IV - Le cri décisif [TW]

                 Le feu !

Il s'est éteint depuis peu. De cela, j'en suis soulagé de sa longue durée – je l'avais oublié. À vrai dire, sa menace avait déserté ma mémoire au détour du figuier, et lors de ma piteuse fuite, je craignis. Mon être trembla dans la possible erreur de commettre le pire, ce fatal retard de ma part pour un désir égoïste. Mais l'espoir peut renaître de ses cendres, n'est-ce pas ? Le peut-il ? N'est-ce pas vrai qu'il le peut ? Qu'il peut pardonner la faute et revenir à celui qui l'implore ? Le réclame ? Viendra-t-il ? Enfin, que quelqu'un me le dise ! me le crie ! Pourquoi n'ai-je jamais personne pour me répondre dans la détresse ? J'en ai assez ! J'en ai marre et je craque.

Seul je demeure.

Et seul je suis, rompu et assoiffé sous une dense chaleur. Je l'envie. Elle qui remonte du sol vers le ciel, Ô qu'elle me prophétise au Moi laminaire si encrassé de misère ! Ai-je encore une chance ? Car la volonté de feu fut offerte à l'homme, mais il n'est pas donné à tout homme de générer un foyer. Quant à moi, je n'ai besoin que d'une étincelle. Rien de plus. Il m'en faut une. Juste d'une infime, même invisible. D'où qu'elle vienne ! Et dans son attente, je ne peux que m'accrocher aux choses en contact avec le corps et l'esprit.

Maîtriser l'incendie fut à coup sûr tâche rude. Il n'y a donc pas longtemps qu'ils étaient tous ici jusqu'à l'achèvement de ce drame – j'y crois. Je supputerai cette circonstance favorable en mon esprit, tant que je ne verrai s'accomplir ma promesse ou la tournure des événements l'annuler.

J'étrangle mes toussotements.

L'air est insoutenable aux alentours. Cependant, il vaudrait mieux ne pas alerter ici ma présence par un quelconque bruit. Il n'est un tort de suivre cet adage, que l'homme surpris s'en trouve battu ; et je n'ai encore de plan pour ce à quoi je compte me confronter. Ma force faillit. Que celui qui prête alors attention à mon âme, s'il daigne le faire, accorde à mon retour cette valeur sacrificielle pour tous, car je défie sa vanité. Et par-dessus tout, que la main de cet être odieux soit retenue contre sa volonté ! Eux tous sont sans doute rassemblés sur la place, et c'est là que je dois me rendre. Mais ici, une chose m'arrête. Le feu.

Son spectre erre autour de moi et fulmine dans l'ombre d'une furie. C'est cette même folie, en le début de ce jour, qui me catapulta sur plusieurs mètres d'une force incroyable, je la ressens. Elle m'étouffe. Animée d'une funèbre volonté, son dessein de me détruire demeure vif et ardent sous mes mains et mes jambes. Et je reconnus dès l'abord sa voracité familière qui m'est plus qu'inoubliable à présent. Sa puissance me dépasse. Elle cherche, au moins du reste de sa vigueur, à me grignoter, mais ne peut s'en prendre qu'à ma peau. Faiblement. Ce feu.

Sa brûlure m'est synonyme de vie et de mort, car la douleur réveille les âmes ou les endort à jamais. Où donc me situer ? À l'évidence, je suis au milieu d'un massacre, et mes oreilles se heurtent aux sifflements des éléments qui hurlent de douleur. La femme !

Sa voix.

Elle n'est plus, comme elle. Ses éclats n'atteignent la plantation, ils ont disparu. Je me sens libéré d'un poids. Mais l'ombre d'un bien plus imposant à venir me pèse le cœur. Je ne tarderai de connaître le verdict de cet incident, et il marquera à jamais nos esprits.

La fumée s'échappe encore de la matière, et elle agresse mon visage soucieux de connaître l'ampleur les dégâts. J'implore de la même ardeur qu'elle de ne voir des formes possédant autrefois un visage et un nom. La crainte s'imprime en mes yeux. Je les lève vers l'avant, puis d'eux-même s'affaissent accablés. Le paysage est dénudé, et le peu qui se présente à moi m'horrifie au plus profond de mon être.

Tout a péri !

                             Enfin.

