V - Appel à l'aide : Partie 2

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« Prends garde ! »

Se chuchote dans le vent.

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À cette parole, récitée en litanie en égrenant le chapelet de mes regrets, se dissipe l'aigre zizanie qui s'implante en l'esprit ;

À ce vœu, bileux, formulé au tuf de mon âme pour qu'il ne se révèle en mes yeux, se console mon être à l'abri du tumulte de mon cœur ;

À cette prière, secrète, répétée mille fois jusqu'à en perdre les mots sur ces maux qui m'enflamment dans un éternel feu incandescent ; la plus intime de toutes qui soient pour échapper au regard et à la honte, à la bouche et au mépris – seul Dieu est témoin de ce souhait où s'agenouille l'orgueil pour sublimer l'innocence ; puis-je renaître ? Me réinventer ? Même en ce jour, en cette lueur ?

À cet instant où le soleil déploie encore ses rayons au-dessus des vivants, et réchauffe les peaux. Oui, peut-être... Et voici qu'en ce même instant, pendant que les rivières s'écoulent sempiternellement vers le même but, que la vérité s'embarque sur le dos de la limace et le mensonge sur la mangouste bravant le ' serpentesque ' danger, que les blancs moqueurs se tordent le ventre mais ne s'inquiètent du lendemain... Oui, soudain, tel un cataclysme ébranlant les fortifications de la Terre qui de nos pieds nous porte et nous soutient... Un son brutal se manifeste dans l'air. 

Intense et violent. 

Et nous projette hors de la réalité.

Une chose se réveille.

*

Les rires s'estompent.

Une rafale m'arrache à mes pensées, et me cingle la face. Un froid me saisit. La foule s'agite, et quelques-uns tressautent tandis que d'autres pris au dépourvu s'affaissent sur le sol. La puissance me surprit de même, et je résistai à son fouet d'un pied ferme avant qu'elle ne me prive de mon équilibre. Je grigne, fronce le nez. Parce que l'impact de cette énergie me paralyse cependant, me bloque dans ce rapport de force facilitant l'engouffrement de l'air dans mes narines. Celui-ci me froisse l'humeur, il porte avec lui une effluve pareille à celle d'une crasse sentine, peut-être la même qu'un négrier.

Quasi impotent par cette circonstance, cette présence se précipite dans mes cavités avec une sauvagerie qui me bouleverse, et me renverse presque à terre par un haut le cœur. Encore, je résiste ! Fixe sur-le-champ mes deux jambes pour que je tienne debout. Et là, cette pouacre essence revient à l'assaut par une force que je ne saurai expliquée avec justesse : elle est dense, si je puis dire, et son poids et sa vitesse me plaquent le dos sur une surface qui n'est point ; et sans comprendre ce qui se déroule dans l'immédiat, je me sens petit à petit gonfler d'horreurs, mon être devenant le terreau d'une fleur du mal qui fleurit dans l'obscurité. Une fleur dont les racines cheminent, s'incrustent, et dont le parfum se pose comme un limon tout au long de mon corps – elle m'abuse. M'est intruse. Et sans y consentir, je l'hume comme un possédé soustrait à sa propre volonté.

Démonté comme tombé du ciel, puisqu'un nègre ne peut monter à cheval, son odeur m'envahit sans que je m'y révolte, et me débecte dans les souvenirs qu'elle émerge de ma mémoire – tous douloureux dans une houleuse vie de servitude. Suis-je le seul à la sentir ? 

Elle a le relent de la mort.

— Qu'est-ce donc ? se demande le vieux.

L'étonnement se lut dans sa voix.

Mais son timbre ne perdit toutefois de sa gravité habituelle, et cela me désarçonne. La bourrasque est passée, nous laissant derrière elle un calme angoissant. Car il n'est probablement que de courte durée avant que ne se produise l'avènement de ce qui bourdonne dans l'ombre. Des frissons m'animent encore, mais je n'exhale plus l'odeur qui m'accablait tant, elle aussi partie dans la course du vent. J'observe alors sans délais cet homme sûr de lui en toutes occurrences, et le fais avec fébrilité bien que je réfute son image en esprit – elle me perce, s'impose malgré toutes tentatives pour l'exorciser. Elle est celle d'un être qui cumule les réussites, affronte la vie et la prend en défi. Son palmarès s'étend au fil des jours, et il innove dans la tromperie, redoublant de perfidie pour mener à bien une prospère existence. Ses ressources sont inépuisables, non dans le bien, mais dans le mal. Voilà un domaine dans lequel il regorge de créativité, et s'adapte au besoin pour atteindre son dessein. C'est un sinistre personnage qui me pousse à le craindre plus que ce qui se cache dans le noir.

Au travers de sa posture, son insensibilité est remarquable. Car lui n'a pas bougé d'un poil ! Je me rends vite compte que cette indifférence fracture inéluctablement ce moment en deux mondes : celui de l'esclave vivant constamment dans la peur, et celui du maître se plaçant au-dessus de tout et de tous. Moi, je frémis. Et les miens aussi. Des murmures s'enchevêtrent à des claquements de dents, des lamentations tempérées par de secs ' Vos gueules ! ' , ainsi que des gémissements étouffés à cause de coups répressifs car on ne supporte d'ouïr les affres d'un nègre. Mes sens s'alertent par tout ce qui grouille aussi bien au loin qu'auprès de moi, et je ne sais où exactement poser l'œil, ni déterminer ce que j'entends au-delà de ce lieu et que je ne peux saisir...  

