V - Appel à l'aide : Partie 1 [TW]
Il rugit mon nom.
L'apostrophe m'empoigne. Elle est comme un tenon enfoncé dans une mortaise en ma chair ; mes membres se raidissent. Aucun ne branle, statiques dans la vive douleur imaginaire d'un fémur cassé – non, je fléchirai pas le genou devant lui. Je garde une posture, ni de défense ni d'attaque, dénuée de toute intention décisive. Que faire ?
Il n'est question de rebrousser chemin à ce stade de ma progression, il n'y a d'ailleurs nulle part où aller. Chacun ici présent forme un rempart ôtant tout échappatoire : et le corps des esclaves et les armes des Blancs. « Pô ! Pô ! » et le risque d'être touché vaut autant pour mon compte que pour celui dans la trajectoire de l'insoutenable cracha de ces objets de fer. Mes prochains agissements seront donc impardonnables.
Ma velléité crépite et s'évapore.
Je peine à affronter de plus le vieux du regard. L'écho du souvenir de sa voix féconde en moi des peurs. Elles me démangent jusqu'à l'os, et je ne désire que me soustraire de leur joug qui me statufie. Mais une réclusion soudaine, brutale et intérieure, se rue à la conquête de ma liberté de mouvement. Je défaille dans l'exercice de mon courage en ce moment le plus crucial, et jure honteux d'une telle couardise devant tous. Victime de ma propre félonie, je desserre le poing et baisse les yeux.
Ô comme est si faible l'âme dans le jour ! Elle ne peut jouer de ses atours et mauvais tours. Soupirant après la nuit délivrée d'interdits, ô combien souffre les âmes dans la tentation – comment est-ce péché ? Battre des ailes est si bon. Si bon.
Mais je ne vois que des êtres déplumés ainsi que les résidus de leur volonté. Celle-ci, ils l'ont remise aux mains du maître, et c'est moi, leur semblable dans la violence du fouet, qu'ils osent craindre avant tout. Je renifle leur angoisse dans l'air. Elle est empreinte d'antipathie contre ma présence, mon existence. Le plan du vieux fonctionne à merveille : il réussit à faire de mon nom la bête noire vers qui se dirige mépris et animosité. Ceux que je considère encore comme mes frères, ont-ils perdu confiance ? En moi ? En eux ? Car obéir au maître, c'est à leur dignité qu'ils dérogent au plus
Un appel est lancé.
Une bouche parmi la foule souffle dans une conque de Lambis, je reconnais ce son grave en signe d'un événement important – quel est-il ? Et j'ai entendu son chant, rattrapé par un second puis un troisième, ici et là et là-bas, ne sachant où donner de la tête ; et les trois ont retenti à l'unisson par-delà les distances qui nous séparent. Ce coup de diable... c'est le vieux qui l'orchestre, sûrement exécuté par ses sbires mêlés au troupeau. Cette démonerie ne m'étonne. Et pourtant, mon cœur scande une respiration haletante.
Ils annoncent ma mort.
La tradition ne ment pas.
Il fut auparavant coutume de sonner trois fois pour annoncer le décès de quelqu'un, une pratique abandonnée après la Grande Révolte sur l'Habitation. C'était jusque-là une sorte de punition, l'enlèvement d'une part de nous-même héritée d'ancêtres lointains, habitant l'île bien avant l'arrivée des colons. Mais aujourd'hui, c'est plus que cela : c'est un châtiment !
Et le processus se répète, et me désempare. Il ne laisse naître aucun espoir : il les avorte. En tout, trois fois. En l'espace d'un bâillement pour une fin imminente, mais s'éternisant à chaque expiration jaillissant de ces conques qui sonnent de toutes parts ; et dans cette invisible décomposition, ma parole me parut fauchée à maintes reprises.
Je ne me suis moi-même entendu dans mes songes, égaré parmi ces gens, par ce son d'une intensité qui me terrasse. Sinistre est son écoute qui m'enterre. Je ne reconnais plus les visages autour de moi, et ne pense qu'à l'esprit derrière cette machination – est-ce une vengeance ?
