Partie 3

Je m'empressai de saluer Diego bien bas et de le remercier pour sa visite tandis qu'il tirait sans ménagement Sally de sa chaise. Elle obtempéra avec docilité et je les regardai sortir les uns à la suite des autres tel un cortège funéraire. À peine passer la porte, je posai mon éternel torchon et attendit de les voir tourner au bout de la rue pour quitter le bar à mon tour.

Le temps que j'eusse fermé la boutique, ils étaient déjà trop loin pour remarquer mon manège et je profitai de la torpeur nocturne pour les rattraper discrètement. Une fois à quelques mètres derrière eux, je me mis à marcher sur la pointe des pieds, tout en priant qu'ils ne m'entendent pas.

Avec le recul, je me demande vraiment pourquoi j'ai décidé de les espionner. Est-ce que c'est le métal que j'avais cru voir luire dans la poche intérieur de Diego qui m'a convaincu que l'heure était grave ? Ou bien était-ce l'expression indéchiffrable sur le visage de Sally ? Ou encore la naïveté terrifiante de William ?

Les voix des deux hommes arrivaient clairement jusqu'à moi. J'entendais leur dialogue sur la hausse des matières premières nécessaires à la fabrication des liqueurs et je percevais Sally qui marchait à petits pas derrière eux. Je ne distinguais pas son visage car elle me donnait le dos mais je l'imaginais avec facilité arborant une expression de crainte mêlée de soumission.

Si seulement je savais à quel point je me fourvoyais...

Certes, à la lumière des événements qui allaient suivre, je peux deviner que ses traits poupins devaient exprimer une terreur absolue. Mais pas que. Elle devait sûrement avoir un air à la fois tourmenté et décidé. Avec une lueur farouche dans les prunelles. Comme celle qu'on retrouve dans les regards noirs des étalons indomptés mais aussi et surtout dans les yeux des esclaves en train de se libérer de leurs chaînes.

Non, Sally ne marchait pas dans l'ombre de son maître. Elle rôdait bel et bien derrière lui, attendant le moment propice pour planter le petit poignard aiguisée qu'elle cachait dans son corset compliqué.

Cela faisait une bonne dizaine de minutes que les deux hommes discutaient sans se douter l'un comme l'autre que la véritable menace se trouvait dans leur dos et qu'elle n'était rien d'autre qu'une femme menue habillée de rouge à la manière d'une traînée. Non, jamais Diego n'aurait pu penser que sa perte viendrait de celle qu'il considérait comme sa possession. Et j'avoue que moi non plus.

Il n'y a qu'au moment où je l'ai vu sortir sa dague et allonger sa foulée pour se poster derrière le contrebandier que j'ai compris. Statufié par la surprise, je la regardais passer rapidement un bras autour du torse de son amant et le frapper à l'aide de sa lame courte avec violence mais précision dans la carotide. Toujours tapi dans l'obscurité, j'entendis un râle rauque couper net le babillage de l'industriel qui se retourna assez tôt pour voir le corps de Diego s'écrouler au sol en l'éclaboussant de son sang écarlate.

William bégaya des paroles inintelligibles face à Sally qui tenait encore à la main son couteau ensanglanté. Il était terrifié. Quel idiot était-il de ne pas se rendre compte qu'elle venait de lui sauver la vie ! Quoique sa frayeur était justifiée, avec le lacet de son corset défait, ses cheveux blonds en pagaille et sa peau maculée de l'hémoglobine de sa victime qui n'en finissait pas de jaillir au sol, elle avait tout l'air d'être prise d'une folie meurtrière.

Après un blanc qui m'avait semblé durer une éternité, William sortit un revolver de sa veste. Cet imbécile allait tirer, il allait tuer sa sauveuse. Je me sentais le devoir d'agir alors je bondis de ma cachette en hurlant et là, le coup de feu parti.

Un hurlement déchira le silence de la nuit. C'était Sally. Je crois qu'elle se précipita vers moi mais je n'en suis pas si sûr. À partir de là, tout était devenu flou. Je ne me rappelle que de la douleur qui me transperça le bras alors qu'autour de moi tout tanguait. Je n'étais pas sûr de comprendre ce qui m'arrivait, néanmoins j'avais la désagréable impression qu'on m'avait tiré dessus. Ce que je sais de la suite m'a été raconté par Sally.

La jeune femme en me voyant courir vers eux m'a directement reconnu alors que ce stupide industriel m'a pris pour un complice de Sally. Il m'a tiré dessus et, alors que la meurtrière de Diego essayait d'endiguer l'hémorragie en nouant son foulard autour de mon bras, il répétait horrifié que le coup était parti tout seul. Paniqué, il parlait de plus en plus fort et Sally, craignant qu'il ameute les hommes de son ancien patron dont le corps gisait à quelques mètres de nous, le menaça de le tuer s'il ne se taisait pas.

William, complètement submergé par la terreur, tenta de charger son âme pour se défendre et alors que l'arme était pointée vers lui, il appuya sur la détente. Ce fût le deuxième et le dernier coup de feu de la soirée. L'industriel rejoignit alors son pire ennemi pour partager la même flaque de sang.

Sally ne se laissa pas déstabiliser par la tournure dramatique des événements, s'approcha des deux hommes, sortit le revolver de la poche de Diego, le balança à l'eau, prit celui de William et le mit dans la main du gangster. Elle s'éloigna, réfléchit quelques minutes avant de glisser son poignard dans la paume de l'industriel.

Satisfaite, elle me releva et m'amena jusqu'à mon bar, moi en rampant et elle en me traînant avec difficulté. Je crois qu'elle m'a alors soulé avant de me soigner mais elle n'aborde jamais cette partie de l'histoire et à vrai dire je n'ai jamais insisté pour la connaître.

Mais quand je la vois passer un coup de chiffon sur le comptoir à la fin de son service, je ne peux m'empêcher de me demander si elle m'a allongé ici pour me sauver la vie.

Néanmoins le plus étrange c'est de se dire que c'est ce bout de femme qui a fait ce qu'aucun n'aurait osé faire. Tuer Diego.

FIN.

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