En jetant preste l'œil en divers points de là où je me tiens, le constat tinte entre l'étrangeté insoluble et l'intention réfléchie aux millimètres près. Le fait est troublant. Car seule cette parcelle où j'ai échoué fut naguère submergée par un flot de flammes. À la vue de ce qu'il en reste, celles-ci se sont déchaînées sans une once de pitié. C'est comme si les écluses de l'enfer avaient cédé et s'étaient déversées ici avec malheur et damnation. Et nulle part ailleurs. Je gratte la terre de mes doigts, et elle se révèle pareille à du bois d'ébène et sans fertilité. Il n'y a plus rien a faire.

Une tristesse s'éprend en mon cœur. Il s'était bien attaché à cette parcelle, maintenant transformée en un spectacle affligeant. C'était au rythme de ces battements et au fil des années, qu'il s'était tissé des liens avec elle. Une attache que quiconque pouvait pénétrer le secret de cette singulière amitié. Celle aimée était pour tout avouer la partie de la plantation la plus dure à cultiver, et surtout la plus éprouvante à sa récolte. Car de son sol, poussaient les cannes les plus difficiles à couper. Que je les aimais, mafouti ! Ces belles cannes rebelles ! Parce qu'avec moi,

Nous ne faisions qu'un !

À l'instant où ma main se posait sur leur peau, elles étaient tendres, elles toutes dociles au coup de la lame. Et en un rien, les voilà toutes parties en fumée. Elles toutes ! Leurs cendres ne sont qu'un cortège de souffrance et de désolation – le penser me rend ahuri. C'est un miracle. Un miracle et un mystère que d'échapper de justesse à une hécatombe. Un pas de trop vers la droite ou la gauche, et mon corps ne serait qu'un bout de charbon, usé et charroyé au loin par le vent. J'en frissonne !

— Il est là !

Pardon ?

— Il est là ! Je le vois !

— Où ça !

— Non loin vers les bois. À une heure !

Saperlotte !

— Ne laisse pas filer ce nègre ! Je le course à sa droite.

Il ne manquait plus que je sois aussitôt traîné sur la place, tchip ! Combien sont-ils ? Le nombre peut être décisif !

— Rattrapez-le ! Il s'échappe à nouveau ! ordonne une nouvelle voix.

Celle-là, je la reconnus posée sur ma langue en un goût amer. Je ne pensais pas tomber sur ce loup et sa meute de sitôt, et eux m'attendaient certainement de pieds fermes. Les rencontrer en premier lieu est la pire entrée que je puisse faire en finissant lié. Ou mort. Ils sont armés à leur habitude, mais je m'entête. Je m'enfuis, alors que mon souffle ne m'est encore revenu. Où est en ce jour mon répit ?

— Ce nègre court bien trop vite !

Courir ?

               Je dois rêver.

Je rampe sur le sol à quatre pattes, pas un instant ai-je la force de me relever ; et me débusquer est d'ailleurs impossible. Cela devait l'être ! Comment m'ont-ils découvert sans que le champ n'obstrue leur vision ? Le terrain est pourtant plat, et ma position ne se trouve à leur hauteur ! Je nourrissais ainsi mon dernier espoir en la longueur de ces cannes, le seul artifice pour ne me faire repérer. À présent, je prierai même pour que ma peau se fonde en ce paysage noirci.

Un son retentit.

Je sursaute, et cesse tout mouvement. Mes membres se meurent dans la peur, et dans la panique s'accélère mon pouls. Un second bruit résonne dans le champ. C'est bel et bien celui d'une arme qui crache son venin. L'impact ne m'a atteint, mais le bruit ne fut pas si loin. Ces gredins se rapprochent de moi. Il faut que je

— Ne tirez pas ! Ne tirez surtout pas !

C'est ça ! Obéissez à l'injonction de cet homme ; que dis-je ? De ce loup ! pouvant se montrer contre toute espérance clément et me laisser la vie sauve. Ce loup, qui d'une bonté insoupçonnée

— Lâchez le chien !

Et voici que sa vraie nature le rattrape avant qu'il ne m'attrape. J'identifie bien là cet être sadique. Car devant le molosse, se trouve un plus grand chien. Monsieur-Chien en personne, envoyé à mes trousses sous les ordres de Maître-Chien lui-même ! Et moi, je suis fait comme le ravet devant la poule, et la providence m'abandonne ce coup-ci. Pas un objet sur lequel compter n'est à ma portée en cet aire dévastée, et mes poings ne se mesureront pas à la puissance de crocs – et je pense à elle. Cette femme.

— Cette fripouille ne pourra aller plus loin !