Je demeure figé en rupture avec l'agitation qui m'entoure, accaparé par l'écoute d'un son hétéroclite dont l'origine me plonge dans l'incertitude. Et ce tintamarre résonne depuis les abords de la plantation de cannes à sucre, à une distance s'amoindrissant à bride abattue jusqu'à bientôt atteindre notre emplacement. Je repense à l'effluve et sa lourdeur, cette fois-ci, c'est à croire qu'une chose énorme se déplace ! Qu'une bête surgira devant nous en un clin d'œil et nous dévorera tous. Que nous soyons Blancs ou Noirs. Et je repense à cette voix, guère empreinte d'une once de crainte... où donc l'initiateur de ce rassemblement trouve la paix de l'esprit ? Lui dont la conscience aurait dû le tourmenter.

Son regard attentif est paré d'une tranquillité stupéfiante, et il examine ce qui se déroule au-delà du champ visuel de ceux cloués à même le sol. Ses yeux rétrécissent et inspectent l'horizon où la cause du trouble prend naissance. À droite, à gauche, puis au milieu et y accroche son regard. Le suspense est à son comble. Qu'est-il en train de scruter que nous nous ne puissions voir en cet instant ? Son visage s'assombrit. Et d'un coup, se voile d'ennui. Ce brusque changement me laisse perplexe, et je fonds sous l'envie insoutenable de savoir. Je crois halluciner : 

Ses lèvres font la lippe. 

Une humeur dépréciative se déchiffre sur sa face flétrie par un mécontentement grandissant. Puis, ses yeux se ternissent, obscurcis d'une nonchalance leur ôtant la fougue naturelle de leur éclat, et leur vivacité cède sa place à une indifférence, la même que je connotai plus tôt, transparaissant sur son visage. Et la cause de cette sombre physionomie n'est en raison du bruit qui tracasse plus d'un, cela me retourne l'estomac rien que d'y prendre conscience. J'enfonce vivement l'ongle de mon pouce dans mon annulaire, et jure. 

Ce n'est pas un rêve. Je suis en train d'observer un homme qui boude devant tous, et son attitude démontre qu'il n'accorde aucune valeur à ce qui lui est inconnu, étranger, et même un danger. Le sens de sa précédente interrogation s'explicite, elle n'exprima qu'une plainte quant à ses désirs de vermine interrompus ! Car ce bruit étrange dérange. Il le retarde dans la réalisation de ce qu'il projette tant avec impatience. Il reste avant tout de marbre, la chevelure flottante sous le vent qui s'enfle et se renforce peu à peu. Et surtout, il ne décroche sa semelle de Ti-Bois. Cette chaussure impérieuse n'a de légitimité que sur sa vieille trogne d'assassin, et je rêve, le cœur battant chaudement sous l'émoi de ce moment écrasant, de voir un jour ce pied amputé de son pouvoir de torturer, de sorte qu'il ne touche à ni femme, ni enfant, ni mère, ni personne ! Mais l'ardeur de ce souhait ne trouve de souffle, et périt. Mon corps se raidit.

Le phénomène s'intensifie.  

— Ce n'est que la canne qui tressaille, maître Lefèvre, intervient Roland. Sûrement les avants, rien de plus qui nécessite interruption.

— Tu as raison, répond le dit maître. Cela ne peut être que cela...

« Que cela ? »

Le doute s'insinue pourtant dans les esprits.

Non. La canne ne tressaille pas.

Son feuillage n'est guère agité comme par de légers tremblements à l'accoutumé. Les vibrations sont cette fois intenses, persistantes, et ne faiblissent pas un instant depuis le déclenchement d'un féroce bruit. Elles vibrent sans doute en nos cœurs, nos cœurs d'esclaves enclavés dans la douleur et les larmes. Car ces vibrations, elles rappellent le fouet d'un bourreau, les verges sifflant à maintes reprises, sans cesse, ainsi que le claquement du cuir à la déchirure de la peau et des cris. Nous n'avons jamais connu cela auparavant, hormis dans nos chairs.

Et non loin de nous, là où rien ne peut d'ici s'apercevoir par les simples mortels, la canne se fait battre par une chose sans dénomination. C'est un monstre qui se déchaîne, et comme délivré après des siècles d'enfermement, il nous proclame sa liberté en funeste grande pompe. À cette peinture, un songe me martèle en tête, peut-être une superstition comme me dirait le vieux dédaigneux, ou qu'en penserait Étienne qui se tient enchaîné sur la place ? Que ferait-il face à cette idée qui s'enracine et s'impose en évidence ? Que ressent-il en ce moment où l'hostilité du vent est comparable à l'esprit erratique d'un ancien esclave venu se venger ? Il s'attaque au champ, cet espace qui lui enleva sa dignité et fit de lui un simple outil entre les mains du maître. 

Il ne serait pas le seul dans ce cas.

Bien trop furent enterrés sous les cannes, bien trop furent assassinés dans les bois ou exécutés sur la place... Est-ce une révolte ? Est-ce que ce son remplace celui des tambours sonnant la rébellion ? J'aimerais y croire, et constater dans la joie l'achèvement de nos sévices même si cette émotion ne durerait que l'instant d'une inspiration. Cependant, je peine à déceler une once de bienveillance apportant une quelconque délivrance. Ma pensée se heurte à cette seule et troublante idée, et je parcours à la hâte les individus du regard : esclaves, sbires, contremaître et planteur – nous tous. Nous sommes tous victimes.

