Éclosion d'une âme oubliée [TW]

Soudain, un bruit.

Sourd, retentissant.

Moi, impuissant.


             C'était un hurlement de feu inarrêtable, le déferlement d'une fureur insensible à toute chose qui s'était trouvée en travers de sa route. Peut-être... je me sens divaguer, qu'aucun de nous ne fut épargné par ce souffle maléfique... et je me sens effacé, suis-je plutôt le seul emporté ?

Le seul à avoir été trop près de l'incident, une brindille envolée... oui, une vulgaire paille, une feuille de bananier, un piètre obstacle voltigé par la course gloutonne de ce terrible grand blo. Et ce coup-ci... est-ce le dernier de tous ? Je le sais, je le sens, le roseau a été déraciné et jeté au loin dans le mépris. Très loin. Me voilà victime d'un mortel biguidim en cet endroit qui m'est inconnu.

Je regrette.

Je ne vis rien venir. Pas une seule patate en pleine poire, pas un seul nuage dans le ciel d'un jour éclairé, rien ! Je le jure ! Tout à coup, vep'!  Un blanc immaculé enveloppa ma vue, et le vêtement du Père me couvrit aussitôt, cachant de ma face le monde qui m'entourait. Puis, le néant s'empara vite fait de moi. À présent, je n'ose ouvrir les yeux dans les ténèbres. Il fait si froid.

Je souffre. An chay...

Je ne suis qu'une chair martelée.

Toute bagay fini !


« Zip ! » 

Un sifflement hante mes oreilles, me réveille, me rappelle la vie... La fin paraît toujours plus douce que la persévérance. Quelle tourmente que de continuer à être de ce monde, de s'y accrocher ! Je ne suis qu'une puce sur cette chienne de vie, un parasite enlevé de son milieu naturel, un écrasé. Je suis écrasé...

Et l'air de mes poumons mesure le temps passé ici-bas, il est long, il traîne du pied. Ce son... oui, ce son aigu... on aurait dit des piqûres de mouchanmyèls. Des milliers d'aiguilles qui me crèvent les conduits, tracent leur chemin, jusqu'à percer le nan-nan de ma pauvre calebasse. Je crois... j'entends même, qu'à cette dissonance s'ajoute un bruit de fond. Régulier. Il me paraît comme la mélodie d'un tam-tam que je peinais à percevoir au début. 

À présent, il me tambourine le cœur qui lentement s'ajuste à son rythme. Une berceuse. Quelle triste fin, pas une seule fausse note ! Hélas, c'est le compte à rebours qui s'est lancé contre mon sort. Mon heure est proche : au dernier coup, sera le dernier battement. Je ne veux m'y résoudre. Je ne le peux. Même si la vie est un poids à porter.

Mais la douleur est là. Elle me rappelle à l'ordre, cette réalité qui ne sera bientôt plus. Mon corps est bien trop lourd, bien trop chargé de souffrances incrustées dans mes membres comme de la moisissure. C'est comme si on m'avait cogné de partout, j'ai mal. Si mal. Je suis cadavre. Et ce lieu, se décidera-t-il enfin à être ma tombe ? Car au fond d'un bassin, 

Se trouve un corps.

Le mien.

Du moins, ce qu'il en reste. Sûrement quelques débris, des formes creuses dans la peau et choses indéchiffrables. De ces trous, s'y échappe mon âme qui s'unit à cette matière liquide à la fois familière et nouvelle à mes sens. Cela fait bien longtemps que cette chair qu'est la mienne me semble autre. À vrai dire, j'ai oublié que je ne suis un poisson, mais un homme-enchaîné. J'ai oublié ! que je ne respire sous l'eau, mais que je demeure à jamais prisonnier de la mort. Mais je pense toujours. Est-ce que j'existe toujours, qui sait ? Personne ! Je serai bientôt un souvenir pour tous. Serai-je... enfin libre ?

J'ouvre les yeux.

La surface s'éloigne de moi de plus en plus. Pour sûr, je m'enfonce. On me tire. La lueur du soleil perce cette étendue d'eau qui m'avale avec voracité, et ses entrailles entier m'engloutiront d'ici peu. J'aimerai tant qu'elle me réchauffe, cette lueur. Comme ce jour où j'appris à grimper au cocotier, près de la maison de celui qui clame être mon propriétaire. Ah ! La lumière m'aveuglait, et ma peau réclamait cette chaleur. Mais fou de rage...

Fou de rage !

Comme il avait été autrefois avec ma mère, ma misérable mère !

« Bô ! »

Une image inconnue me frappe l'esprit, me faisant valdinguer comme une poupée de cire au plus profond de moi... je me sens fondre, abandonné à sa force qui plonge mon regard dans l'abîme devenant de plus en plus obscur à mes yeux, mais de plus en plus clair en ma pensée. Je suis ivre ! De mes veines coulent des ires qui me sont étrangères, comme des bouffées d'air brusques qui emplissent mes poumons. Je veux crier ! ce brasier de haine qui brûle mes globes. Je les sens ! secs comme des coquilles vides qui craquellent et craquellent dans l'envie de révolte. Le malfaiteur, le vaurien ! qu'il disparaisse dans la noirceur de mes pupilles. Mais...  

