Lettres aux Tranchées II

                    La nouvelle est tombée.

L'avis de recherche de M. Nahoré a été affiché sur le tableau ce matin même, deux heures avant que les derniers cours d'automne ne s'animent. Irréfutable image arrachant les voix au tournant du corridor, la preuve est maintenant sous nos yeux.

Les rumeurs se révèlent parfois vraies.

Au grand désarroi général, tous pouvions voir à l'aube du jour le visage imprimé de cet homme qui soudain s'était effacé du paysage, sans signes et sans nouvelles. En tout, des mois entiers en course de lièvre s'inscrivirent au passé, et dès lors, ils perdurèrent cette situation inexpliquée sans que nous en sachions davantage. C'est alors que pris d'impulsions, nous frémissions de curiosité au sombre sujet, comme emportés, happés par toute l'agitation qui fourmillait dans les sphères du pouvoir ; et les hypothèses même les plus farfelues ne manquaient d'être chuchotées. À la moindre évocation, l'imagination ou la raison prônait sur l'opinion de chacun.

Pour les uns, ce bon enseignant avait nûment déposer sa lettre pour échapper à cet endroit aux tensions plus que sordides, car « ils le ne méritaient pas ici » disait-on. La raison de ce départ inextrémiste et fantomatique se résumait donc à une nouvelle vie éloignée de la médiocrité que des sots défendent encore en tant qu'art de diriger. Pour les autres, ce passionné n'avait en rien d'un lâche qu'un coup de vent peut dissiper, telle une vulgaire poussière soumise à son gré. Mais un homme dévoué qui pour en aucune cause aurait abandonné son post. Non. À moins. 

Que le pire soit arrivé.

Mais tout ceci au fur et à mesure déclina vers l'oubli, puis vers une amnésie accompagnée de réminiscences quelques peu blagueuses dont le rire néantisait de plus belle le sujet. À m'y replonger, cette indifférence était pareille à une volonté indéterminée, sans cesse obstinée à refouler l'existence de ce misérable jusqu'en nos souvenirs les plus vifs !

                      Ô, mon cher professeur !

Et chercheur à vos heures perdues et bien souvent rachetées, qu'avez-vous donc découvert de si terrible pour être enterré de la sorte, avant que ne tombent les ténèbres en ce jour mystérieux ? Si vous êtes juste, que cette dite équité soit enfin rendue à votre innocence ! Et je ne doute point qu'il sera ainsi.

Peu importe le sol et ce dont il est fait, comme grand-mère le disait si bien, une graine de vérité finit toujours par atteindre la lumière jusque dans le ciel. Il en est également pour cette étrange affaire en cette matinée mémorable qui commence à être mise à nu. Le voile, jusqu'alors jeté sur les esprits, a été soulevé par la déferlante enfin générée à l'annonce fortuite. À présent, aucun de nos supérieurs, aucun ! ne peut cacher l'évidence d'une quelconque liaison entre cet évanouissement nébuleux et le début d'une série de dysfonctionnements administratifs sans origine précise au même instant T. Cette défectuosité a d'ailleurs retardé bien des choses sur notre Université, mais celles-ci semblent maintenant se précipiter vers un point de chute.

Le secret commence à être percé. Ce qui fut au départ simple bruit de couloir oublié, devient aujourd'hui matière à discussion avec, le dit-on, un début de preuves l'appui. Une chose est sûre et se fait très vite divulguer : le professeur Nahoré a bel et bien disparu depuis l'incident de la bibliothèque avec le professeur Linco. Et l'absence de ce dernier a d'ailleurs été confirmée, même jour, même heure. Pas une seule trace de leur présence, pas une seule preuve de leur passage ici et là, quelque part dans la nature hostile ou civilisée. Rien. Il ne reste rien.

Un événement me marqua en cette matinée. C'était un instant creux de vie et d'espoir. Un vide total à travers lequel les secondes n'ont défilé, tandis que l'impuissance grandissante s'emparait de chacun, et de nous tous à l'écoute de la détresse qui s'imposa aux portes de l'amphi, lors de la séance de trois heures de science physique. Mon attention se détourna du cours malgré ma volonté de le suivre. À vrai dire, les revendications des familles des disparus, au fond du couloir durant l'intervention de M. Cadellac, me parurent si infernales qu'elles me tourmentèrent l'esprit jusqu'en mon sommeil.

Ma pensée dérive vers un autre motif.

Je cherche à m'apaiser. Je me remémore ainsi le fameux cours de ce matin. Nous avions enfin parlé de ces trous noirs et trous de vers, moment le plus attendu de tous les chapitres abordés depuis le début du semestre. Prendre conscience qu'il peut exister des choses en l'univers qui dépassent ces lois de la physique à la base de notre pauvre savoir humain est un sentiment indescriptible ! Alors, imaginez celui de faire partie de cette génération, dite « élite », qui cherchera comment démontrer ces merveilles et les rendre accessibles. N'est-ce pas un privilège inestimable ? Pour ma part, ces choses de l'infiniment grand n'ont de cesse de me consumer l'être depuis l'instant où mes yeux ont rencontré l'âme sœur. Ma Lune. Mes pupilles se dilataient ainsi à mesure que mes oreilles s'abreuvaient des paroles du maître. Je me suis senti fondre. L'amour. Oui, un coup de foudre.