Avait-il toujours pensé à cet instant, imaginé son déroulement de manière grandiose selon ses désirs les plus fous ? De quoi cet être est-il capable pour les assouvir ?
Les chants cessèrent.
Je ne le remarque que maintenant.
Les conques se sont tues, mais la diversité des regards et leur accent en disent long. Ils me cloue de leur yeux. Je ne les soutiens pas. Je les chasse de mon champ, et me réfugie à la pointe de mes orteils.
Il m'appelle.
Il s'amuse à le faire, conscient de m'avoir enseveli de doutes et de craintes. Cette attitude me rend stérile d'une quelconque oeuvre de rébellion, lui laissant le loisir d'afficher son impérialisme insolent. En vérité, et je le devine, il souhaite que je le conteste, lui et sa domination. Il me cherche pour que je lui donne raison de ses actes à venir. Et par là-même, c'est ainsi qu'il me faut dépasser mon statut d'esclave. Quels choix, quelle impasse ! Je ne peux être soumis et quémander les miettes d'une liberté enlevée. En effet, l'affirmation de sa puissance me dégoûte ! Et pourtant...
Quelle est cette lueur ?
Un halo de lumière l'entoure soudain, béni de je ne sais quels dieux en ce monde. Cette lueur... elle inonde mon esprit de mille feux, le consume. Invisible est-elle, mais elle émane sensiblement à mes sens. Suis-je le seul à la voir flamboyante, tandis le reste s'évanouit dans les ténèbres ? Le vieux ! Je le regarde, et je n'ai jamais encore éprouvé pareil attrait pour sa figure. Ni pour quiconque peut-être – cette lueur n'est pas naturelle, c'est impossible ! Elle m'aveugle. Quelle est-elle ? Wouaï, comme un feu brûlant mes élans ; je sombre dans l'agonie d'un poisson projeté hors de l'eau. Oui, je crois savoir...
D'abord, dans le déni et la répugnance. Puis, entre le renoncement et l'oubli de soi. J'aurai beau ne guère capituler, un fait est inéluctable : cet homme est le détenteur de chacune de nos vies. Je ne l'accepte, mais les autres s'y résolvent, certainement incités par le chant des conques de Lambis. Ils lui remettent leur flamme. Le vieux méprise certes nos valeurs et coutumes, mais il connait leurs influences. Ce malin génie me perd dans sa ruse.
« Te voici enfin, Core ! »
Que dit-il ?
Je l'entendis comme un fond sonore. Et tout à coup, je veux m'approcher de lui. J'enclenche une marche, déambule entre les gens comme un zombie, simulant une errance sans aucun but véritable. À vrai dire, je crois faire du surplace. Mes pieds.
Les soulever devient lourd comme les paupières dans l'envie de s'éteindre, mais elles ne se ferment. Je ne peux craindre. La nuit grouillent de ces créatures aux noms interdits dans les mythes et légendes, mais le jour possède aussi bien ces monstres et démons qu'il serait folie de nier. Je ne marche pas sur le sol, non.
Mes pieds gravissent le plat.
Et à chaque pas, ils perdent en résilience. Sans résistance. Emportés simplement par la foudre du cri qui me revient à l'esprit, celui que j'émis alors que Ti-Bois s'apprêtait à en payer le prix. Ma tête n'est pas la seule en jeu dans cette calamité, il y en a d'autres debout sur cette place dans l'ignorance de leur triste sort à venir. Par quoi vont-il souffrir ou périr, si ce n'est les deux ? Les méthodes de torture ne sont pas des contes.
Je m'engage en ce paysage familier, et maintenant si différent en son essence. Il m'apparaît transformé. Ou est-ce moi... qui ait changé ?
Oui, je suis le malvenu bienvenu.
Cet intrus qui pénétra les lieux au comble de l'attention, pour une mission transcendant la force de son âme. Voilà que la honte s'empare de moi pour cet acte – n'est-il pourtant pas légitime ? Quel sacrilège indécent ! J'éclos dans les tremblements d'un malaise intérieur parmi eux tous – cette foule amassée et sans vie, plus que fragmentée et si morcelée... Elle m'écœure.
Le silence s'épaissit.
