonté incroyable. Son suicide n'était pas un acte de lâcheté, mais un acte de pouvoir — il contrôlait sa vie, la tenait entre ses mains. S'il en voulait une belle, il l'aurait, grâce à son cran.
J'éprouvais tant de respect pour lui.
L'ombre de sa tête s'élargissait. Le monde autour de moi, déjà engouffré dans les ténèbres, disparut. Seuls les contours de son corps restaient visibles. Plus ceux-ci se rapprochaient, mieux je pouvais admirer son visage, qui m'avait tant hanté — ou qui m'avait tant fait rêver ? Je l'ignorais également.
Ses yeux tristes et humides, faibles et fatigués.
Son teint hâle rougi par ses émotions turbulentes.
Son nez aquilin, ses cernes, sa mâchoire aiguisée.
Il exprimait la tendresse ainsi que la vivacité de par sa barbe inégale et ses traits incertains.
Ces détails s'approchaient, comme prêts à m'accoler, à s'unir avec ma peau huileuse. Il m'appréciait réellement. Il voulait me le faire savoir.
Il ne serait pas la première personne à me complimenter, mais lui ne le faisait pas avec les mots et cela le rendait magique. Il le faisait avec sa gestuelle, ses habitudes, son regard.
Ses épaules pivotèrent. La bataille avec la Mara avait agrandi son col. Ses clavicules dépassaient. Je brûlais. Les couleurs ternes de la nuit contrastaient avec la palette d'émotion de ses prunelles.
Toujours immobile, je déglutis. Plusieurs fois. Je n'osais pas bouger. Il l'avait sans doute remarqué. Attendait-il un signal ? En avait-il besoin ? Mon mal-être m'enfermait, je restais impénétrable, le cœur emballé comme un cadeau qu'Eneko serait à deux doigts d'embarquer.
Je le laissai faire. Il se pencha vers moi, un genou au sol, sous quelques frottements.
Je ne fermai pas les yeux. Ma respiration s'interrompit.
Son visage devint flou lorsque ses lèvres effleurèrent les miennes. Elles s'agitèrent, incertaines de leurs actes. Je pouvais l'entendre se demander s'il devait continuer ou non.
La bouche entrouverte, nos peaux se cajolèrent. Quelques centimètres les séparèrent. Mon regard tomba sur sa tremblotante, fine. Elles repassèrent de nouveau sur les miennes. Mes paupières se fermèrent. Elles m'ordonnaient de savourer l'onctuosité de moment.
Je n'avais jamais embrassé un homme.
Je n'avais jamais embrassé qui que ce soit avec autant de... sincérité ? Personne qui me faisait autant douter, du moins.
Ma main hésita à quitter la terre afin de rejoindre ses joues suaves et piquantes à la fois. Mon instinct poussa mes doigts à effleurer la douceur de son cou tandis que l'humidité échangée portait mon sang à ébullition.
Je lui répondis et bombai le torse. Ma respiration s'alourdissait. Nos langues se rejoignirent timidement tandis que ma main se baladait sur son faciès.
Était-ce ce que je voulais ?
Était-ce ce gars que je désirais ?
Je m'arrachai de cet attachement insondable. J'allais exploser. J'avais besoin d'un calmant, de quelque chose, car j'affrontais le démon le plus cruel de tous. Je me hissai sur mes deux pieds et rejoignis en trombe le bâtiment.
Personne n'avait fermé l'appartement. Au seuil de l'entrée, Nayla me défigura, les yeux emplis de craintes — pire qu'à mon retour. Elle s'approcha de moi, mais je l'esquivai et frappai la porte de la salle de bain.
Ma mère appelait la police. Le regard baissé, je me retournai vers mon... ami. Ce malade mental.
— Fais quelque chose.
La terre incrustée dans mes chaussures tachait le carrelage. Mes doigts tâtèrent les meubles et j'agrippai ce que j'avais scotché en dessous. Mon ancienne carte d'identité m'échappa. Une boulette blanchâtre et un vieux bout de papier roulèrent dans ma paume.
La cacophonie du salon m'insupportait. Eneko balbutiait quelques mots, des « elle a trop bu » sous les crissements de ma mère.
J'écrasai à plusieurs reprises la substance blafarde et en formai une ligne avec ma carte.
Je reniflai le tout.
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