Mes sens sont éveillés.

Je saisis cet instant fugace et me lève de mon lit en un bon, en un moi parcouru d'une énergie insoupçonnée provenant d'une source qui m'est tant familière. C'est alors qu'un songe me traverse l'esprit, et je décide de m'y accrocher fermement.

« Fou » est certes le terme auquelle ma personne est souvent rattachée, l'étiquette attribuée d'ordinaire aux êtres singuliers de ce monde. Est-ce malheureux ? Peut-être. Mais puisqu'une exception se pose toujours, cette fois-ci en ce mercredi de novembre 1976, on me qualifia de « passionné » avec une considération si profonde qu'elle me surprît dans mon ego. C'était de Takashi, le nouvel étudiant qui venait d'intégrer mon groupe de travail. Il sait voir juste celui-là. Je le crois.

Je suis un passionné avéré de ces choses qui m'entourent. Je les pense. Je les ressens. J'en suis si sensible que je les accueille, aussi bien leur existence que leur essence. N'est-ce pas cette même sensibilité qui révèle les secrets bien gardés par la monotonie de la vie pareille à la mort ? Oui, j'ose croire que mes « délires  » à propos de ces disparitions sont vérités.

Pour certains, peut-être pour beaucoup même, le pire serait finalement un meurtre. Dans les faits, les deux hommes ne s'entendaient pas, et ne le cachaient pas. Une hostilité était palpable lorsque leur chemin et regard se croisaient. C'est ainsi qu'un soir, celui du drame, une dispute aurait éclaté à l'abri d'un quelconque témoin dans un compartiment reculé de la Bibliothèque. Il faut dire que c'est un endroit, un peu comme une salle d'archives, où les vieux livres sont entreposés sur des étrangères légèrement poussiéreuses. Tout le monde y avait accès. Mais depuis l'affaire, cette pièce n'a pas une seule fois été ouverte au public, ni au personnel. Elle est restée fermée, impénétrable ; pas même les documentalistes peuvent y entrer. Du moins jusqu'à maintenant. J'en aperçus une, une fois, essayer de débloquer la porte sans succès : elle ne bougeait pas d'un pouce. Alors, que dire de ce détail ? Que cette pièce cache quelque chose, un corps ? Sans vie ? Car effectivement, les rôles sont déjà énoncés entre victime et coupable :

« M. Linco est celui qui s'est volatilisé après avoir commis l'irréparable envers ce pauvre M. Nahoré, dont la dépouille est pour l'instant introuvable. »

Tout est vite dit. Trop vite dit.

Un élément est omis.

Car il n'existe tout simplement pas. Ce qui m'était jusqu'alors étrange, et me sauta aux yeux au premier abord, est le fait que M. Linco n'a pas eu quant à lui un avis de recherche. D'ailleurs, s'il était soupçonné d'être un criminel en cavale, il serait le premier à être affiché afin de le retrouver au plus vite. Cependant, rien de tout cela ne se passe. Je doute même que la police ait été impliquée dans cet événement. Elle ne doit sûrement rien en savoir. On – qui ? quoi ?  fait en sorte qu'elle ne sache, qu'elle ne veuille et ne daigne connaître les faits. Je comprends donc la révolte de ces familles qui ne sont écoutées, et dont les plaintes ne portent aucun impact sur cette réalité qui s'en indiffère dans le silence.

Toutefois, seule la photo de M. Nahoré s'est imposée aux yeux de tous. Non parce qu'il est bien apprécié d'un grand nombre, mais parce qu'il est celui qui semble avoir réussi à poser sa marque sur le réel. Si M. Linco est aussi arrivé à le faire, celle-ci est alors autre part, peut-être même dans un autre temps. Il est évident que pour moi, ces deux hommes sont vivants en chair et en os, et ce dans un ailleurs que nous ne connaissons pas. Ou plutôt ! que l'humanité a déjà traversé depuis fort longtemps. 

Les livres. Les vieux livres. 

Voici de quoi étaient entourés ces personnes sans doute devenues personnages historiques, pareils à une encre sur une page blanche. Car l'Histoire s'est répétée en ce lieu, et elle a choisi ses élus dignes de l'écrire à nouveau. Deux êtres dotés d'une précieuse connaissance qui bouleversera les avancées de ce monde, comme cela s'est déjà produit par d'autres. Mais aussi, deux hommes rivaux. À l'instant de leur évanouissement, le passé était ainsi tout autour d'eux. Il s'est infiltré dans leurs gènes, et a réécrit la genèse de leur existence. Comment est-ce alors possible ?

Il existe des choses qui ne peuvent être uniquement dites pour être entendues, il faut donc les montrer. Néanmoins, il demeure toujours de pouvoir les regarder. De mon côté, je contemple la lune et ce qui s'y reflète autant sur sa face que sur mon âme. Je chemine le long du couloir, et ouvre la porte menant au balcon de la maison familiale. Je soupire. Une bourrasque d'air accourt vers moi, et me traverse pour disparaître dans l'espace de l'intérieur. Le frais caresse aussitôt mon visage fiévreux d'admirer celle qui s'offre à moi.

                   J'observe enfin.


Ce soir, la lune est ronde.

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