J'ose douter en avoir, je rêve sûrement, privilège accordé aux miséreux que le voile sombre et épais ne daigne tout de suite emporter. Néanmoins, j'en suis sûr, que quelque chose des miettes de mon existence s'écarquille à la vue de l'horreur qui se dévoile à moi. Et à moi seul. 

Je le vois.


Il est là.

Debout et menaçant.

Il se tient devant cette jeune fille qu'il vient de faire mordre la poussière, et dans un geste femelle, elle se recroqueville, se protège le ventre. Mon cœur... se met à palpiter. Il fait chaud, si chaud, l'air est lourd... 

Il est là.                            

Ce sans-nom avance d'un pas ferme et hautain, s'arrête, et admire la scène qui se dresse devant lui : elle est entière à sa merci.

Je le vois.

Il la surplombe de toute sa superbe, l'écrase de son pied impérieux, et la dévore de ses poings d'homme, que dis-je, de lâche ! Elle a peur, il en sourit. Elle supplie, mais ce malchien continue sa macabre entreprise. Et mon oreille siffle, car le monde est devenu sourd.

Il ricane.

                              Je déraille.

Et sa main se lève à nouveau, aussitôt je vocifère - personne, non personne !  ne tend une main salvatrice, toutes les âmes se sont tues, ce silence me tue - et sans relâche l'abaisse-t-il dans le fracas d'une chair sans cesse mâchée par la férocité de ses coups. Soudain

Elle hurle.

                              J'expire.

Et sa voix détonne, envahit l'espace du crime. Elle vient juste de recevoir la descente d'un pied en son ventre : il me frappe.

 Je suffoque. 

Détourne le regard. 

Mais voilà que cette force inconnue jette à nouveau mes yeux dans l'horreur. J'observe. La bête ne finit pas de se rassasier ! Elle déchire les tissus de la malheureuse, ses vêtements, son corps, son âme, n'en épargne aucun ; personne n'entend, personne  ne veut entendre ! Et son rire résonne dans le silence de chacun, m'arrache mon âme, tandis que les éclats de sa voix s'étalent comme un gouffre où ledit « bien » ne trouve l'équilibre. Non. Je ne veux pas y tomber ! Et je m'y sens pourtant tomber, et m'enfoncer vers une fin qui n'arrive point.

Je cherche à m'accrocher : je n'attrape que le vide. Que de l'air. Que de l'eau. Oui, de l'eau ! Bien différente de la source de vie qui ait été donnée à l'homme charnel. La chose la plus humaine en ce lieu, j'y concentre mon esprit, et voici que je contemple les larmes d'une mère. Claires et limpides, pourtant si noires de sentiments. Et j'y ai vu mon reflet.

Le miroir s'est brisé. 

                           Il n'est plus là.   

                                       Je regrette...


Spectateur d'un instant qui n'est plus, je suis faible. 

Si coupable d'y être venu.

Il ne reste rien. 

Est-ce aussi cela le voile de la mort ? Revivre les moments saillants de vies antérieures, celles de nos ancêtres dont le sang coule dans nos veines, telle est peut-être la raison de notre venue en ce monde...

*


Quelque chose m'attrape !

J'ai peur. 

Je me mets à hurler ce qui ne peut être hurlé, à expirer ce qui ne peut être expiré, à vomir ce qui ne peut être vomi. Je me débats, en vain. Tout est dans l'esprit. Le corps n'est désormais plus. Je sombre et je sombre, plus fond que le fond. Mes paupières sont closes dans l'effroi de la fin.

Or, j'aperçois une ombre.


Dans le noir. 

                    Une ombre dans le noir. 

                                         Plus noir que le noir ?  

                                                          Je voudrais en rire ! En rire à gorge déployée, et sentir l'air enfin traverser mes narines, ma gorge et mes poumons, jusqu'à être essoufflé dans le baiser de ma douce négresse. Oh, je veux respirer ! Ôter ce mal-être qui m'étouffe. J'en aurai bien ri, moi ! J'en aurai bien ri ! si cette eau qui m'emprisonne ne s'était pas mise à bouillonner tout autour de moi. Aussitôt, je frémis. Manman... Après m'avoir fait mariner, on me cuit comme un blaff ! 


— Laisse-toi faire. 


Une voix ? Je délire.

Sûrement.


— Laisse-toi faire.

                      Qu'est-ce... !

— Laisse-toi faire.


J'entends des choses. 

Ce sont des mots – non, plus que ça. Quelque chose de doux, de léger. De sombre. Une plume et de l'encre. Noire sur une page blanche. Comme une ombre. Celle de la mort ? 

L'ombre !

Celle que j'aperçus plus tôt... Je l'avais déjà oubliée, pour ne pas dire niée. Je ne l'entends plus, à présent. Peut-être... je ne suis si sûr de rien, rôde-elle près de moi, plus proche que je ne le crois ? Juste au-dessus de moi. Cette voix... celle d'une femme, ici ? 