Ce rassemblement revêt de plus bel le caractère sacré d'une cérémonie tant attendue par le maître. Il s'impatiente. Son introït m'incitant à me dévoiler est passé. À présent, l'anathème s'avance. Je suis lié.
Mes chevilles traînent déjà les boulets de la répression. Ses chaînes tracent mon ombre dans la poussière, sans doute marqueur de l'ultime sentier emprunté. Et le tintement du fer de ses nombreux maillons résonne, sa funeste chansonnette me projette au-delà de cet enclos. Là où les mantous se terrent dans leur trou, j'envie les racines de ces palétuviers qui trempent solides et avec foi dans l'eau saline de la mangrove. Car en cet instant, je patauge et m'engouffre dans une marée de sueur froide en cette masse obscurcie de torpeur. Le sol est mou dans l'abattement, et mes pas faiblissent dans cette vase qui n'ose me porter du regard.
Ni Eli, ni Jowas, ni Aimé, ni Jérôme, ni Clet et Laurencin, ni même Irène et Constance, et je ne saurai davantage les nommer tant chacun s'efface dans l'abîme. Et j'aurai beau héler cette foule, pas un répondeur ne s'élèvera d'elle, hélas ! Elle n'est à présent qu'un décor où seule ressort la blancheur de ce planteur.
— Je savais que tu sortirais de ta cachette tôt ou tard ! s'exclame-t-il. Il faut bien aller dans les extrêmes pour obtenir ce que l'on veut avec toi.
« Core !
Ses prunelles me publient un égard fiévreux, et un sourire se trace de ses commissures jusqu'au coin de l'œil brillant sous le soleil. Il illumine. Son visage est radieux comme un lustre, et son éclat me déconcerte au fil de ma marche me tirant à lui.
Ma lenteur le fait languir.
Je décide de traverser l'espace de biais, et profite ainsi de l'emplacement des escaliers de la place situés sur la gauche. C'est un banal subterfuge pour gagner du temps. Un petit peu de temps. À quoi bon ? Je ne sais pas.
Du moins.
Je frôle des corps, je ne cherche l'identité de leur possesseur. En pauvre homme dépouillé, je ne quémande qu'une chose : qu'une infime puissance au contact de ces entités. De ces hommes et de ces femmes forgés par le dur labeur sous le soleil et le fouet. Ce sont eux qui ont résisté aux tribulations les plus terribles jusqu'aujourd'hui, parfois dans la résignation mais ténacité. Je les ai choisi. Leurs exemples m'ont toujours inspiré, et insufflé courage. Alors, je les frôle et refrôle. Je m'arrête.
Contre rien.
Ma gorge se sèche, pressée dans une frustration grandissante. Car même le désert à ses sources d'eau ! Ils me fuient, ceux qui auraient pu être mes oasis. Pas un seul coup de tambour ne se rejoint au mien, ainsi qu'au Tam Tam des oubliés qui murmurent les aubades de la révolte. Il n'y a pas un seul avec qui faire un, à moins que celui-ci ne se soit déjà retiré en arrière-fond. Ce vide me coupe le souffle. Être seul parmi tous, quelle lamentable solitude.
— Tu es pris d'une crampe ? Ou la peur te retient ? me demande mon oppresseur.
Avec contenance, je parviens à formuler une phrase sans hacher mes mots. Un miracle, je dois dire.
— Ne sois pas si pressé ! « Une petite impatience ruine un grand projet », n'est-ce pas ?
— Arrête, je te vois, me lance-t-il avec orgueil. Je sais lire en ces yeux ! Ils sont ternes, et ne brillent comme le petit rebelle qui se la joue fort guerrier d'habitude. Ton artifice ne retardera pas ce qui doit arriver, Core. Toi et moi savons que je n'ai tort. Viens, tu en as la force. Tu peux t'y tromper là-dessus, mais pas moi. Le maître connaît ses outils.
« Viens, approche !
Non, pas encore cette lumière.
Elle me pénètre, m'éblouit ardemment... Cette fois-ci, elle est pareille à celle d'un père aimant. Celui-ci retrouve son fils perdu dans la nature, et il l'accueille tendrement. Mais l'être se dressant devant moi n'est rien de tel. Je le sais. Où est donc la rage, la fureur, gravées sur sa face ? Elles n'y sont pas.
