M A L E K
— Monsieur, vous m'entendez ?
J'ouvris les yeux. La vue et l'ouïe s'engouffrèrent de nouveau dans mon âme. On m'avait parlé.
— Ouais ! Ouais, bien sûr que je t'entends.
Quelques secondes s'écoulèrent sans réaction.
— Et toi ? Eh, crâne chauve ! Tu m'écoutes ? Qu'est-ce tu...
Merde.
Entouré de ses homologues, le médecin entraînait dans sa course un lit d'urgence recouvert d'un drap blanc. Leurs pas s'entremêlaient comme ceux de brigands pourchassés par la police. Il ne me parlait pas... mais j'étais avec eux, alors autant les suivre. Ils s'aventuraient dans un couloir sordide digne des plus grands asiles psychiatriques.
Dire que j'y bosserais...
Mais ouais, l'hôpital ! Je reconnaissais ces blouses blanches et ses corridors frissonnants. Nayla y travaillait déjà, si ma mémoire ne flanchait pas. De toute façon, je n'avais pas le temps de rêvasser — les secours défoncèrent une porte et le lit dérapa pour pénétrer dans une chambre. Je me glissai à travers l'ouverture avant qu'elle se referme. Ils avaient cru me semer, mais personne ne m'échappait ! Une expérience s'offrait à moi, un cadeau du ciel : pouvoir admirer de près les sauveteurs en plein travail n'avait pas de prix pour mon CV.
Le drap s'envola. Du marbre coula sur l'un des médecins.
— Malek ?
Nayla ! Elle me reconnaissait enfin !
Non... Y'avait une couille dans le pâté, pour reprendre l'expression de maman. Son regard s'était arrêté loin de moi, ce qui n'était pas son genre. Je respectais ma grande sœur pour ses valeurs et son esprit combatif : ses yeux ne tombaient jamais. Que ce soit face à la famille ou la jonglerie entre son âme scientifique et l'Islam, rien ne se mettait au travers de sa sagesse et sa détermination, et pourtant...
Elle dévisageait son patient. Mon regard suivit le sien. L'homme reposait. On le barbelait de tuyaux en tout genre, au torse, au...
C'était moi.
Nan...
Au-dessus de la scène, aucun doute n'était permis. Le visage ensanglanté, je lâchais prise, entre la vie et la mort.
C'était moi. Pourtant, le moi, le vrai, flottait par-delà la pièce. Mes pensées s'alignaient, mes sens s'activaient. La vie ne m'avait pas encore quitté. Alors, mon corps, sur ce lit...
— On va le perdre ! hurla-t-on.
La panique grignotait la mine de Nayla. Des perles gouttaient de ses yeux fatigués, assombris par sa peine. Pourquoi restait-elle là ? J'allais bien ! Nayla !
Je tendis le bras vers ses épaules, mais rien ne se produisait. Seul son gant écrasait sa peau de café, illuminé par les lampes incandescentes.
— Tout va bien se passer...
Mes mots résonnèrent, mais s'échappèrent dans l'air sans que personne n'y prête attention.
Une femme déboula du couloir.
— Qu'est-ce qui lui est arrivé ?
— Un accident sur l'autoroute entre Ayan et Notah. Un type a sauté du pont et des voitures ont valsé en voulant l'éviter.
— Putain de sauteur !
« Putain de sauteur »...
M'étais retrouvé là à cause d'un accident à la con ? Vraiment ? Bordel, ça empirait chaque fois que je sortais ! Le dicton disait « vis au jour le jour », et j'avais vécu, mais s'arrêter là ? À vingt-et-un ans ?
Un souffle serein me caressa à cette idée. Mais...
La pétarade d'une bouteille de champagne résonna. À quelques mètres de là, certains membres du personnel fêtaient un anniversaire dans une joie communicative Ils allaient s'en mettre plein le gosier, c'est sûr -- toutefois, mon attention ne s'arrêta pas sur eux.
De retour dans le couloir, entre deux infirmiers pressés et des inconnus désemparés, une lumière appelait mon nom.
Le reste du monde s'évaporait.
Cette force magnétique m'attirait, éclatante comme le soleil après une bonne cuite. Ce halo grossissait, s'approchait, seul. Ouais, ouais... j'arrive.
Les pleurs s'évanouirent.
J'étais en chemin.
La poussière pailletée me tendait la main, flamboyante, sans jamais en devenir aveuglante. Une douceur m'envahit peu à peu. La lumière se révéla matérielle — une substance maternelle et savoureuse, plus enivrante que n'importe quelle drogue, s'effila autour de moi et me plongea dans sa chair. Sa brume recouvrit toute trace de l'univers tandis que mon âme s'engouffrait dans une chaleur reposante.
Je vivais dans la mort.
Un bonheur incroyable, un élan d'affection comme jamais ressenti, indescriptibles avec des mots humains... On ne connaissait pas telle plénitude. Impossible. Plus puissant que l'amour de maman, de papa, des plus anciens couples... Rien.
Seulement rien.
À ma droite, une silhouette. D'abord, des effilements, puis l'apparition d'une âme, d'un jeune homme. Les cheveux châtain brillants, le visage pétillant.
Il me souriait.
