II - Attente mortelle
« Halte ! »
Me somme l'instinct qui amine dorénavant mes pensées et mes gestes. Car l'esprit s'est enfui au loin et honteux de son joug, Ô sa lâcheté retrouvée ! Si frêle et sans défense, enfin révèle-t-il sa vraie nature devant l'insoutenable accusation.
Au sursaut, le masque est tombé.
Que puis-je faire, si ce n'est que de me précipiter vers mes chambres intérieures et me réfugier de l'innommable qui lance l'appel dans l'air ? Ce signe qui retourne sans réponse à son maître, un silence trahissant la démission du moi de sa charge qu'il demeure de connaitre. Mais nul n'est censé ignorer la loi, et quiconque ne peut la violer même dans cette nature sans témoin conscient de ce qui s'y déroule. Elle est là. L'implacable justice n'a pas été ôtée de son pouvoir, et l'issue du procès ne tarde de prononcer son verdict à mon encontre. En cet instant où je trébuche en mes entrailles, je me surprends à être surpris, comme un voleur qui aperçoit stupéfait son reflet dans la nuit. Quel méfait ai-je commis ?
La pensée s'est aussi tue.
Il ne reste que le corps, faible. Une fébrile matière qui tendra à jamais à éteindre l'incandescente volonté qui anime chacun dans sa noble quête. Mon corps... il ne désire plus être mien, être là. Il s'apparente à un arbre mort, cherchant en un silence sépulcrale à s'évanouir en un décor abondant d'une richesse de vie, en ce milieu peuplé d'une foule d'existences aussi précieuses que l'une pour l'autre pour maintenir le Tout. Cependant, quand bien même souhaite-il se glisser dans le secret de ce qui se cache dans l'ombre, je ne peux désavouer que ce qui compose mon être est en train de s'entrechoquer par une violente secousse. Je tambourine, submergé par un féroce sentiment qui me rend coupable d'un acte - effroyable ? - que je ne sais : j'ai été pris la main dans le sac ! Est-ce vraiment de la honte ?
Un regret ?
J'aurai dû me taire et courir.
Pour sûr.
Mais trop tard, puisque cette parole énoncée, criarde et suppliante, et fraîche comme une brise tout en étant tiède comme une larme ; impulsion funeste et mélodieuse... oui, c'est elle.
Cette voix.
Elle vient de me planter en cette terre affamée qui m'enracine les pieds, et je me laisse m'engloutir par ce sol chaque seconde passée ici-bas. Où est donc passée l'envie de révolte ? Car je m'abandonne à l'évidence. Il ne fallait point s'y tromper sur ce lieu aussi merveilleux par son indicible beauté qui défait les lèvres et entrebâille la bouche ; mais si redoutable pour renfermer toutes sortes de choses qu'il n'est donné à l'homme de voir, ni d'entendre. Et en son antre, les contes de fées se montrent cruels, et les mythes sont vrais. Le sont-ils ? Qui peut le savoir, si celui qui sait mourut avant l'heure pour le raconter ?
Ma volonté se met à vaciller.
Dans quelle périlleuse entreprise me suis-je lancé ? Seigneur, si ce n'est toi, qui m'a envoyé ici et que suis-je venu faire en ce lieu ? Ai-je fait le bon choix de revenir là-bas pour la noble cause ? Je ne peux guère m'arracher l'idée que mon sacrifice ne sera que vanité, si l'entité qui tente à entrer en contacte avec moi m'emporte dans les eaux troubles de l'enfer. Dis-moi, quelle sera ma prochaine action si le destin m'accorde à nouveau la liberté de me mouvoir ?
Repartir ?
Non, je ne peux désormais rebrousser chemin. Que m'attend-il donc au devant de moi ? derrière moi ? tout autour de moi ? là où mes yeux ne peuvent se poser ?
Suis-je en danger ?
— Aidez-moi, je ne peux plus bouger !
Je ne rêve pas.
Non, pas encore une fois. Et si ce n'est le cas, la frontière entre la réalité et l'imaginaire est alors plus fine que l'on ne le pense, puisqu'aussi étrange que cela puisse paraître :
Ces paroles ne sont miennes.
Je ne les ai dites, et je les ressens cependant. Je voudrai même les crier pour qu'elles transpercent le feuillage des arbres aussi épais qu'une broussaille dans le ciel. Elles auraient pu être miennes ! Mais qui est là pour moi, pour me soustraire de cet enfer sans feu ? Et je tends à nouveau l'oreille.
