Chapitre 17.3 ✔️

E N E K O


          — Malek ? Malek !

Je braillais comme un dégénéré. Il avait disparu et je m'étais retrouvé seul avec la thérapeute. Juste quelques secondes. C'était ce qui lui avait suffi pour fuir tandis que je ne regardais pas !

— Malek ? m'aida Prairie.

Les brindilles me chatouillaient la jambe. Le pire endroit pour s'évaporer sans laisser de traces, c'était bien un bois aussi dense et supposément hanté ! La professionnelle, droite comme un bâton, me prit sous son aile.

— Il nous joue peut-être une blague ?

— Non... Non, c'est pas son type d'humour.

Je l'avais abandonné. Où avait-il bien pu aller ?

— Vous connaissez la forêt, non ? Y'a quelque chose qui aurait pu attirer son attention ?

— Dans ce coin-là, pas vraiment.

Nous nous activâmes pour retrouver une trace du garçon, jusqu'à s'éloigner l'un de l'autre. Quel idiot ! Je ne m'amusais pas ! N'était-il pas assez responsable pour nous suivre ? Pire qu'un chiot, celui-là !

Les minutes s'écoulèrent, sans signe de vie. Je commençais à croire que cette recherche était vouée à l'échec et que nous ferions mieux d'annuler la séance — lorsqu'une voix m'interpella.

Je me ruai jusqu'à sa source et Malek apparut entre deux arbres. Le poids sur mes épaules s'allégea, et même si je ne voulais pas l'avouer, le soulagement me permit de lâcher prise. Je n'aurais pas aimé qu'il se perde et qu'il passe le reste de la journée à chercher le chemin du retour.

Son visage, bien que toujours aussi angélique, n'exprimait rien — comme si nous lâcher ne l'avait pas dérangé et que nous retrouver ne l'enchantait pas non plus.

— T'étais passé où ?

— J'ai vu quelque chose...

On aurait dit un gosse qui s'était perdu dans un supermarché.

— Ah, tu es là ! l'interrompit Prairie.

— Quoi ? Tu as vu quoi ?

— On va pouvoir se remettre en route ! enchaîna-t-elle.

Malek semblait sonné, mais cela n'attira l'attention de l'aînée que quelques secondes. Avec vivacité, ses talons s'engouffrèrent de nouveau dans les herbes direction la clairière. Cependant, mes iris ne quittaient pas mon ami — mon cœur battait la chamade et je chancelais à l'idée de ce qu'il avait pu apercevoir. Mes craintes pourraient devenir réalité.

— Qu'est-ce que t'as vu ? Un démon ?

Son regard se réfugiait sur la thérapeute qui avait doublé sa vitesse.

— Non, non...

— Quoi alors ?

Pris par la panique, ma jambe bloqua la sienne afin d'interrompre sa marche. Ma main placée sur son épaule glissa sur son torse, duquel j'empoignai le tee-shirt.

— Dis-moi !

Ma voix grelottait. Je n'aurais jamais dû accepter de venir ici vu le danger que ça représentait.

— C'était une femme.

— Une quoi ?

— Une... une... une femme !

Ses balbutiements le trahissaient. Son calme et son naturel habituels lui manquaient. Bien sûr, il me cachait la réelle raison de sa brève disparition, mais mon esprit divaguait vers la menace qui planait au-dessus de nos têtes. Je ne me sentais plus en sécurité.

— Les garçons ! On y est.

Au loin, les cheveux chatoyants de la médecin brillaient. Elle nous interpella d'un geste de la main. Je repris la marche.

— Comment ça, une femme ?

— Je... J'sais pas, elle était... Oh, et puis, c'pas important, hein !

— Malek ! m'écriai-je.

Mince. Si je continuais à beugler, Prairie m'entendrait. Je chuchotai :

— Cette forêt me fait peur. Tu te souviens pas de ce qu'on nous a dit ? Ce culte qui invoque des démons ! T'es sûr que c'en était pas un ?

— J'crois qu't'en deviens parano, là.

— Dis-moi que j'ai tort de l'être !

Mes pas hasardeux me faisaient plusieurs fois frôler la chute. Notre destination ne m'importait plus — c'était lui, ce qu'il avait vu et ce qu'il cachait. Pourtant, son visage respirait la quiétude. Quel dieu l'habitait donc ? Le piteux spectacle que je lui offrais ne le brusquait pas d'un pouce !

— J'te dis que c'est rien, grogna-t-il. Tu m'fais confiance ou pas ? On est venu ici pour s'détendre et t'en as besoin plus que moi !

Sérieusement ?

— J'te faisais trembler quand j'avais une jambe et un bras. Rappelle-moi qui en a besoin.

Je ravalai ma crainte et ma frustration envers ce personnage toujours plus difficile à cerner.

Petit à petit, les arbres s'éloignaient les uns des autres, les buissons se dispersaient. Nous retraçâmes les pas de Prairie et parvînmes à l'entrée d'une clairière miroitante à la lumière dorée. La grandeur des végétaux environnants permettait à leurs branches de s'élargir jusqu'au centre de cette dernière.

— Tu vois ? Me nargua Malek. C'est reposant.

— Alors, les garçons ? Comment trouvez-vous l'endroit ?

— Sympa.

— Flippant.

— Pardon ?

Je relevai le menton pour faire face à la femme qui nous avait traînés ici.

— J'ai jamais aimé les forêts.

— Oh, tu aurais pu me le dire ! Je ne voulais pas t'obliger à venir, tu sais.

— Ça va, je suis pas un gosse.