Et à ce moment-là, serons-nous tous témoins ? Témoins d'un événement plus extraordinaire que celui de cet inexplicable incendie ? Serons-nous aptes à certifier en toute véracité l'authenticité de ce tragique drame à venir, ou serons-nous tous de muets témoins par nos corps dénués de toute vie, victimes de la même cause qui engendra ces flammes qui nous attroupent et nous condamnent à cet instant de peur et de faiblesse ?

Aujourd'hui est un jour singulier.

Un vrombissement clair et précis s'avance preste vers nous. Il est aussi rapide qu'un cheval qui s'approche à grand coups de sabots. La terre se soulève au fracas de son passage, et les cannes brisées ou déracinées tombent comme des soldats au combat. La tension monte. Le souffle du monde s'est levé, et toutes les oreilles sont ouïes. Les regards se dressent vers le ciel, le fouillant en diverses directions au gré des tourbillons de feuilles et de brandilles qui virevoltent dans l'air. Je ressens la poussière, elle se déloge petit à petit sous mes pieds. Je fis d'emblée un pas en arrière...

Nombre d'esclaves se resserrent et forment un tout un peu plus compact. Petits garçons et filles se réfugient dans les bras de femmes jeunes ou âgées, et la majorité des hommes courbent le dos, posture instinctive puisqu'ils n'ont appris que cela. Par là-même, les hommes de mains du vieux se retrouvent peu à peu aux extrémités du groupe qui m'enserre de plus en plus. La précipitation ahurissante de la chose nous astreint sûrement à d'inutiles circonspections, mais je reste sur mes gardes de même.

Je recule à nouveau, et bute sur quelque chose qui ne m'alerte qu'en un faible point de mon esprit. Quelque chose de froid. De métallique. Et d'acerbe. Et je peine à adopter l'attitude adéquate, car qui est l'ennemi ? Qui est celui qui frappera le premier entre ce son monstrueux et l'être humain ?

— C'est en avant que tu dois aller...

Telle est la menace.

Proférée sur un ton grave et rocailleux, elle est celle d'un homme.

— Si tu ne veux une balle dans le pied ! ainsi l'achève-t-il.

Et je devine ce proclamateur. C'est encore lui. Ce Joel de retour pour surprendre sa victime dans un mortel tournant, et il se délecte de la voir se dissoudre dans un frisson de terreur sans aucune échappatoire. Pour sûr, il est sans pitié. C'est un homme fourbe médaillé bon tireur par ses confrères, et il le demeure même baigné d'alcool disent-ils. La preuve que seule la fin justifie les moyens pour cette crasse police, car les techniques de cet individu n'ont aucune noblesse. Pas une seule grandeur ni dans le geste ni dans l'âme. Et c'est son arme qu'il pointe en bas de mon dos, d'une fermeté trahissant sa profonde lâcheté. L'habitude fait la nature.

Il tente une de ses vétustes tactiques sur moi, mais il ne goûtera pas à la joie de voir cet usage réussir. Suis-je pétri de peur ? Pour être honnête, celle de me faire crever en me soustrayant toute faveur et bonté est palpable, et je la suinte d'ailleurs sur toute l'étendue de mon corps. Oui, je frissonne. Et je hais ce front qui perle et cette chaleur moite en mes mains. Cependant, ce n'est pas un voyou, un chien de la loi de la trempe de Joel, qui réveille la frousse en ma chair – en ce moment-même ? Non !

En revanche, je me prépare à un choc. À une envolée spectaculaire sans battre des ailes ni retomber sur mes pattes, emporté comme les fleurs qui ensemencent la terre à leur chute. Vraiment, l'intimidation de Joel s'atrophie à mesure que la chose qui se dirige vers nous dépasse la normale. Elle grogne, mes oreilles bourdonnent. Certains hurlent dans un vacarme soudain, notamment des femmes et des enfants. Car un vent se déverse.

Il est aussi violent qu'un torrent.

Le bruit de ses entrailles recouvre entièrement le silence désormais drapé d'un épais brouhaha venu d'ailleurs. Joel est forcé de reculer, abaissant par là-même son fusil pour prendre son appui. Quant à moi, je m'imaginais déjà perdre pied, le poids de mon corps pallié comme l'ouragan déracine les arbres, puis être aussitôt envoyé dans le décor avec d'autres, nous empilant les uns sur les autres dans la confusion. Et je nous imaginais d'ores et déjà charroyés, ça et là dans les courants de l'air qui sillonnent le monde comme les veines de l'eau sur la terre.

En vérité, je demeure planté là, comme si le vent ne s'en était finalement pris qu'à mon provocateur ; et ceux près de moi s'écartent aussi, par la volonté d'une force intangible comme s'ouvrirent les eaux de la Mer Rouge face à Moïse – mais je ne suis qu'un piètre personnage, et de l'autre côté, la délivrance ne s'y trouve pas. 

L'impétuosité du souffle ne réside, contre toute attente, que dans sa sonorité en particulier. À mon ouïe, c'est un concert de voix au mystique langage qui nous immerge – que cherchent-elles à nous dire ? Je me couvre la vue du revers de la main, et plisse les yeux pour mieux entrevoir ce qui se trame dans l'invisible.