Parce qu'en tant qu'esclave noir, emprunter le même chemin semble finalement inévitable, il faut le croire. Et je prie. Et je prie. Car la prière est la seule arme qu'il m'est été offerte en tant qu'homme venu aimer son prochain, et non le servir sans dignité. Non, je refuse qu'elle me soit enlevée ! Je prie et je prie. Et j'attends dans l'incertitude qui me pétrit de pleutrerie.

Je les entends.

Les grognements de leur gueule à tous percent les lamentations qui emplissent le vide autrefois riche de ces grandes dames à la fière stature. Ils sont encore à se ruer dans les cannes, et elles leur sont sûrement comme des entraves dans leur progression vers leur cible. Je me meus à nouveau.

J'y suis déjà presqu'à quelques mètres d'elles, de ces rescapées des flammes qui les ont épargnés. Elles me sont apparues soudain comme une armée fabuleuse et imposante, où auprès d'elles, mon issue de secours y est préparée. La chose est folle ! Je me traîne justement vers mes opposants. C'est carrément me jeter en-dessous de leurs griffes. Et pourtant, j'y ai foi. Quelque chose me dit : « Vas-y ! Blottis-toi contre elles, et attends patiemment là la résolution pleine de grâce en ton heure ! » Je l'écoute, et mon corps exécute ce conseil jusqu'à atteindre l'objet de sa pensée, entre râles et soupirs dissimulés dans l'effort. S'extraire de l'abdication qui s'enracine est comme accoucher de soi. La charge devient plus volumineuse petit à petit, au point d'avancer en fin de route sur le vente. Ça y est.

J'anhèle, le dos reposé contre la première rangée qui re-délimite la parcelle. M'y faufiler en son antre pour mieux me cacher est judicieux, mais rester là me convient – je ne saurai expliquer la raison de cet acte peut-être irrationnel. Je respire le calme.

La sécheresse en ma gorge me conduit à mordre dans la chair juteuse de celle qui me tomba sous la dent. En mon être, son goût se répand en un choc dès son toucher sur ma langue assoiffée. La chaleur de l'incendie rendit ces cannes plus sucrées, et je m'en délecte. Foutre ! ces pourchasseurs. Les pas de l'un d'eux se font de plus en plus proches – homme ou molosse, cela n'a plus d'importance. Je ne m'en inquiète, toutefois suis-je stupéfait de la rapidité de ses mouvements. À chaque déplacement émane une agilité indiscutable. Ces « cul-blancs » en sont incapables par leur mollesse héritée de leur oisiveté indémontable.

Un coup est tiré.

L'assaillant est proche. Les feuilles vibrent à son passage, et l'écho d'un autre son chassa le premier. Je ne suis toujours pas touché. Essaie-t-il de m'effrayer pour que je dévoile ma nouvelle position ? Il ne

— Mais ils sont malades, ces enfoirés !

Quoi ?

— Moi, j'me casse de c'trou sans neurone ! Putain, qui m'a envoyé ? Tout ça c'est la faute à François. Comme toujours !

Hein ! Mais que dit-il ?

Je ne comprends pas. Qui est ce quidam ? À vrai dire, ce Nègre ! jaillissant à dix pas de moi ? Il traverse maintenant l'espace à grandes enjambées. Il est vraiment rapide ! pour quelqu'un de plutôt court. Mais quels drôles d'habits porte-t-il ! Ce ne sont pas ceux d'un esclave, nenni ceux d'un Blanc sur la plantation. Oh, j'ai dû me cogner fort sur la tête dans l'air !

— Arrête-toi, sale nègre !

C'est donc lui qu'ils recherchent tant !

— Wouaf ! aboie le molosse ou l'autre fumier qui somma de le larguer.

Quelle circonstance inopinée ! Ha ! Moi, je dois être mort en leur mémoire ; et comme un fantôme que l'on ne peut voir, chacun de ces poursuivants émergent du champ tour à tour près de moi.

Un.

        Deux.

                  Trois.

                           Quatre contre un ! Plus précisément : cinq contre un ! J'observe ainsi ces ordures défiler devant moi, la bête à leur tête qui les distance de loin à la suite du Nègre, vers le sous-bois. Suis-je mieux qu'eux ? En cet instant où j'estime la vie en danger de celui-ci être la meilleure opportunité qui soit pour atteindre mon but. Là-bas, ils sont réduits au nombre de six – en terme d'hommes armés. Ceux-là en moins enlève peut-être un peu de fougue au vieux, lui qui aime jouer au coq devant la foule. Tant pis, il me faut bien lâcher la liane pour en saisir une autre ! Et à la vue de ces gens s'enfonçant dans la pénombre, ma décision est nûment prise.