Une nouvelle fois, mon aîné de trois ans ajouta son grain de sel.

— Vous inquiétez pas. C'pas important.

J'assistai à une bataille de regards granitiques entre les deux, brisée par Prairie qui retrouva son sourire maternel, prête à nous expliquer ses projets.

J'avais adoré cette femme pendant les premières séances, mais sa candeur excédante me courrait sur les nerfs, alors je n'y payai pas grande attention. Si j'avais compris les mots qui m'encerclaient, elle causait sophrologie — rien d'extraordinaire.

Nous nous asseyions, à la merci des démons forestiers. Quelle ironie d'être venu ici pour se reposer et finir oppressé à ce point...

— Je sais que vous êtes stressés, en ce moment. La rentrée pèse lourd sur vos épaules, d'une façon ou d'une autre. Après une E.M.I., se réhabituer à sa vie et son corps d'humain est difficile, notamment lorsque tout vous tombe sur le dos. C'est pourquoi ces exercices aident à repousser le stress, par exemple. Travailler votre intérieur et vous ouvrir de nouveau au monde vous paraîtra ensuite plus aisé.

Blah blah blah. Le pire, c'était que j'obéissais comme un toutou. Certes, je ne cessais d'adresser des regards à Malek, mais il n'y prêtait pas attention.

Je soupirai.

Le temps passait et Prairie ne servait à rien. Je simulais un bien-être, comme j'en avais l'habitude, mais libérer ma flamme aurait sans doute été bien plus utile que cette excursion à la noix.

Une dizaine de minutes plus tard, j'élevai les yeux de fatigue.

Mon regard se figea.

Une couverture ombreuse avait enveloppé le ciel. Une atmosphère orageuse avait renversé le soleil luisant. Prairie le remarqua également.

— Eh bien, je... Les nuages se sont nourris de toutes les ondes négatives que vous avez relâchées.

Le vent se leva pour taire ses niaiseries. Je frémis face à sa puissance. Mes bras frêles s'agitaient. Le bosquet se vêtit d'une ambiance morbide et je déglutis. Ces bourrasques funestes avaient également soufflé le jour de mon suicide.

— Vous savez les garçons, je pense que l'on va devoir partir. Je n'ai pas envie de me faire arroser.

Il en a fallu, du temps !

L'épiderme en sueur, les poils hérissés, je me relevai non sans mal sous cette pénombre qui alourdissait ma peau. Une ombre remua au loin. Ma gorge se bloqua. Quelqu'un, quelque chose!

Le brouillard gagna en opacité. Heureusement, un roulement accompagna la silhouette. Malek s'agita.

— C'est quoi, ça ?

Des coups brefs frappaient le sol d'une cadence répétitive.

— On dirait les sabots d'un cheval...

— Les garçons, dégagez de là ! urgea Prairie.

L'angoisse me soumit. Je hurlai.

— La forêt est hantée ! Je le savais !

Les deux maîtres du calme perdirent leur sang-froid lorsqu'une forme imposante traversa la plaine. Plus sombre que le ciel, elle se déplaçait à vitesse folle.

Je voulus déguerpir et déglutis, mais ma salive se bloqua dans ma gorge. Je ne pouvais plus bouger. Un démon, c'était un démon ! L'aura obscure qu'il dégageait approchait dangereusement. Il apportait ces hurlements immuables, les mêmes que le pont de l'Arche. Je ne pouvais pas en ôter mes yeux.

La forme gagna en netteté.

Était-ce... un cheval?

Oui, pas de doute — aussi ébène que possible. Toutefois, celui-là possédait trois pattes. Malek brailla mon prénom, mais la peur ankylosait mes muscles. Mon heure était venue.

Je n'avais jamais rien vu de tel. L'effroi me prenait aux tripes. Je tentai de reculer, doigts perdus dans la terre, en vain. Mon corps céda et s'écroula dans un bourdonnement. La bête galopait à toute vitesse, tambourinait mes tympans. Ils n'allaient pas m'aider. J'allais finir écrasé par un démon car je n'avais pas été foutu de m'exprimer !

Ces sabots s'approchaient. Mes dernières secondes s'écoulaient. Je visualisais mon compte à rebours, coincé dans mes pensées vidées.

Cinq.

Quatre.

Trois.

Deux.

Un.

Un hurlement féminin traversa ma colonne vertébrale. Des sueurs froides cascadèrent sur mon dos. Un orage tapageur éclata. Mon corps trembla, mais rien ne me frappa.

Non, rien.

Le cheval aurait pourtant dû m'atteindre.

À moitié enfoui dans l'herbe, cheveux ébouriffés par le vent, je pivotai la tête. Me narguait-il ? Mon cœur s'acharnait contre moi, mais s'effondra dans un rythme discordant lorsque j'ouvris les paupières. L'équidé maudit, debout sur ses pattes arrière, affrontait Prairie. Entre les deux, une sphère aussi électrique que la plaine crépitait. Elle explosa entre les deux silhouettes. Les yeux de la thérapeute arboraient un noir abyssal. Le bras palpitant, elle s'approcha du monstre et rugit une nouvelle fois. Mon visage se crispa. Je dus me boucher les oreilles, bouche bée.

Une vive lumière embrasa ma rétine. Très vite, une violente bouffée de chaleur me souffla. Mon corps quitta la terre, projeté en arrière. Je ne contrôlais plus rien. La douleur lancina mon crâne dans un tourbillon flou.

Mon dernier discernement fut le cheval fuyant vers l'horizon.

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