De multiple bourrasques s'engouffrent encore et encore ici-bas. Elles traversent les êtres et autres formes d'ici, et balayent tissus, visages et chevelures dans une fraîcheur amoindrissant la chaleur du soleil. Mes poils s'hérissent. Ce vent me donne la chair de poule. Il me glace.

Sur le coup, je repense à la femme, à l'effroi, à l'angoisse carnassière d'être la risée d'un être caché dans l'ombre se dérobant à toute vigilance. Est-ce un ennemi ? Peut-être même un danger pour nous tous à l'heure qu'il est, et la simple pensée de sa présence voilée dans le vent me déstabilise gravement. Si une telle hypothèse se révèle vraie, et que je n'ai point halluciné près du figuier étrangleur sous lequel une femme abandonnée à son sort y a trouvé refuge, ses derniers instants de vie inscrits à jamais dans ce lieu éclairé parmi les ténèbres qui engloutissent jusqu'à rendre néant, l'inquiétude d'avoir humée cette présence par l'immonde odeur qui me violenta culbute toute sûreté d'être à l'abri de sa malfaisance. Elle est sombre, si ce n'est elle-même l'obscurité provenant de la forêt profonde dans laquelle disparaissent les âmes. J'humai la mort, et sa saveur émane d'une vase remuée après des siècles de stagnation, oui, de ce vieux limon que je ressens encore en moi. Elle s'est comme réveillée. L'heure est grave.

Le chapeau du contremaître s'envole, entraîné comme tout objet léger, et trace son chemin au-dessus de nos têtes. Son propriétaire ne le rattrape, arrêté par la bordure de la place donnant vers la foule. Lui impuissant, et nous simples spectateurs, regardons alors son couvre-chef être jeté par derrière les premières rangées de cases. Ainsi jure l'homme :

— Satané vent !

— Allons Manuel, ce n'est qu'une bourrasque, réplique celui que je maudis trois fois. Il n'y a guère de quoi emporter pareillement votre colère. Revenez donc à votre place, et gardez votre calme je vous prie. C'est important pour la suite, prononce-t-il ce conseil d'une voix pondérée.

Diamétralement, la tempérance dans la modulation de celle-ci contraste fortement avec la frustration de son ego, fragile chose qu'il rapièce d'abus et de coups bas. La preuve en est, il s'évertue dans l'écrasement d'un plus faible sans défense – sans le droit de le faire. Les mains de Ti-Bois sont liées en son dos, et ses paupières closes par la honte et la souffrance se froissent sous ce traitement inhumain. J'ai mal. Très mal.

Il est jeune. Trop jeune.

Son corps est déjà affaibli par la coupe de la canne. Il aurait dû être avec les autres garçons à travailler dans le moulin, mais j'ai voulu le mettre sous ma protection en le gardant à l'œil, et ainsi l'éloigner de la solitude et du fouet, de l'horreur et de la douleur au broiement d'une main distraite au pressage de la canne. Je l'ai alors couvé, élevé, dans l'amour et l'honneur, pour qu'il grandisse et se gorge de dignité. Je l'ai aimé ! Et le voilà farouchement piétiné. Suis-je au moins coupable de cela ?

Des airs funestes s'élèvent. 

— Quel est ce temps étrange ? enquis le contremaître, le regard à la recherche d'une réponse dans le ciel.

— Peut-être est-ce un signe d'un orage peu lointain ? réplique Roland. Sûrement l'annonce d'une pluie.

Mais aucun nuage gris ne se perçoit à l'horizon.

Ce vent cache un fait plus inquiétant qu'une eau tombée du ciel, et ce ne sont pas les feuilles et les planches de bois de nos cases qui nous en protégeront, non.

— Qu'elle ne s'abatte alors avant que ne pleuvent les coups ! s'exclame le vieux.

Que veut-il dire ?

— En effet, maître Lefèvre. D'ailleurs, préférez-vous cette averse drue ?

— Ah, c'est toi qui le dit, mon cher Roland ! Que se déverse même le déluge ! ainsi conclut-il d'une joyeuse intonation.

Le geste accompagna la parole, le coutelas levé puis vite abaissé par mieux souligner le sens de ses mots. Je l'observe, et plus ce qui le fait de chair et de sang me débecte. Je le hais, je le crois. Et plus je tente de le haïr, plus je me révulse au dedans de moi-même. Je ne prétends pas être bon, ni être mieux que quiconque, non. Je ne veux... Mes lèvres tremblent.

Elles essaient de remuer sur ce qui s'inscrit en mon cœur dans un désordre d'émotions. Car il existe un lien, cruel et indéfinissable, que la nature nous impose. Un lien qui à la fois nous sépare mais nous agglutine au moindre écart. Me détacher me fait si mal. Et pourtant, mon être ne se calque à l'image de cet homme odieux, comme il en serait pour le Père et le Fils, l'agneau et la brebis ; et les serpents ne naissent sans venin. Non, je ne veux le ressembler !

C'est ce vœu que je formule profondément. Mais mes yeux le dénoncent. Ils le proclament au protagoniste de ma hantise, et celui-ci me fixe de ses billes vertes. Si vertes. Je m'y perds. Et tout à coup, une explosion m'assourdit. Me tétanise vivement. Car à quelques centimètres de mes orteils, dans une ambiance s'apaisant de son précédent tumulte, un trou s'est formé dans le sol.