*

Cette parcelle se situe à l'extrême gauche du premier niveau de l'habitation. Il me faudra d'ici descendre, puis longer, pour remonter afin d'éviter d'arriver nez à nez avec la place publique et ceux qui y sont. Le bougre l'avait construite entre les cases de nous autres et la maison du contremaître. C'est afin que tous, de l'aube au lendemain, nous ayons sous nos yeux la leçon du jour et les laissés pour morts. Il fut des nuits où les aînés me racontèrent les sévices et les exécutions arbitraires du passé de cette plantation. Pour le « maître », ce n'était qu'un spectacle quotidien ; mettant ainsi en scène la montée d'une violence inouïe jamais encore vue sur toute l'île. C'était une période révolutionnaire durant laquelle bon nombre d'hommes et de femmes ont tenté de regagner leur liberté dans les Grands-Bois. Certains ne sont pas revenus, et d'autres ont péri sous les yeux des leurs sur cette place, ainsi que ceux impérieux de leur meurtrier à la mine rayonnante. Le vieux sanguinaire ! Seule la vieillesse lui a raccourci le bras. Il n'a strictement changé en bien, de même qu'une pourriture est vouée à pourrir. Il n'a, depuis quelques années, que simplement fermenté. Aujourd'hui, il explose.

J'emprunte un chemin qui est long, et dans ses sillons, je m'impatiente. Je m'empresse de rejoindre l'habitation par derrière les cases, et je zigzague avec la prudence du serpent qui tracent dans les champs. Le vieux doit être fou de rage à l'heure qu'il est. Je ne peux imaginer ce qui m'attendra lorsque je me présenterai devant lui. Pourquoi est-ce si difficile ? 

Je me faufile à présent à bout de souffle entre chaque case, et me rapproche sans que ma présence soit détectée. Voilà que mes jambes sont lourdes. Mon cœur chavire et se brise.

— Où se cache-t-il ? Ce maudit chiabrena de nègre !

Je m'arrête, surpris d'être sensible à l'hostilité de cet homme.

— Retrouvez-le ! je vous l'ordonne. C'est à mes pieds que son corps devait joncher en cette heure, et n'être nulle part ailleurs à comploter à l'encontre de ma prépotence.

Cette dureté dans le timbre... de qui parle-t-il ?

— Soumettez-vous à l'ordre, vous tous ! si vous ne voulez subir de même le châtiment qui lui est réservé. Car ne vous y égarez pas, ma miséricorde n'est pas à mettre à l'épreuve sans payer le prix le fort. Je le jure ! Et je sais être salé sur une plaie. Je le répète, retrouvez-le moi !

Pourquoi recherche-t-il un seul individu ? J'ai vu un nègre se faire pourchassé dans la canne, et il y a moi dont la possible survie n'est pas à omettre. Peut-être d'autres sont dans les bois. C'est à croire que le vieux a désigné un bouc émissaire pour cet incident sans origine humaine – peut-elle être ?

— Amenez-le moi ! Charriez-le presto sur cette place avant que je ne le fasse et lui coupe la jambe. Et bien pire ! Mais soyez-en sûr, ma parole s'accomplira à la seule condition que la tête de ces cinq esclaves soient elles toutes tombées en rançon pour sa faute. Ce méfait que vous faites taire et qui vous condamne. Oh, je le jure ! Que le sol qui recueillera leur sang en soit témoin ici-bas !

Ces propos ne font écho en mon cœur ; et je suis la chair d'une telle crapule ? Je me réprouve en lui !

— Il n'est pas allé bien loin. Il ne le peut. Vite, apportez-le moi ! Je le veux, et je le veux vivant. Oui, un corps à vif !

« Corps. »

Ma respiration se bloque dans le doute. Car je suis statufié, pareil à un enfant qui craint son parent lorsque dans silence il l'interpelle soudain par son nom. Mais avec lui, je n'étais jusqu'ici qu'accoutumé aux fameux « hé toi ! » et ces coups de bâton sur le bras. Mes ongles s'enfoncent dans le mur de planches de la case contre laquelle je me suis plaqué. Et planqué. Qu'est-ce qui t'arrive, Core ? Tu aurais déjà dû t'avancer au milieu de cette foule, tel un coq parmi ses poules. Tu baisses les ailes devant ce fade blanc de poulet ?