J'avais l'impression qu'il s'excusait de quelque chose, mais de quoi ? Je lui tendis une main, mais son corps flou se dissipait. Nos doigts se frôlèrent et une acidité ardente m'arracha à cette douceur.
Une peine me brisa le cœur.
L'Enfer me cracha sa terreur.
Puis... plus rien.
En l'espace de quelques secondes, ses émotions, ses peurs, ses leçons — tout s'était engouffré dans... mon âme ? Mon être ? Qu'est-ce que c'était ? Qu'est-ce que j'étais ?
Ces questions s'assoupirent. Je ne le connaissais pas, mais nos objectifs s'alignaient et l'on s'engouffra dans cette lumière.
J'étais chez moi.
Merci...
Merci de m'avoir accompagné.
La symbiose...
Mamie ? Que fais-tu là ?
Ça faisait... tellement longtemps... que je ne t'avais pas vu.
...
Les secondes. Les minutes. Les heures. Les jours. Les semaines. Les mois. Les années. Les décennies. Les siècles. Les millénaires.
En poussière.
— Vous ne pouvez pas rester ici.
Quoi, moi ? Mais...
— Je veux pas partir !
— Malek, écoute-moi. Tu me reviendras lorsque tes dispositions seront passées, j'en suis convaincu. Je serai présent pour t'accueillir, mais en attendant, j'ai besoin que tu repartes et que tu accomplisses tes désirs...
— Non ! C'est ici, chez moi. J'ai fini tout ce que j'avais à faire ! Je... Je l'sais. Je l'sens.
Rien — voilà ce qui me définissait dans ce néant phosphorescent. Pourtant, la beauté, la plaisance... tout me portait à croire que l'on avait façonné ce monde sur mesure pour ma personne.
J'ignorais même à qui je parlais.
— Non. Tu as tort. Jette un œil derrière toi.
— Non ! Non...
— Regarde donc. Admire ces gens. Ce sont eux, ta vraie famille. Une grande famille, oui, mais tu restes l'un d'entre eux. Il te faut accepter ce fait.
Rien n'existait devant moi. Derrière non plus.
Seule une lumière chatouillait mon âme.
Une ombre à l'aura plus saisissante que la brume se distingua. Inhumaine. Déformée. Un visage s'en démarqua. Il était là : celui qui m'avait accompagné, comme si la vie avait de nouveau réveillé son esprit meurtri.
— Toi aussi, Eneko.
Cet inconnu s'était raccroché à moi. Je ne comprenais pas pourquoi, mais je le connaissais. J'étais... lui. Il était moi. Sage, mais silencieux — mon opposé, un... alter ego ? Que...
Pourquoi ?
— Deux âmes errantes jointes dans l'entre-deux. Cela est rare, mais puissant.
Son visage. Lassé, mais respirant la bienveillance. Cette dernière, émise par des yeux cernés et éloquents, me fascinait. Leur iris diffusait un éclat bleu-argenté, enveloppé par la brume scintillante qui s'enroulait autour de nous.
La silhouette derrière lui gagna en intensité. Mes pupilles brûlèrent et le moindre détail de son faciès fondit comme neige au soleil. Son cou craquela, détaché des clavicules.
Il disparut.
Comment...
Comment expliquer ce phénomène ? Une entité, ni homme, ni femme, ni objet, qui flottait dans cet univers de rêve. Nos corps n'en étaient pas vraiment : seuls des fragments d'âmes se mélangeaient entre eux et se séparaient de nouveau. Leur danse évoluait, transparente mais en même temps si colorée, teintée d'un bleu inconnu. Ce n'était peut-être pas mon monde, mais quelque chose de supérieur m'avait accueilli.
Mes yeux s'ouvrirent.
— Il est réveillé !
— Quoi ? Il était mort !
— Malek !
Non. Sortez-moi de là ! Mes organes frappaient contre ma peau. Arrachez-moi de cette coquille ! Je veux... Je veux m'envoler ! Je veux y retourner !
Une déflagration de souffrance me paralysa.
— Malek ! J'ai cru que t'étais mort !
— Il saigne toujours ! Il faut s'occuper de lui !
— Eneko, soupirai-je.
Mes paupières papillonnèrent, mes dents s'entrechoquèrent. Les fracas de ma voiture virevoltèrent. Mon crâne percuta le volant. Je dérapais une nouvelle fois. Les déchirures se ravivaient – celles de l'accident. Mon corps hurla, mais seul un râle guttural obstrua mes cordes vocales.
Je n'étais plus humain.
Non, cachée dans la douleur, une chaleur brûlait dans ma poitrine. Était-ce un cadeau ? Un signe ?
Qu'est-ce que ça voulait dire ? Putain ! Où étais-je allé ? Des larmes acides gorgeaient mes paupières inférieures, leur radioactivité pulsait. Je pleurais de l'uranium.
— Nayla...
— Malek ! Je suis là !
Son professionnalisme lui glissa des mains et se brisa par terre. Elle se rua vers moi. Ma rétine brûlait. Son visage, son corps... Je ne voyais rien. Juste...
— J'ai vu mamie, murmurai-je.
Et malgré ma cécité, je compris en cet instant que j'avais perdu toute crédibilité à ses yeux.
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