Je me replie légèrement en arrière, coincé entre la peur et le désir de vivre, de m'enfuir, et je ne peux cependant aller plus loin au risque d'attirer à nouveau cette foudre, ce « boom » assourdissant faisant tressauter toute une foule noire épeurée. L'odeur du souffre se répand dans l'air, et la fumée me ramène à l'unique auteur d'un tel fait.

Le vieux. 

— À quoi songes-tu autant ?

Il vient tout juste de tirer une balle en ma direction.

Promise à un seul d'entre nous, moi, parmi les remous des autres asservis et les ricanements de nos blancs assaillants, elle ne perça quiconque dans sa trajectoire hormis la terre qui me porte en cet instant, elle qui a déjà bien trop souffert. Mon corps est comme cette terre, j'expire. Un soulagement aurait pu me rasséréner quelque peu pour être intact de cette attaque, mais c'est un malaise général et grandissant qui me gagne. Non parce que je suis la cible, mais parce que la patience du vieux atteint bientôt le paroxysme que ce dernier s'est fixé. Car sous ses charmes trompeurs, se cache un être dangereux dégoulinant de rage contre ce qu'il ne possède sous la main. Entre feu et tranchant, il manie les deux armes telle est sa virtuosité manifeste sous nos yeux !

— Oui, c'est à toi que je m'adresse, Core !

« Ton maître te parle !

Il m'interpelle.

Comme ce jour où piégé dans une crasse ruse, suite à une courte récréation entre enfants où ma différence était d'être nègre, je dus rendre des comptes à ce maître. Ce même jour où ma peau fut baptisée par la brûlure du fouet, signe de ma servitude, et je goûtai à une deuxième brûlure faite de piment et de citron sur mes plaies. Mais quel était mon tort ? Aujourd'hui, rien à changer depuis. Les choses voilent juste leur apparence, ce pour mieux nous enfermer dans un cycle infernal et sans fin.

Je ne puis focaliser mon attention sur celui qui me guigne. Accroché au virevolte d'un scion, apparu de nulle part que le vent transporta certainement jusqu'ici, je me perd dans le vide taché de ce jeune rameau. Celui-ci se pose sur les planches de bois de la place, et tombe aussitôt dans l'oubli. Pourquoi ne puis-je être comme lui ? Disparaissant tout en étant toujours là.

— Je guette ta venue depuis un lustre, et l'ennuie de ta lenteur me dévore ! me lance le vieux. Toi d'ordinaire si vivace, aurais-tu peur ?

— Peur ? répété-je hébété.

Que je me le demande à haute voix me confère assurément un air stupide, ce qui atteste, par le fait même, l'interrogation du vieux qui semble elle-même me priver de ma lucidité. À vrai dire, ma détermination à combattre l'iniquité s'émousse à mesure que les secondes défilent. Les tournures que prirent les vicissitudes de ce jour m'ont engourdi ; lesquelles sont vraies, lesquelles sont fausses ? Elles sont toutes, en tout cas, carnassières pour précipiter mon heure.

Il y eut d'abord cette foudre sans orage s'abattant sur le champ, ce lieu sans eaux où je me réveillai sans blessure alors que j'y subis une chute. Puis, l'incendie, la femme et le figuier dans une course contre la montre pour atterrir ici, entouré de gens saisis par ce vent d'une allure qui ne paraît naturelle – mais qui parmi eux en ont conscience comme moi ? Et j'oubliai !

Il y eut cet individu.

Ce nègre d'une promptitude dans sa course qui m'abasourdit dans le canne ! Qu'est-il en train de subir dans les bois, le molosse et ces hommes armés à ses trousses ? Le trouble souvenir qui me reste de lui est son étrange habit. Ce n'est pas un simple détail : ce nègre n'est pas d'ici, et je doute qu'il appartienne à groupe de marrons qui se dissimule dans la nature. Il vient d'ailleurs, peut-être, d'un endroit par-delà l'île que je ne connais pas et que les livres ne m'ont fait découvrir l'existence. Quelles ont été ses intentions sur cette habitation ? Pourquoi y était-il ? Sommes-nous en train de subir les conséquences d'un complot, d'une machination qui déroute notre vie quotidienne d'ordinaire rythmée par le fouet ? 

Ce nègre... Serait-il un facteur à tout ce qui se passe depuis le lever du jour ? Ou est-ce par surcroît une victime au milieu d'une hécatombe qui se profile ? C'est encore un bout de porcelaine à assembler pour que le fond de la tasse soit lisible, et la vie est bien trop faite d'énigmes que l'homme ne peut résoudre. Mais elle est peut-être, oui, peut-être, meilleure une fois tournée en dérision comme une ivresse légère...

— C'est pourtant, commenté-je enfin, la première fois que tu me désires avec tant « d'insistance » depuis le début de mon existence. Je devrais plutôt m'en réjouir pleinement au lieu de ressentir de la peur. N'est-ce pas,

« Père ?

Le dénommé tique au rappel de ce lien de sang, cette flétrissure infligée à son nom sans digne successeur de la couleur du lys pour le porter. Non, il n'a eu qu'une poussière de terre qu'il peine à donner forme pour faire sa volonté. Son souffle ne m'a jamais animé, et il hait ce que je suis en vérité. Cependant, il se rend au plus vite maître de ses gestes. Ses épaules s'affaissent avec la même sobriété des gens de noblesse, puis se relèvent tandis que le menton se perche dans les hauteurs d'une fierté bien trop polie par le devoir de gagner. Gagner en tout et pour tout.