Manman... 

J'ose croire que seules les mères pensent éternellement à leur enfant égaré. Car même là où tu es, je sais que le souvenir de ton fils demeure à jamais vif et qu'il me maintient encore en vie. Cela a toujours été ta volonté : me sauver, j'en ai été témoin ! Ai-je échoué ? Suis-je assez digne de toi ? car je n'ai pas su te venger... et le moment est venu. Est-ce la dernière des batailles ? Ah ! je n'ai même pas su porter un seul coup ! C'est impossible... Est-ce la dernière ?

Oh, manman ! Je veux encore danser et taper du pied au sol, je n'ai pas encore fini ma valse sur ce vieux monde. Je le chanterai, et il s'accordera au tempo du cri du nègre qui oscille dans l'air. Que mon cœur vibre malgré les tentatives de museler le son de ses pulsations. Oh ! je veux vivre, tu m'entends, je veux vivre ! Je suis encore là, enchaîné à cette terre qui me retient de voir l'ailleurs. Que l'on me redonne ma vie ! Celle d'un condamné à poursuivre le récit de ses actions, le commencement de ses exploits. 

Oh, ma vie ! C'est moi et moi qui la prend, et je la reprendrai si on me la vole. J'écraserai celui qui la méprisera, et celui qui crachera sur celle de mes frères. J'en fais le vœu ! mon cœur bat. Il bat, et ces battements ne sont pas une berceuse.

Que l'on entende son orage !

Et l'eau bouillonne... contre toute attente, à mesure que ma volonté grandit et je serre les poings, la douleur s'éveille à l'éclatement des bulles contre ma chair. J'ouvre les yeux. Finalement heureux de sentir qu'il me reste des mains. Mais ils me piquent, alors je les ferme et ne m'empêche de sourire de joie. Je sens... une force. Une main puissante se poser sur mon dos. Je n'y résiste pas. 

Je ne le désire pas. Je laisse ses doigts, que je ne saurai décrire s'ils en sont, s'enfoncer sans qu'ils ne percent ma chair. Cette fois-ci, je ne crains rien. Et pourtant, c'est au plus profond de moi que je suis conscient que cette chose en est capable. Me transpercer de part en part comme le geste d'un coutelas qui fend l'air sur son chemin. Sans hésitation. Wap ! Et sans attendre, elle me propulse peu à peu vers la surface... 

Je monte ! 

Je me sens ne faire qu'un avec l'eau qui s'engouffre dans mes narines pour se répandre en mon être, et mon cœur s'agite comme les vagues de la mer venues s'écraser contre les rochers. Ma tête est prête à exploser. Mais mon esprit est déjà paré pour la grande bouffée d'air.

Je renais.

Enfin, ramenez-moi !


*


Le soleil se révèle au point du jour éclatant. Ses rayons effleurent tendrement cette peau mise à nue, et sa chaleur réanime le brasier d'une vie retrouvée. Ah ! Je redeviens sensible. Un oiseau chante quelque part dans le ciel, je l'entends. Je me précipite de renifler l'odeur des bois humides, la fraîcheur de la rosée du matin, et c'est un tourbillon de senteurs qui s'infiltre en mes narines. 

Je respire. 

Le vent chemine sur toutes les formes de mon corps, et je tourne lentement sur moi-même, puis à plusieurs reprises. Sans cesse. Mes pieds, mes jambes, mes cuisses, mon ventre... tout y est ! Miracle, c'est un miracle ! Mon corps est entier, il ne manque rien ! Un nez, une bouche, des lèvres. Mes yeux, j'ouvre les yeux.

J'ai été recraché à la vie.

Il me fallut un certain temps pour que mes pupilles s'adaptent à cette nouvelle lumière, bien trop longtemps maintenues dans l'obscurité d'en-bas, dans l'eau. J'imagine déjà l'extérieur, pressé de percevoir cette nature familière. Je frissonne. Au fur et à mesure, cette vision aveuglée se réduit et s'éclaircit, pour n'entrevoir au bout du compte que de l'étonnement face à l'immensité qui petit à petit se dessine. À cet instant, ma vue se débride et l'effroi s'empare de moi comme un voleur qui me dérobe par surprise.

« La vi a sé pa an bòl toloman ! »


À quelques mètres, 

                au-dessous de moi, 

                              bientôt si proche de moi ! 

Se trouve le bassin qui me retenait contre ma volonté et qui vient de me postillonner dans l'air. L'eau ! scintillante comme un cristal, vitreuse et de couleur émeraude. Non, ce n'est pas le soleil qui lui donne cet aspect, mais une sorte de matière... Oui, et cette chose, cette main, vient juste de me balancer dans les airs ! Vulnérable. Les chaînes de la mort me rattrapant aussitôt.

Elle s'est bien jouée de moi.

— WOUAÏ !



Nous y revoilà. 

                    Je tombe à nouveau.

                                           Je... 



Ah, chienne de vie.



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