Ou elles se masquent, aussi bien qu'un faux manguier aux fruits vénéneux et mortels, une touffe d'herbe cachant un piège. Que prévoit-il de me faire subir, pendant que les miens s'écartent pour que je tombe en sa gueule ?
— Ne le touche pas ! somme-t-il soudain.
Et je suspendis mon allure au geste de sa main.
Je poursuis la direction de son regard menant à la clausule de cet ordre. À ma gauche. Quelque peu en arrière dans cette bistre foule inclinée, il y était presque. Ce Joel. Un de ces hommes au service du vieux, et ce dernier le défend à nouveau de toute action envers moi. À contre cœur, le sous-fifre se rétracte et retire son bras droit dans le prolongement de son acte.
Cette retraite ne lui plaît.
Sa bouche s'étire avec démesure et dérive à bâbord. Faute de mieux, il me jugule en esprit et me montre les crocs. Je ne cède : son intimidation ne me pousse à la recherche d'un refuge en une poule mouillée. Je ne crains les coqs déplumés – il le ressent. Ses narines se retroussent et expirent un mépris diantre soutenu. Il me morgue, et je soutiens son air dédaigneux sans battre des cils. Ce bougre n'est rien. Si ce n'est qu'un semblant de couilles dures, finalement molles en toute honnêteté.
Je le détaille : il est comme toujours couvert de son chapeau tailladé sur le côté, une fente qui se prolongeait sur sa joue droite cicatrisée, sûrement fut-elle balafrée lors d'une énième bagarre enivrée ; à vrai dire, ce type n'est de nature qu'un pugnace guignol à deux balles. À quatre esclaves de me tenir captif d'une vile manière en mon dos en cette heure. Voilà bien une « témérité » que le vieux aurait d'ordinaire récompensée, mais il blâme cette fois-ci. Quel fait surprenant !
Et à la fois inquiétant.
Ce Joel tape ainsi du pied au sol, et tique de la langue à l'arrêt total de cette atteinte sans aucune finition. Les ordres sont les ordres, et seul le maître en est au-dessus. Il s'y soumet, mais avec peine. Sa mâchoire se crispe, et son poing en tremble même de frustration, tant la vue de ce nègre intouchable lui est insupportable. L'esquisse prend ainsi forme sous sa coiffe rigide : un acerbe rictus se dessine à mon encontre. À l'observer, il est digne d'un animal arrivé au bout de sa laisse, il ne peut qu'aboyer. Je me retourne sans tarder vers son chef, et m'exclame :
— Même sans ton molosse, tu demeures encore entouré de chiens !
Il ricane.
Toute cette scène le divertit, et l'autre derrière grommelle, sûrement une de ces injures mordantes proférées à l'accoutumée. Je l'observe de nouveau de biais avec peu d'importance, comme on fixerait un objectif dans le vide, un nuage sans eau au-dessus de soi sans aucune forme évocatrice pour l'esprit. Oui, c'est ça : une poussière qui ne peut même s'amonceler, et que l'on secoue de ses pieds. J'ose ainsi le narguer en un bref soupir, et ce souffle murmuré remue son aigreur comme prédit. Ses yeux me crachent sa haine à la place de son arme, une vision d'un ridicule affligeant face à une sérénité subit que je retrouve. Il faut le dire, sa supériorité ne réside que dans son pétard accroché à la hanche. Rien de plus. Avec ces mèches collées sur le visage sous la chaleur, le soleil, quant à lui, en a déjà fini de cette brute épaisse d'histrion. Je ne saurai pour ma part le bouffon du vieux !
Enfin, cette enflure se résigne pour de bon et se retourne. Il regagne sa place à petits pas, les mains dans les poches et le sourire en coin. Quel sujet peut bien le faire rire ? Trouve-t-il du réconfort dans sa mobilité en contraste avec cette masse noire et rigide ? Le bougre s'y passionne fort bien ! Il passe entre les miens, les pieds butant sur quelques-uns, et tous continuent de déchoir la tête baissée. Cette catalepsie me désole. Moi de même, faire quelques pas en arrière dans un désordre d'émotions et m'échouer contre lui m'est impossible. Un tel écart serait fatal. Ses confrères riposteraient à coup sûr. Pour ce Joel, ces Noirs ne sont que de vulgaires objets, et il n'est le seul à penser à l'avenant.