Un soupir s'échappe de ses lèvres. Elles s'étirent et dessinent un sourire sans aucune timidité. Une franchise pareille à une eau tranquille en surface, traversée par des lames de fond qui vous emportent vers la mort. Pourtant, une naïve satisfaction se diffuse en moi et me soulage plus ou moins. Et bien qu'illusoire en ce moment de détresse, elle dénoue en partie les fils d'une terreur qui se tressent et se serrent en ma gorge. Mais pour combien de temps ? C'est un planteur crapuleux devant qui je me tiens.

— Belle tentative ! s'écrie-t-il. Tu sais plus que quiconque comme je suis un homme bon ! Mes égards, tu les as eu ! Et aujourd'hui, tu joues sur les sentiments comme un âne jouerait au piano !

Il ne manque pas de sarcasme.

Et dire que ses compatriotes nous traitent de sauvages et de cannibales, lui qui cherchent à mordre dans ma chair par ses mots. Ils me dévorent tout entier.

— Core, il fut jadis un temps où cette ruse aurait porté ses fruits, je le reconnais. Mais ma clémence a ses limites, car quoi de plus effronté que de se faire plus malin que le maître ! Fais donc preuve de sagesse, c'est de moult malheurs que tu t'endettes. Et chacun d'eux sera noté selon la gravité de tes actes et selon le nègre que tu es. Car toi, parmi tous ! tu es davantage impardonnable. Oui, impardonnable !

— En effet ! Mon intelligence me condamne à coup sûr, quoi que je dise, quoi je fasse. C'est un malheur. C'en est un que parce que pour le colon, l'esclave est un abruti. Il doit en être un, pour son bien et avant tout pour l'étanchement des désirs de son maître. Feindre l'imbécillité est alors une sauvegarde. Et j'ai passé ma jeunesse à te révéler mes atouts, le vieux ! Tu connais mon potentiel. Tu me soupçonneras toujours quoi qu'il en soit. À moins...

— « À moins » que quoi ! me crie-t-il cette question.

Je n'en attendais pas moins après avoir proféré un tel discours devant ses esclaves. C'est un planteur qui tient à sa réputation de main de fer, notamment pour son emprise sur ses sujets qu'il veut doux comme des agneaux en tout temps. C'est pour lui un motif de fierté qu'il se vante auprès de chaque visiteur ou invité sur son habitation, étant donné que beaucoup de colons vivent dans le peur d'être un jour égorgé dans le sommeil. Lui, ne s'en quiète guère.

— Je te le redemande ! À moins que quoi ?

— Je reconnais ! amorcé-je de la sorte une entente.

« Que tes désirs font ici messe et loi, et que celui qui fait oracle, c'est bien toi ! Oui, je le sais. Je le sais notamment en cet instant. Puisses-tu m'ordonner ce que tu veux, même concernant ma propre punition. Et je le ferai ! conclus-je cette folle proposition qui lui cloue la voix.

Il me scrute d'emblée des pieds vers la tête pour mieux me jauger. Sa méfiance s'éveille à mesure que l'écho de ces paroles se répète en son esprit, et pour le manipulateur qu'il est, il sait reconnaître un autre en face de lui. Il compare sans nulle doute le langage de mon corps avec mes dires insolites. S'il s'aperçoit d'un contraste entre eux deux, je ne saurai pour ma part interpréter le sens de ses prochaines actions en conséquence. Lui, est imprévisible.

Et le vieux ne voile son humeur, son visage est radieux. Il rengaine son arme sur sa hanche, puis déclare :

— La distance, la vois-tu ?

— Parfaitement ! Elle est d'environ 17 pieds entre moi et toi. Que désires-tu quant à elle ?

— Ce que je désire ? Je m'émerveille amèrement que tu t'intéresses enfin à mes désirs, Core. J'en ai plein te concernant, si tu savais ! Et pour l'instant, seule la distance nous est obstacle dans la jouissance de ce faste jour, ne l'est-il pas ? Je te prie : comble-la, cette distance !

Sa main libre s'avance pour m'inviter à le faire.

— Je t'obéirai, mais à une seule condition !

— Laquelle ? s'empresse-t-il de savoir.

J'engloutis avidement une goulée d'air, nécessaire à ce que je m'apprête à lui dire. C'est une rétorsion, et elle se veut aussi impérieuse que son pied, ce sur le ton de la révolte.

— Enlève ce pied !

Enfin je le dis. Je l'ordonne ! 

— Parais donc à ma face et redis-le-moi à portée de souffle ! Oui, montre-moi comment s'extraira ce soulier si stable de cette chair si frêle ! Je t'attends justement de pied ferme tel que tu le constates par toi-même. Et je ne prendrai pas la tangente, oh, ça, non. Assurément pas !

— Oh ! honnis-je cet infâme personnage. Quelle audace incroyable de ta part ! Quelle force ! Car tu me traînes jusqu'à toi sans aucune chaîne ni chiens ni molosse. Connu pour par-delà l'île pour ta main de fer, ta renommée est méritée mais quelque peu rouillée. La preuve ! C'est un pauvre négrillon qui te sert de trône pour ta grandeur. Oui, si donc le nègre est une chose impure, l'indignité te parait si bien. C'est à croire que tu es né dans les eaux de la honte ! Te voilà tombé bien bas dans ta vieillesse, et c'est un tel acte qui te rend glorieux devant tous. Viens donc par ta propre force ! Et saigne-moi si cela soulage toi et ta misérable fragilité !