— Maître Lefèvre, David est parti dès l'instant de l'incendie avec quelques hommes et le chien à sa recherche à travers la plantation et les environs du sous-bois. Ils ne vont certainement pas tarder à revenir avec ce fifrelin enchaîné mains et pieds à votre merci, vous verrez.

— Je n'ai guère besoin d'être rassuré, mon cher Roland. Mon intuition ne me trompe là-dessus et je lui porte entière ma confiance – je ne peux ici compter que sur moi-même, hélas. Voilà donc mon aperception quant à ce sujet de rébellion : Je sais ! que parmi toutes les âmes qui demeurent sur cette habitation, cette sale pétoule est restée ici durant tout ce temps depuis l'incendie. Il s'est dissimulé quelque part dans l'ombre pour admirer son oeuvre pendant que la parcelle partait de bout en bout en fumée. Et c'est un acte qui ne peut attendre son jugement !

Ces mots me heurtent et m'assomment. Ils touchent une corde sensible, si ce n'est plusieurs. Je peine à le reconnaître, mais au fond de moi, mon enfance décèle celui injustement accusé de ce tort. Cela ne m'étonne après tout, et j'en suis cependant troublé.

— Je ne désire ainsi entendre de paroles. Mais voir des actions, surtout de la part de cette négraille qui courbe l'échine, tandis que ses pulsions se détournent de mon autorité. Vois-tu ce que tu as fait ? Le vois-tu !

Il élève le ton. Il ne cache son intention.

— Ô Core, où que tu sois, es-tu fier ? Es-tu si fier de toi ? Je l'espère ! pour que cela vaille la vie de ceux que tu considères comme tes frères. Et si ce n'est le cas, daigne alors te montrer ! Ou que l'un de ceux que tu chéris tant te trahisse pour le bien de tous. Réfléchis ! et montre-toi intelligent, si ce n'est que le courage qui te manque !

Tu parles de courage, mais que dire de toi ? Malchien que tu es ! Pour en arriver là, tu révèles enfin tes limites ! Une mascarade ! Tout ceci n'est qu'une prise d'otages pour me faire du chantage, à présent je vois clair en ton jeu. C'est n'est sur moi que tu refermeras tes filets sans que je ne m'en aperçoive. Et si je me rends, ce ne sera de ta volonté ! Mais de la mienne de m'extirper de cet égoïsme qui provient de ton ignoble chair !

— Bien ! Puisque ce lâche ne s'est manifesté, il demeure à vous autres de faire un choix. Qui se jette le premier et confesse à son maître bien-aimé la vérité ? Il suffit juste de prononcer les mots magiques pour me rendre tendre et bon envers vous. Je peux encore pardonner.

Bien entendu. Ta réplique n'a eu l'effet escompté, il te faut donc trouver autre chose pour t'amuser.

— Maître, je le jure, on sait pas où il est.

— Et sur la tête de qui jures-tu avec tant d'assurance ? Dis-le moi.

— Maître, i ment pas. Core, i pas là. « I disparèt tout boneman. » Pas an trace i laissé, ça mwen savoir, quand grand fé dangéré dévoré champ cannes là.

Ces porte-paroles sont sans doute Eli et Jowas, deux des anciens parmi les esclaves.

— Tu veux dire dans ton charabia, qu'aussitôt que le feu s'est déclaré, cette vermine s'était déjà bien enfuie ?

— Maître, mwen pé pas dit oui, passe que yeux à mwen pas vouè an patate di ça qui passé en champ cannes là quand fé coummencé déchaîné. « Je le jure, je le jure » mwen de même.

Eli renchérit à son tour les dires de Jowas. Ils sont les seuls à intervenir pour défendre ceux choisis pour faire office d'exemples. Je comprends leur dévotion. Témoins de tant d'atrocités en cet espace cloîtré, ils n'hésitent pas à mettre leur vie en péril pour les autres. Notamment les plus jeunes en qui, pour eux, repose l'espoir de cette liberté si convoitée comme ils le récitent souvent dans leurs contes en pleine lune. Ce n'est néanmoins de la bravoure, quelle tristesse ! Mais un moyen comme un autre de se suicider, tout en se bernant d'accomplir une bonne action à leur finitude. L'intention est certes noble mais personnelle, et l'acte ne vaut rien s'il n'est accompagné dès l'instant de liberté. De mon côté, je suis bien pire ! Ma volonté ne réside pour l'instant que dans mes désirs, et je n'agis pas. Ai-je fait le bon choix ?

