Étoile polaire
Allongée sur le plancher dur de la scène, elle fixe le spot accroché au-dessus de sa tête. Dans le silence de la salle, elle laisse ses pensées dériver. Elle se fait la réflexion que ces spots sont ses étoiles polaires à elle.
C'est ce qu'elle regarde en rentrant sur scène pour ne pas prendre peur. C'est ce qu'elle aperçoit le plus souvent des coulisses. C'est ce qui donne cet aspect féerique aux décors. Ce qui l'a maintenue en vie, lui a redonné envie de danser. Une soudaine lumière l'éblouie et la pousse à se tourner sur le flan. Elle grogne :
- Percy...
Un rire lui parvient des coulisses.
- Tu es bien trop facile à surprendre quand tu as cette tête-là.
L'ombre d'un jeune homme écarte les rideaux en velours rouge et la rejoint sur scène. Une tête coiffée de boucle brune éternellement en bataille apparaît dans son champ de vision. Elle sourit. Il se tourne vers elle, l'air lointain.
- Ça va nous manquer tout ça, hein ?
Son sourire devient mélancolique.
- Oui. Ça va me manquer.
Assis en tailleur, il tient ses pieds serrés l'un contre l'autre et tente de faire en sorte que ses genoux touchent le sol. Percy a toujours été comme ça, pétillant, plein de vie, incapable de rester en place.
- Il n'empêche, ça va être super l'université ! Continue-t-il. Tu vas voir, tu vas trouver des gens géniaux ! Et tu ne vas étudier que de l'anglais et des matières que t'aimes !
- J'ai comme l'impression que tu me vends du rêve pour me réconforter.
- Et ça marche ?
- Pas des masses.
Le silence s'étire dans la salle vide. Alyssa semble repliée sur elle-même, Percy, lui, attend patiemment que son amie arrive au bout de ses réflexions et lui en fasse part.
- Je peux te faire une liste de raisons pour lesquelles ça va être foireux comme expérience. D'abord, je dois partir vivre seule dans une ville que je ne connais pas. Je ne vais pas pouvoir continuer à danser ici. Je vais étudier des sujets qui me plaisent, mais dans lesquels je suis moyenne, et je suis même pas sûre que les métiers qui en découlent me plaisent. En fait, je sais même pas ce que je veux faire de ma vie. Alors que tout le monde autour de moi semble avoir un destin tout tracé. Et puis parlons en, des rencontres. Je suis incapable d'aller vers les gens. Je vais passer mon année seule, m'en vouloir à mort et ne pas réussir à faire autrement. Elle reprend son souffle avant de poursuivre avec une pointe de sarcasme : effectivement, ça va être super cool l'université.
Percy ressent un pincement à la poitrine. Il sait parfaitement qu'Alyssa passe par ce genre de phases de découragement régulièrement. Elle n'était pas comme ça avant. Pas autant. Il s'approche d'elle et se contente de la prendre dans ses bras. Après un temps indéfinie à la bercer et à lui chuchoter une litanie de mots rassurant à l'oreille, il reprend le cours de leur conversation.
- T'as bien réussi à devenir amie avec moi. Le mec le plus étrange de la terre. Tu devrais t'en sortir avec les gens normaux.
Il laisse passer un temps. Il devine le sourire triste qui naît sur les lèvres d'Alyssa. Il poursuit sur sa lancée :
-Bon d'accord, je ne t'ai pas laissé le choix, mais tu m'as quand même supporté.
- C'est vrai que j'ai du mérite.
- Tu te souviens quand j'ai décrété que tu serais ma meilleure amie en arrivant dans le cours de danse a six ans ? Comment tu faisais exprès de faire le plus de Pirouettes possible pour me forcer à en faire une de plus ? Comment on chantait à tue-tête les chansons des groupes de jazz dans les coulisses les soirs de spectacles ?
- Mme. Hanisa était obligée de nous virer, se souvint la jeune fille en riant.
Le silence s'étire de nouveau, chacun perdus dans ses souvenirs.
- Tu te souviens de notre pas de deux ? Lance-t-elle soudain
- Ça va faire cinq ans qu'on ne l'a pas dansé, mais oui, comme je suis parfait, je m'en souviens à peu près.
Elle éclate de rire.
- Danse avec moi alors, lance-t-elle. Une dernière fois. S'il te plaît.
Il la regarde et un de ses fameux sourires en coin éclaire ses traits :
- Mademoiselle, m'accorderez-vous cette danse ?
- Avec plaisir, monseigneur.
Elle s'approche de lui avec une grâce et un maintient exagéré, il tente de ne pas rire. Mais dès que leurs mains entrent en contact, la magie opère encore une fois.
Le temps semble figé autour d'eux. Leurs pieds et leurs mains se répondent. La musique les envahit. Ils ont tellement répété cette chorégraphie qu'elle est gravée dans leur corps, que la mélodie résonne dans leur esprit. Et deux miracles se produisent simultanément. Percy se concentre sur une unique chose, tandis que l'esprit d'Alyssa se vide de toute pensée parasite. Le monde se résume uniquement à eux, à cette danse, dans la salle vide et sombre qui les a vu grandir.
Les dernières notes résonnent dans leur esprit, et ils restent enlacés au milieu de la scène, dans l'attente d'applaudissements qui n'arriveront jamais.
- Il faut que je m'en aille, Alyssa.
- Non, murmure-t-elle en resserrant sa prise autour de sa taille. La dernière fois que tu m'as dit ça, tu n'es pas revenu. Si je te laisse partir maintenant, tu ne reviendras plus jamais.
Elle le sert encore un peu plus dans ses bras, mais déjà, il lui semble moins solide. Derrière ses paupières fermées, se rejouent les mêmes images en boucles. Les mêmes que depuis cinq ans. Les visages et les paroles sont floues, seule reste une certitude : Percy a eu un accident, elle ne le reverra jamais.
Malgré les images qui la hantent, elle n'ouvre pas les yeux. Ce serait prendre le risque de voir qu'il est bel est bien parti. Et elle n'est pas sûre de pouvoir le supporter. Pas tout de suite.
- Attends un peu, supplie-t-elle. S'il te plaît.
Une main se pose sur sa tête. Elle sent des doigts jouer avec les mèches qui s'échappent de sa queue-de-cheval.
- Il faut que tu continues d'avancer Alyssa. Tu ne peux pas rester coincée ici avec moi. Il faut qu'il y en ait au moins un de nous deux qui soit capable d'aller voir les aurores boréales et de danser sous la pluie.
- Ce sera pas pareil sans toi.
- Tu ne me verras pas aussi bien que maintenant, mais je serais toujours un peu avec toi. En échange, s'il te plaît, ne m'oublie pas.
Sa voie semble s'être brisée sur les derniers mots.
- Promis, je t'aime.
Elle puise dans ses dernières réserves de courage et prononcé les mots qu'elle redoute le plus :
- Au revoir, Percy.
Déjà, il lui semble se sentir un peu plus seule. Elle respire un grand coup et ouvre les yeux. Elle est seule dans l'immense salle de danse, comme si rien n'était vraiment arrivé.
- Au revoir, Percy, répète-t-elle dans un souffle, mais seul le silence lui répond
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