C'est une deuxième goulée d'air que j'engloutis. J'halète. Délester cette offensive d'un trait m'essouffla tout comme le fou qui s'égosille sur le parvis de l'église au sujet d'un terrible jugement, et mon sac n'est encore vide. La tension remonte d'un cran.

— Oh, oh, on y est ! se réjouit le vieux.

Il tient ce qu'il veut.

Ses lèvres fredonnent ce que je devine être mon nom. Il le répète en secouant la tête en désapprobation, un mouvement de gauche à droite que son sourire et ses yeux clos adoucissent. Pas une brusquerie dans le geste, et sa main avancée vers moi se rétracte. Elle rejoint son arme logée sur sa hanche, mais sans menace. Il me regarde à nouveau.

— Tu recouvres enfin force et esprits ! poursuit-il ce lacis d'injures. Mais pas encore tous ! Ta sauvagerie de nègre t'aveugle encore quant à ma véritable intention, ce qui me déçoit. Tu devrais déjà me connaître, moi qui suis ton maître !

— Et mon père, oui ! le coupé-je comme j'en ressentis le besoin.

Si stérile soit-il, ce besoin qui demeura à jamais inassouvi. Ce lien qui ne peut se rompre, mais qui sera toujours nié à travers les âges ; et même dans la reconnaissance, que vaut-il au bout du compte dans ce monde qui nous sépare ?

Même si nos yeux ne se mentiront jamais, il n'y aura pas d'union. Et il le sait. Il ne se gêne d'affirmer véhément cette parenté comme un droit sur un objet, d'une voix claire et plus intense que je ne l'aurais imaginé.

— En effet ! Je le suis !

« Et en tant que bon père, laisse-moi donc t'ouvrir les yeux : Regarde ! m'exhorte-t-il dans un mouvement qui me laisse de plus bel interdit.

« Es-tu sûr et certain que c'est à ce négrillon que je m'en prends ?

Son maudit pied se lève, et il demeure en suspens tout comme cette interrogation à laquelle je ne réponds. Je n'arrive pas à riposter, à faire connaître oralement mon objection pour démentir l'intention d'un acte qui ne peut justement avoir de justification. J'y failli, car je me sens à nouveau respirer, libéré d'un enchantement qui a bien trop duré. Une pression s'est relâchée au soulèvement de cette patte, et je me sens délirer de joie et de fureur à la fois. Mon esprit ondule comme la chaleur au-dessus du sol, ce qui se passe est un mirage dans un désert de désespoir. Ce n'est pas une pierre, ni une roche, mais une montagne qui m'est ôtée de ma poitrine ! Je crois même surabonder de vigueur. Quelle erreur !

— Arrête ! récrié-je, en vain.

Une imploration vide d'action qui n'évite nullement ce qui se déroule sous mes yeux, la chair est si faible ! La raison découle de cette distance que le vieux prend à son avantage. Il me torture. C'est cela, son désir : me tordre de souffrances en s'en prenant à ceux qui me sont chers, et principalement à celui à qui je dédie le plus d'égards. C'est donc moi... qu'il tente de martyriser par ce pied qui redescend avec férocité sur le visage de Ti-Bois. Celui-ci gémit.

Mon cœur se meurtrit.

— C'est un enfant que je vois ! tonitrué-je, en frappant ma poitrine deux fois.

Et le son de ma voix me surprit, envolé dans le vent qui me la renvoie en pleine figure. Ainsi l'écoute de ma propre détresse me révolte. La colère monte en moi.

Cette distance. Elle accroît ma souffrance d'être en ce lieu, en cet instant. Elle la rend plus violente ! Les stratégies du vieux sont infaillibles quand il s'agit d'obtenir raison, lui qui comparut plusieurs fois au tribunal pour en ressortir vainqueur et acclamé. Il transforme cette distance en un espace mortel et sans issue, à moins que je décide d'être la porte de sortie en m'éloignant de la foule pour troquer la place de Ti-Bois. L'urgence de sa suppression me stimule pour aller de l'avant, elle est l'unique solution immédiate à cette injustice pour que ne coule davantage le sang d'innocents. J'embrasse donc mon sort, puisqu'un esclave ne peut fuir le sien, n'est-ce pas ? Est-ce cette leçon que la vie m'apprend ce jourd'hui ?

Mes bourreaux s'enquièrent de me voir sur cette place, située à quelques pieds de mes orteils qui se meuvent comme un nouveau-né. Ils manquent d'assurance, ce qui est normal. Comment puis-je en avoir ? Comment puis-je de plus continuer d'avancer, lorsque mes pas s'arrêtent à cette mordante question ?

— Et que représente-t-il pour toi, ce négrillon ?

On dit que le silence est d'or.

Mais peut-il l'être pour éluder une question dont la réponse n'amène, non la vie, mais qu'à la mort ? Lui-même devient fatidique en court de route, il y consent. Et le vieux s'acharne pour me déclarer coupable en me forçant à cracher le morceau.

— Tu sais que je n'apprécie pas me répéter pour un ordre, mais c'est avec joie que je reformule ma demande ! Alors, dis-moi, Core, quand à ce négrillon que je piétine. Quelle valeur possède-t-il à tes yeux ? L'aurais-tu oublié ? N'était-il pas le frère de. de. de. de. Comment déjà ?