— Alors, vous !

Je n'ai jusqu'alors pas un moment regardé la scène, je l'écoute. Je frémis. Je repense à cette nature luxuriante qui respire la vie et qui m'apaise en son lointain souvenir avant de rebrousser chemin. Ce qui se trouve maintenant au devant de moi est simplement source de tourmentes, et je baisse les bras. Quelle veulerie !

— Oui, vous deux. Vous qui n'êtes jamais témoins de quoi que ce soit sur cette plantation, à quoi donc me servez-vous ? Je vais vous le dire : vous ne valez pas mieux que deux vieux arbres à déraciner sur-le-champs ! Et aujourd'hui, vous me prouvez encore une fois votre inutilité. Mais ce sera la dernière tentative. Je vous laisse une seconde chance : dites-moi où se trouve Core, et vous aurez de grâce la vie sauve.

— Maître, ça, impossible.

Un râle retentit.

— Trouvez-le moi ! Trouvez-le moi, vite ! Personne ne m'empêchera d'être assuré qu'il est l'esprit derrière tout ce désastre, et je mettrai toutes vos mains à couper là-dessus. Elles toutes ! Car vous vous êtes laissés prendre à ses manigances de petit rebelle, et maintenant vous le couvrez aussi en toute rébellion contre moi. Il est ici, je le sens. Ne me mentez pas, oh ! non, surtout pas : vous savez où il se cache.

Comment peut-il être aussi sûr de lui quant à ma présence ? L'hypothèse la plus logique voudrait que je me sois enfui à la découverte de nouveaux pâturages où l'herbe est plus verdoyante ! Pour combien de temps d'ailleurs suis-je resté hors d'ici ? J'étais dehors, et je suis revenu. Quelle dinguerie ! Je n'ai pu bel et bien partir de cette plantation. Le vieux a raison, et cet aveu m'est douloureux : je suis enchaîné à cet espace de travail forcé. Est-ce qu'il m'a lié par un quelconque sort ?

— Qui parmi vous s'occupait de cette parcelle ce matin ? Toi, là ! Tu y étais ?

— Oui, maître, j'y étais.

Cette voix.

Elle a tari mon âme à son écoute.

C'est celle de Ti-Bois, empreinte d'une assurance chancelante. Je perçois dans l'air les vibrations de sa chair – je le connais. Je le ressens. Un souvenir me frappe l'esprit et me noie de remords. Car il y était de même, à quelques cannes de moi avant que ne s'abatte la catastrophe ! L'entendre me soulage d'une part, mais le vieux me veut sans vie à ses pieds. Ti-Bois y passera en compensation, et ce monstre poursuivra sa soif de sang.

— Regarde-moi bien dans les yeux, petit négrillon. C'est ça. Oui, comme cela. Non, non. Ne détourne guère ton attention de moi. Voilà, parfait. N'aies crainte à plonger ton regard en celui qui possède une âme ! Et maintenant, dis-moi, oui, dis-moi : ce qui s'est exactement passé là-bas, dans la canne.

— Oui, maître.

— Mais attention ! Si tu me mens et me caches la moindre chose importante, je t'arracherai la langue à coup sûr. Ne t'y trompe pas. Fais donc le bon choix, car je ne tolérerai plus longtemps les insoumis sur mes terres. Alors te montrer docile sera pour le bien de tous, le comprends-tu ?

— Oui, maître...

— Bien ! Je sais que tu as assez de jugeote contrairement au reste de cette négraille incapable. À présent, parle ! Je t'écoute.

— Oui, maître !

Il se racle la gorge.

— « Mwen té » – je ! je veux dire, j'étais...

Il bafouille. Porter un tel fardeau ne lui revient pas.

— Vous voyez, maître, tout... Oui, tout s'est passé « pap' ! » comme un clin d'œil. Parce qu'au pipiri du jour, le ciel était bleu, pas une tâche grise à l'horizon ; et le coq chantait, et les poules piaillaient, alors que le vent caressait les

— Pardieu, abrège.

Quelle lavure ! Ses manières me débectent.

— Que voulez-vous, M. Lefèvre, la concision n'est sûrement pas le fort du Nègre.

Et derrière la lavure se cache la raclure !

— Ce sont leur langue à tous que je circoncirai pour les rendre moins impurs, Manuel. Je me lasse de tourner autour du pot, et le tournis me procure de funestes élans. C'est à croire que la vérité ne peut sortir de leur vilaine bouche, et celle-ci ne fait que se plaindre de ce qui leur est à juste titre dû.