Il s'arrête.
Cela m'intrigue.
Son menton se lève, de sorte que son chapeau tombe à terre dans un faible bruit étouffé et en toute indifférence. Une queue de cheval brune et lisse se révèle, semblable à de la paille imbibée d'huile de ricin. Que fait-il ?
La pression monte en moi dans l'attente, et mes battements se font plus rapides que la chute d'un cours d'eau. La sueur ruisselle mon dos, une sensation imminente me terrasse. Bon Dieu ! Que diantre compte-t-il faire ? Car il demeure debout devant elle, une pauvre femme désespérée de ses vieux jours encore témoins d'horreurs.
Le fond de la gorge de Joel est raclé comme un vieux meuble lourd que l'on déplace. Et d'un coup, l'inattendu se déroule – clair et visqueux – en clin d'œil, et me plonge dans un terrible branle-bas émotionnel.
Ce cracha...
Affouille mes tripes. L'effet d'une brève pluie sur une terre naguère frappée par un soleil de plomb me remue, et je dérape au hoquet de mon cœur. Une chaleur enfouie depuis les viscères de mon ventre remonte le long de mon corps, cette chair poussée aux bords d'une ravine dépouillée de végétation et au-dessus d'une rivière asséchée. Pas de lianes, ni d'arbres, ni d'arbustes, pour s'accrocher et ne se fendre dans la cavité.
— Saloperie !
Et j'ai juré.
Juré comme un charretier.
Comme un homme libre serait en droit de le faire, de le revendiquer parmi tous ces hommes Blancs. Mais la couleur est bien trop sombre. Elle ne sied guère au propriétaire de l'injure proférée ici-même. En sa bouche, elle sonne faux : c'est un désaccord. Je m'en mords la lèvre, réprimant le regret de cette dissonance pour qu'elle ne me brouille davantage en mes sentiments. Mes raisons sont mes torts, elles ne sauraient être entendues d'une oreille.
Elle jaillit simplement, l'invective, au-devant de moi sans atteindre quoi que ce soit. Et je virevoltai dans le même instant, lors d'un élan subit trop vite arrêté. Car là où la bouilloire siffle dans l'air pour que s'échappe la tension, la chevelure aux boucles resserrées la retient et bouillonne l'esprit. Oui, je bouillonne.
Le reconnaître ne me délivre point. Mon être fourmille sous l'envie de me jeter corps et âme sur l'objet de ma colère, elle qui laboure mes entrailles d'une féroce main. Un jour, je le ferai. Oui, j'écraserai cet homme et compères. Je le jure !
Mais pour l'instant, mon devoir est d'être ici doux comme un agneau ; ces vicelards testent mes limites. Ils recherchent la moindre erreur de ma part pour se déchaîner, et j'en serai officiellement la cause aux dires de tous. Ils auront raison. Je ne dois pas leur offrir l'occasion, mais l'épreuve est bien rude. Ma respiration se fait de plus en plus galopante, et manque de trahir cette fausse assurance.
Le vieux se marre.
Son sous-fifre ramasse son couvre-chef, et l'époussette l'air de rien.
Mes orteils s'enfoncent dans la terre. Et pourtant, l'impression que le sol s'effondre sous moi m'envahit. J'ai le vertige, la nausée. La raison me transperce encore. Je demeure contrit à la suite de cet acte outrecuidant, cette chose ignoble lâchée sans aucune retenue. Sans aucune décence. Ce lancé de salive sur l'une des esclaves : une femme ! Une travailleuse du nom de Clarisse qui n'a cessé d'être un rouage au fonctionnement de cette plantation. Où elle en est aujourd'hui ? Agenouillée dans la peine de cette scène, elle reçoit cette glaire – au nom de quoi ? Est-ce cela sa bénédiction ? La récompense de son labeur ? La colère me défigure !
Et le vieux s'en moque de plus bel.