— S'il-vous-plaît, quelqu'un
Si seulement j'étais personne ! Je suis pourtant là, toujours enchaîné à ce sol, à l'écoute de supplications qui me touchent le...
Cœur ?
Oh, quel est ce doux accord si perfide qui vagabonde dans l'air ? Ce chant si pernicieux qui valse sans cesse pour amuser l'oreille ! Elle qui est prête à sacrifier le reste pour savourer ces notes qui égarent l'âme... Oui, dites-moi, quel homme ne succomberait pas à la tentation de sauver une demoiselle en détresse pour en devenir le prince ? Celui qui part à la conquête de ces contrées lointaines accompagné de sa tendre reine ! Et il tombera sous le charme d'une féminité au regard signifiant tout : c'est le monde qui se trouve en ces paires de cristallins. Lui, envoûté. Moi, jamais !
Voilà bien des paroles ensorceleuses, à n'en pas douter !
La femme, ne dit-on pas qu'elle est la plus grande faiblesse de l'homme ? C'est pour cela que mes aînés m'ont bien gardé d'elle, et trop conté d'histoires pour que je ne chancelle. Arrière, sorcière ! Tu ne m'auras pas fille du mal, tu ne m'emporteras pas avec toi dans les ténèbres !
— Va-t-en ! lançè-je enfin à son encontre où qu'elle soit tapie dans l'obscurité, et j'observe soudain les éléments naturels tressaillir dans le sillon de l'écho de mon insoumission. Que dit-elle à présent, cette voix ?
La mienne m'a fait bondir par ses éclats qui s'étalent dans le vide, ainsi les fils invisibles qui me retenaient dans ma progression ont cédé sous les vibrations de mes cordes. Mes sens me reviennent et s'éveillent. C'est un tourbillon de sons et de bruits reconnaissables qui parviennent à mon ouïe soucieuse d'entendre le froissement de la colère d'une main qui n'a su attraper sa proie. Je reconnus les griffes d'un animal, non, de plusieurs se faufiler entre les nombreuses feuilles mortes dans diverses directions. Sûrement des lézardes, des mangoustes, des manicous... et peut-être des crabes en cette terre fraîche. Et la volaille la plus proche poussa son cri d'envol, poursuivi par le vent qui peigne la chevelure des patriarches depuis les hauteurs impénétrables des Grands-Bois.
Je suis entraîné vers l'avant, enlevé de mon poids. Enfin ! Je marche et je marche pas à pas, prudent comme le serpent tout en recherchant le courage de son farouche opposant. Rien ne s'impose à ma personne, et tout autour de moi, le temps semble s'être figé. C'est alors que ce qui suivit détonna davantage en mon esprit...
— Je vous en conjure ! Qu'une âme aie pitié de moi, j'ai si mal ! Je me suis échappée de la plantation...
C'est à ce dernier mot que quelque chose s'est fendu en moi. Il était plein de sens, de ce que je savais et avais entièrement vécu « là-bas », en ce lieu maudit que je me haïs d'y songer en ce moment-même. Je refuse de m'y concentrer de peur de courir à ma perte. Et j'ai mal.
— Prenez-moi parmi vous, acceptez-moi... aidez-moi !
La prendre ? Que veut-elle dire par « parmi nous » ? Qui d'autre fait d'humanité peut peupler ces bois à part les plus bénis, ces nègres marrons qui ont su dompter l'immensité de Mère nature qui les a recueillis en son sein ? Ceux-là même qui ont échappé au coup fatal dans leur fuite ! Même s'il fait frais, la sueur commence à perler sur mon front et mes yeux se plissent pour mieux entrevoir ce qui s'apprête à s'exposer à la faible lueur du jour.
Et si je me trompais ?
— Je suis là, près de l'arbre. J'ai été mordue...
Ciel ! Mon cœur descendit en mon bas ventre au même instant qu'une goutte ruissela sur mon visage. Je la vis à temps s'écraser contre le sol, entre les racines d'un glycéria aux fleurs roses et blanches qui tapissent l'aire de son siège. Accoudé à celui-ci, je ne peux supporter cela davantage ! me dis-je en frappant mon poing contre l'écorce lisse de ce qui me sert de soutien.
Elle a été mordue.
Je déglutis cette révélation qui résonne sans arrêt, ravalant cette intrépidité pendante au bout de ma langue face à ce qui devient de plus en plus manifeste. Et vérité. Ma tête n'est que la scène d'une explosion de sens et de doutes qui s'éparpillent en chaque recoin. C'est une destruction nécessaire afin que la lumière se fasse sur l'unique élue de ma pensée. Et si...