— Elle s'appelait Galba ! le corrigé-je avec empressement.

— Oui, cette négresse !

— Cette négresse ? hurlé-je d'indignation, et ma vision se teinte de pourpre.

' Cette négresse ' , elle est la dernière cause qui engendre encore le débordement de sentiments maintes fois écorchés par de longues années de douleur. Et il l'a fait. Le vieux me poignarde dans le cœur. Les mots glissent de ma bouche comme une effusion de sang.

— Elle s'appelait Galba ! Plus douce que le coton du mapou !

« C'était une femme de cœur, de hardiesse, faite d'un courage plus solide que les contreforts d'un vieux fromager ! Et elle était sans jamais être dépouillée de sa tendresse. Sous l'écorce, elle coulait de sève. Elle, était une personne admirable ! Ne l'évoque plus jamais de tes lèvres pour souiller son honneur !

—Allons donc ! Tu connaissais si bien l'animal ! En quoi échanger à son sujet te dérangerait tant ? Ah oui, je sais ! La vérité est que cette négresse était avant tout la catin avec laquelle tu fricotais le soir alors qu'elle me caressait le jour ! Elle avait ma confiance. Tu le savais, et tu l'as intentionnellement prise pour toi. N'occulte pas cette partie de l'histoire pour te prouver bonne âme, tu ne l'es

— Tu t'égares ! rompis-je ce tissu d'avanies.

« Envers toi, elle ne le faisait que parce qu'esclave ! Et ses gestes d'affection n'étaient qu'artifices pour mieux détourner tes humeurs de ceux qu'elle aimait. Quand bien même, n'était-ce pas cela son rôle lorsque tu la mis au sein de ta maisonnée ? Tes pulsions, elle les a toutes assouvies ! Ce sont donc tes propres décisions qui se retournent contre toi ! Quant à Galba, elle s'est sacrifiée pour son peuple ! Et elle a fait le choix de porter seule ce fardeau, celui d'être la cocotte du maître !

— Core, tu es un piètre menteur ! Comme tu l'es avec tout le monde ! Ce sont tes propres intérêts que tu cherches sous le couvert d'un amour irréprochable pour la négraille. Si tu t'es rapproché d'elle, l'as consolé de ma si dite méchanceté, ce n'était que pour tirer profit de la proximité qu'elle entretenait avec moi. Tu es comme tous ces misérables mulâtres qui haïssent leur maître et qui sont prêts à mettre le feu à toute l'île, la négraille avec. Et cette négresse, tu l'as embobinée pour qu'elle fasse ta volonté sur la mienne ! Contre moi. Contre tous. Ne nie guère cela ! C'est par ailleurs pour cette raison, oh, oui ! Pour cette raison... 

« Qu'elle. Fut.

— Qu'elle fut quoi ? Vieille crapule ! fulminé-je à la suite d'une si monstrueuse diffamation.

Que Dieu en soit témoin !

— Oh, tu ne le devines pas ? C'est pourtant clair et limpide. Réfléchis, tu en es capable.

« Allez, tu as eu toutes ces années pour y penser, repenser. Au fond de toi, tu le sais. Et tu le sais mieux que quiconque : tu l'a vus de tes yeux. Mais pour vous, la négraille, les choses sont plus douces lorsque magnifiées par tous ces contes à dormir debout. Et vous vous laissez prendre par ces superstitions pour ne penser au pire, pour n'admettre qu'un esprit que l'on voit en chair et en os dans le jour puisse en être capable.

« Quoi ! Que t'arrive-t-il ? Tu es bien silencieux comme une tombe ! Ah ! Il ne manque plus qu'un trou pour t'y enterré. Mais je suis bon, car pour que ton âme soit en paix et n'erre parmi nous, je vais t'en donner, un trou ! Oui, je t'en donnerai et je t'y enfoncerai ! Et je le ferai. Oui, je le ferai, sans même te couvrir de terre ! Car vois-tu, seul le remord t'engloutira. Et la souffrance te consumera comme ce jour où cette négresse succomba au châtiment de sa tromperie. Ce jour où elle mourut, car elle fut, comme tu t'en doutes très bien :

« E.M.P.O.I.S.O.N.N.É.E.

« Ce qui entraîna par là-même des dommages collatéraux, puisque ce jour je subis finalement la perte de deux biens. Quel dommage ! Et tout ceci à cause de qui ? Je te laisse déduire !

« As-tu maintenant assez de recul pour voir les retombées de tes actes ? Les vois-tu ? Qu'importe ! En cette heure, il est déjà trop tard. Ce négrillon sous mon pied subira le même sort. Et n'est-ce pas par ta faute ?

« Tu m'entends ? Par ta faute ! Et tous ceux debout sur cette place recevront leur part pour que soit corrigée la négraille en ce jour. Que tous ceux qui regardent, apprennent ! Que tous ceux qui apprennent, retiennent ! Car le pardon ne sera pas éternel, non. Que vos fautes soient expiées par le fouet sur la chair de ceux choisis à votre place, et chérissez celle que vous avez en ce moment. Priez donc pour que la vôtre ne soit déchirée ici-même, et vous savez ce que vous avez à faire pour implorer ma grâce. Car le soleil ne se lèvera que sur les bons esclaves, tandis qu'une pluie de fouet ne s'abattra que sur les mauvais. Et seuls ceux déclarés justes boiront de l'eau de vie à la fin du jour et verront la lumière du lendemain.


Amen.


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