— Ô Core, tu es un bon sauvage, mais tu es si réticent ! Regarde ce que tu fais : tu m'obliges à jouer de mes tours sur ces pauvres créatures. Viens, continues d'approcher comme un bon chien, et soumets-toi !
Il se tient fièrement sur cette place.
Une place en bois de balata, taillée et bâtie par des esclaves pour torturer et tuer leurs semblables. Ce lieu élevé de châtiment bravant décennies et tempêtes, tandis que nos cases non à l'abandon tombent en lambeaux. Ce même espace où furent bien trop souvent exécutés des crimes par d'autres esclaves au gré de la volonté de leur maître. Le Nègre contre le Nègre, ça, il nous l'enseigne. Il s'en vante en toute arrogance. Il s'en est toujours défendu auprès de la Justice. À quoi bon accourir vers le procureur général, traversant d'impénétrables sous-bois entre arbres, fougères, et plantes sarmenteuses et grimpantes, pour être ramené lié à son oppresseur ? Le Nègre n'est pas le prochain du Colon, les lois ne nous protègent. Il le sait. Je ne saurai dire aujourd'hui si le rouge de ces planches est encore dû à la teinte naturelle du bois, leurs fibres longues et pressées entaillées aux coups de la lame. De sa lame.
— Allons donc, je t'ai connu bien plus vivace que ça ! Ne m'y déshabitue pas !
Ti-Bois gémit.
— Arrête ! enjoins-je.
— Quoi donc ? T'exhorter à venir d'une quelconque manière ? Je te l'ai dit, plus tu te montreras réticent, plus le reste paiera à ta place. Si ce pied sur la tête de ce négrillon ne te plaît guère, viens donc le retirer. Je t'attends !
— C'est toi, le maudit qui le paiera cher un jour !
— Je m'impatiente de le voir ! D'ailleurs, que ce jour soit aujourd'hui ! Que cette heure révèle qui a tort ou raison. Oui, en voilà un bel accord !
« Amène-toi !
Il cachinne.
Ma propre respiration devient pénible à l'entendre se gondoler. Ce vieux coq agite ses épaules en toute roguerie, et son ris vole mon souffle en ma bouche. Il m'écorche vif sur le récif de ses acrimonies. Et ce n'est que le début.
Un sourire s'étale sur son odieuse figure de conquérant : le bras armé longe son flan droit et l'autre repose sur sa cuisse gauche, celle précédant la jambe presque enclavée dans la face de Ti-Bois ; il ne se gêne d'affirmer sa domination sur un enfant – que dis-je ? Celui-ci n'est en fait qu'un pauvre marchepied pour mieux me prendre de haut. Cette sorte d'estrade en bois ne lui suffit donc ! Je décèle même par cette posture sa prétention, s'il le désire, d'empiler le corps des autres esclaves pour y gravir sa superbe. Je ne m'y trompe pas : ce genre de vitupères sied parfaitement au personnage, cela n m'étonne. Alors, pourquoi ?
Pourquoi tout se rétrécit autour de moi, au point que je me replie sur moi-même : c'est dans le trou d'une serrure que je regarde ; tout se resserre. Ma gorge se contracte, et se crispent mes membres. On me presse et m'oppresse sans qu'on me touche. Mes oreilles bourdonnent – non ! Ce sont des voix. Des voix moqueuses par-ci et par-là, au rire mi-humain, mi-bestial, entre euphorie ou juste folie. Ce rire en chœur me broie les os.
Ces gens m'humilient.
Mon cœur palpite, secoué dans un chacha au rythme d'une dernière danse endiablée. Je repense à l'incendie, l'origine de ce rassemblement en somme d'une grande infortune. Je n'y doute pas : ce qui s'est produit dans la canne n'est de cause humaine. Elle ne le peut ! Personne n'en est fautif. Je ne suis pas un coupable, encore moins tel un gamin qui attend sa fessée après une gaffe et s'être justifié. Je ne peux encore, que le Seigneur me pardonne, respecter le commandement divin que me rabâchait Monseigneur Ducaire dans mon enfance : non, je n'honorerai point cet individu.
Ainsi les choses s'embraseront.
« Sa ki fèt, fèt »
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