Cette femme fait partie des esclaves de cette plantation ?
Que dis-je, « faisait » !
Aurait-elle profité de l'incident pour s'échapper ? Le cas est fort possible, comme il en a été de même pour mon sort et peut-être... sûrement ! pour certains d'entre nous qui errent sans doute sans repères en ces entrailles qui ne leur sont familières. Ma main s'agrippe, spontanée, à ma poitrine sous l'impulsion d'un vif sentiment qui s'accapare de ma chair. C'est l'espoir qui renaît en moi comme des braises ardentes ravivées par un souffle divin.
Je ne suis pas le seul !
Je comprends mieux. Je saisis enfin ce satané regret que je ressentais plus tôt ; pourquoi ? Pourquoi n'ai-je pas pensé que certains des miens se réfugieraient ici ? Nous qui pour beaucoup avions tant espéré voir un autre horizon lorsque l'opportunité se présenterait ! Et elle a frappé à nos portes ! Ah, quelle preuve de courage cette femme a dû faire pour arriver là ! et ne voilà-t-il pas que je deviens son dernier espoir... Je me sens tout à coup détenir le droit de vie et de mort sur cet être vulnérable. Cette sensation me déplaît.
— N'aies pas peur ! Je suis là, et je m'apprête à te rejoindre. Dis-moi où tu te trouves ?
Je ne peux par contre te promettre de te sauver, tu es peut-être dans un piètre état. Le temps pour toi est aussi compté...
Je m'engage dangereusement dans cette oeuvre, trop tard, la promesse est déjà faite. Mes premiers pas m'emmènent tous à la réflexion. Car qui des deux est le plus précieux entre le temps et la vie ? Et pas n'importe quelle existence ! Celle qui est singulière, qui se détache du collectif, et qui nécessite l'offrande du plus grand nombre pour la préserver. En vaut-elle la peine, de même qu'il en fut autrefois par le Déluge pour sauver l'humanité de sa perdition ? Quel avenir se dessinera à la rencontre de cette femme ? Est-ce que cette destinée sera meilleure que la première voie que j'ai choisie ? Il ne me manque plus de voir pour le croire ou non, et lorsque je l'aurai trouvé, je prendrai la décision finale...
— Je suis ici... aux pieds d'un arbre qui a les bras allongés et couverts de franges. S'il-te-plait, viens vite...
Oh, que j'aime cette femme ! Courageuse et de surcroît ingénieuse ! Il ne lui manquait qu'un peu plus de chance, une longueur d'avance, pour être enfin libre... C'est un ficus.
Elle est près d'un figuier.
Un arbre aisément reconnaissable, et j'espère ne pas avoir de mal à le trouver. Pour commencer, il me faut estimer d'où provient le son de la voix de celle qui m'attend. Je pense l'entendre au devant de moi, je n'ai donc qu'à avancer pour l'instant. Il faut savoir que le figuier est un être vorace. Il tue toutes les autres formes de vie qui ont le malheur de croiser sa route ou de s'installer trop près de lui. Je frémis.
Faites qu'elle soit encore en vie !
C'est avec une aisance qui me déconcerte moi-même que je me déplace à travers cette jungle qui semble me faciliter le passage ; pas de branches, pas de lianes, ni de bêtes hostiles qui m'entravent sur ma route, et la terre ne se dérobe point sous mes pieds. Les minutes s'écoulent comme un ruisseau qui atteint enfin son point de chute. J'aperçois, non si loin de moi et un peu sur la gauche, le sujet de ma mission.
Un point de lumière.
Je pénètre enfin un espace légèrement dégagé et qui m'éblouit à son contact immédiat. Le trajet fut moins long que je ne l'avais envisagé, car une fois mes yeux accoutumés, le ficus est devant ma face, énorme ! Et la femme n'y est pas. S'est-elle lassée de m'attendre ? Impossible. Je préfère croire que je me suis trompé de figuier, il doit y avoir d'autres dans les parages. Cependant, gare à moi ! parce que je risque de fouiller encore et encore jusqu'à me perdre moi-même... Je dois me concentrer à nouveau, avant de faire quoi que ce soit d'irréfléchi, et la seule attache que j'ai d'elle est sa voix. Maintenant, je crains que mon ouïe ne puisse jamais plus accueillir son écho. Mais affronter cela, il le faut.
— Femme, où es-tu ?
Un bref instant de silence... il me paraît long, si long.
— Je suis là ! Je suis là !