— Ils ne comprendront, ils ne le peuvent. Ce sont des nègres.

Ha ! j'en voudrai rire. Ce fut bien douteux de n'entendre goutte parole empoisonnée de cette canaille de contremaître ; et la sienne de bouche, que l'on me pardonne d'en parler, doit être fort sale à lécher les bottes du « maître » qui patauge dans son immonde caniveau.

— Chacun sait pourtant, par habitude, que ma patience est dévêtue de toute placidité, et regarde-les : ils se regimbent devant l'autorité. Je ne peux encore endurer leur insoumission, j'ai si soif !

— Oh, et j'ai hâte ! Vous savez faire preuve d'imagination quand vous êtes dans cet état, M. Lefèvre. Je plains leur sort. Là-dessus, vous n'avez pas de réserve.

— Non, aujourd'hui se fera sans fioriture, Manuel. Car, note-le bien, certaines choses se règlent d'un coup sec et sans bavure ; qu'en dis-tu, mon petit ? Oui, je ne t'ai pas oublié et je ne voudrai non plus t'éclabousser. Ne me fais pas plus attendre. Parle, je t'écoute.

Il sait torturer les esprits. Son arme a toujours été la peur, et je le vois en jubiler. L'image en est repoussante, et c'est devant cela que Ti-Bois perd en ce moment la face. Il n'a pas encore repris son témoignage. Les mots se bousculent et ne lui viennent à l'esprit, car ceux-ci le condamneront ainsi que les autres. C'est encore un gamin qui fait face non seulement à un homme, mais à celui qui s'est imposé à nous en tant que maître. J'admire son courage ! Et je ne supporte à la fois qu'il s'abaisse à calmer les ardeurs du vieux par son récit, celles d'un dépassé qui cherche à se rassurer de sa puissance. Et je me hais, je me hais ! Je hais ces pieds qui préfèrent se planter dans la terre, et je hais ces yeux si crapons !

— On perd déjà sa langue ?

— Non, maître.

— Alors, continue.

— Oui, maître !

Il se racle la gorge.

— Ce matin, je coupe la canne comme d'habitude. Je

— Core y était ?

Il hésite.

— Oui.

— Répète ! Je n'ai pas bien entendu.

— Oui, maître. Il y était.

— Bien, continue.

— Je coupe la canne. Tout à coup, la lame me tombe sur la main. La canne est très dure à couper là-bas. Je souffre an chay. Core me dit : « prends ma place, j'ai déjà bien avancé dans mon côté ». Je fais ce qu'il dit, et lui, prend ma place. Je coupe et je coupe et recoupe, pis vep' ! Une lumière est descendue du ciel. Tout partout devient blanc. Je vois pas an patate. Et quand le voile disparaît, le feu est déjà là. Là où Core coupait la canne.

Sa voix s'affaissa.

— Intéressante ton histoire ! Et donc ? Core aussi serait parti en fumée comme les cannes, c'est c'la ? C'est c'la ? Je te le demande !

— Peut-être... maître.

— Sois précis : oui ou non ?

Ce n'est qu'un jeu pour lui.

— Oui, maître. Il n'était plus là, du tout. Rien. Il

— Ahah ! Lui, envolé ? Emporté par le feu avec toutes ses idées saugrenues et sa volonté de pacotille ? Est-ce bien ce que tu veux dire ?

Ti-Bois le confirme à nouveau, et la peine se lit dans ses mots. Je me sens mal, conscient qu'il ait davantage mal pour moi. Car il n'y a que les vivants pour penser aux morts. Qu'il me pardonne de ne pas avoir été là plus tôt, et d'être maintenant là, mais sans je ne m'interpose. J'écoute et j'écoute. Mais que m'arrive-t-il pour que je ne bouge ? Allez !

— La bonne nouvelle ! Ah, si bonne ! Bien trop bonne. Oh, et elle aurait été encore bien meilleure...

« si seulement elle était vraie.

Ce « si » est bien trop appuyé !

Je me décolle des planches. La tension est à son comble. L'heure est grave, et cette dernière parole en est le point de chute. Non, elle n'est pas lancée dans le vide. Ce serait mal connaître l'énergumène dans l'expression de ses infâmes pulsions, et elles se sont cognées à mon esprit. Cette infirmation fardée de sadisme est lourde de mauvais présage et de terreur. Je ne refrène cette poussée en mon être causée par ce déclic, et je sors pour de bon derrière la case. J'enchaîne les pas dans le silence. Puis, je me positionne sur le côté gauche de l'habitat, et m'oblige à regarder.