Elle est là !
Sa voix résonne fort, elle est bel et bien là. Finalement cachée dans les racines et par les franges de l'arbre, je présume. Ahah, les apparences sont trompeuses ! Et dans quel état moi je suis depuis tout ce temps ? Je sens le sang me monter voilement aux joues, bêtement, et de toute façon, un nouveau-né ne s'inquiète guère de ceci ! Ne le suis-je pas, après avoir été recraché de l'eau en ce jour ? Il faut le dire, depuis que j'ai quitté le lieu de ma chute, je, enfin... que dire déjà ? Je me précipite de vérifier l'objet du cadet de mes soucis qui m'affole tant. Dieu soit loué ! J'y ai certes laissé des plumes là-bas, mais heureusement...
Il me reste un caleçon... présentable.
— Attends-moi, j'arrive !
J'avance pas à pas avec précaution, car faits et événements imprévus peuvent surgir à tout moment. Toujours rester sur ses gardes ! Je ne me le répéterai pas assez tant que je serai dans ces bois...
— Core, c'est toi ?
Je me stoppe net.
Mes poings se serrent, et je grince des dents à cause de ce que j'ai entendu.
Mon nom.
Elle vient de prononcer mon nom. Elle connaît mon nom. L'incertitude pouvait encore planer sur l'origine de cette personne, mais ça ne peut plus être le cas à présent ! C'est donc à une femme de cette odieuse plantation que je m'adresse !
Je gémis.
Un souvenir douloureux me fait basculer vers l'avant, et à genoux, je me remémore le vœu que je fis dans le bassin d'eau. " J'écraserai celui qui crachera sur la vie des miens . " Un pacte qui se révélera au fur et à mesure être un fardeau bourré de souffrances qu'un homme ne peut porter seul pour tous. Elle a été mordue : le vieux lui a envoyé son molosse à ses trousses. La colère se répand comme un poison qui brûle dans mes veines, je me crispe et cette femme...
Elle prononce à nouveau l'unique chose qui est capable de m'apaiser...
— Core, je suis là !
Mon nom dans sa bouche.
Ses lèvres qui bougent sur les courbes de mon nom.
Sa langue, elle est une muse faite pour mon âme !
Sa voix m'ébranle...
Une perle noire ! Oh oui, elle m'est soudain précieuse, un être cher que j'ai espéré revoir avec fièvre et fureur. Comme il le fut autrefois pour ma mère. Ah ! je suis agoulou d'elle, et elle s'impatiente assurément que je la prenne et l'emmène ailleurs.
Je me jette sans attendre aux pieds du figuier qui renferme l'objet de ma convoitise. Je fouille et refouille sans relâche ces multiples racines à la recherche de cette valeureuse femme. Elle est blessée, mais aucune goutte de sang ne piste sa position. Étrange... Je ne la trouve pas. Sûrement s'est-elle cachée pour mieux se protéger de la bête. Un endroit, un creux, une fente dans les racines pour s'y planquer dans l'espoir d'être aidée.
Je recule avec précaution, un pas après l'autre en arrière, pour observer cet arbre dans toute sa majesté. Il est le maître des lieux, sa demeure me procure ce même sentiment de sécurité que le petit de la poule sous les ailes de sa mère. Je me mets dans la peau de cette femme qui s'accroche à la vie et qui court sur le sentier de la liberté en quête d'un refuge immédiat. Je suis cette négresse marron. Le molosse est sur le point de me rattraper à nouveau. Je le sais. Je le sens. J'entends ses grognements et le bruit de ses pattes s'intensifier dans mon dos.
Vite !
Là, de ce côté !
J'y accours et me presse d'enlever les lianes et les nombreuses feuilles mortes qui recouvrent la cachette. Il y a même de la terre pour mieux boucher l'entrée, je la gratte de mes ongles, je la jette comme des blocs de pierre, répétant le processus jusqu'à ce que mes mains pénètrent l'enceinte et dégage l'espace. Et
— Qu'est-ce que !
Je tombe à la renverse.
Sur le dos,
Plaqué par l'effroi.
Sous le coup d'une pulsion, je roule vivement sur moi-même pour me redresser dans une tentative de fuite, et je finis juste à genoux, à la hauteur de ce qui fut d'un autre temps. En ce qui n'est presque plus un trou, je pense y avoir laissé ma foi. Il n'y a plus d'espoir...
— Je suis là, je me sens si mal, viens m'aider...
C'est impossible !
Et la raison me foudroie...
Car elle n'est plus !
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