Il y a une foule.

Une masse noire, certainement tachée de blanc à l'affût du moindre écart. Ils sont nombreux, et voir cette quantité me désole. Je n'ai pas d'autre sentiment. Car l'opportunité s'est présentée. Elle était là, à la porte de tous, mais personne n'a su la saisir. Voilà que j'observe mon cadet debout en face de cette menace, grâce à la surélévation de la place. Elle dégage la vue et met en évidence les autres malheureux enchaînés en ligne devant tous. C'est moi qui aurait dû me tenir devant l'autre, et je ne suis que le spectateur de cette scène qui se teintera de violence. Je le pressens. Le vieux estime avoir assez parlé, et bientôt pleuvront les coups.

— Maître, c'est le ciel qui s'est mis en colère.

— Et je te donne raison sur ce point, mon petit. Viens, approche.

N'y vas pas !

— Oui, maître.

— Vois, mon enfant.

Je rêve ! Il lui caresse la joue d'une tendresse scélérate !

— Moi aussi, j'ai vu de mes propres yeux cet éclair tomber sur la plantation, et l'heure n'est encore venue pour que je sois fou : nous l'avons tous vu. Mais comprends-tu, il faut bien apaiser la colère de la nature, n'est-ce pas ? Si personne ici n'est responsable de ce carnage, alors il faudra quand bien même choisir celui qui paiera pour tous. Toi, tu es jeune.

Il est la prunelle de mes yeux !

— Core t'a bien dressé à ce que je vois. Tu feras un agréable sacrifice pour les péchés de chacun. Voilà que tu serviras à une bonne cause, n'est-ce pas une belle utilité ?

Pauvre vieillard, tu deviens fou ! Tu es prêt à dire des choses insensées pour escalader le pic de ton orgueil, et tes semelles sont faites d'infamie !

— Et cela sera aussi en réparation à ce que Core à générer...

« je ne sais encore comment.

Il ne peut pas être sérieux dans ce qu'il profère. Que quelqu'un l'arrête !

— Ah !

La folie emporte le vieux pour de bon ! Car il attrapa l'arrière de la tête de Ti-Bois, et le jeta en avant sur le sol ! Le geste nous stupéfia, pas un de nous ne bougea. Je sens à présent les autres trémuler, et je le suis de même. Quoi faire, quoi dire ? Je ne peux même réfléchir ce coup-ci. Je suis le déroulement des prochains actes de mes pupilles à un battement de cil de s'humidifier.

Cet homme dangereux fait un signe à ce blanc de contremaître.

Ce dernier ne tarde à lui apporter son coutelas, l'arme qui servira à tuer celui que l'indigne que je suis estime en tant que frère. Son protégé. Et je ne contrôle rien, voilà bien ce qui me pèse ! Je refuse de l'avouer. Mais je suis impuissant !

Il faut que je l'accepte,

que je m'écrase.

— Pour le bien de tous !

Je dois

— Qu'est-ce que !

                               J'ai hurlé.

Hurlé à pleins poumons, comme une conque de Lambi. Et ce cri fut pareil à celui d'un nourrisson en première réponse à ce monde brut qui l'accueille ; ce cri poussé comme l'unique acte de révolte que je puisse lancer à cette répulsive violence. Et ce cri... m'a libéré. Il m'a ôté de cet état d'arbre mort qui ne peut étendre ses branches et apporter ombre et nourriture. Mon cœur bat.

Tous les regards sont à présent posés sur l'émetteur de ce son, et un en particulier tend à me pénétrer l'âme. Il est rempli d'une noirceur provocatrice.

Il sourit.

Une marche arrière n'est désormais possible. Je suis une brebis qui s'amène seule dans la gueule du loup. Le nègre qui se sacrifie ? Non pas en renonçant à de bonnes choses, mais en se reniant lui-même. Pour tout et en tout.

Et plus je m'avance, et plus je prends conscience que tous ces mots n'étaient adressés qu'à une unique personne. Il est triste de le dire, mais pas un parmi les miens n'est assez instruit pour comprendre tous les termes proférés ici-même. À part moi. Celui que le père réprimande, car il est son fils.

Je dois l'admettre, le vieux est malin.


Il m'a bien eu.

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