4 - Dix jours plus tard
Chapitre 4
ANDRA
Dix jours plus tard.
On est lundi, le 12 octobre. J'essaie de me convaincre que tout se passera bien. Il n'y a pas de raison que ce soit une catastrophe. Je me répète que c'est une journée comme une autre. Enfin presque : c'est mon premier jour d'enseignement à l'université Woodward et comment dire ? Je suis en retard...
J'ajouterai qu'il pleut à verse et que courir en talons du parking jusqu'à l'entrée me vaut des vêtements trempés. Mon chemisier blanc est devenu transparent, mes cheveux ne ressemblent plus à rien et mes cahiers sont mouillés. Je suis partie de manière précipitée de la maison, sans parapluie ni porte-documents, tout cela car la police a décidé de venir toquer à ma porte à six heures du matin, pour me demander quand j'avais vu mon mari pour la dernière fois. Je ne suis pas au courant des activités de Jonathan, alors j'ai été claire sur le fait que je n'avais pas de nouvelles de lui et qu'on était plus un couple. À partir de là, l'inspecteur Mackay, costaud et l'air austère, a semblé s'intéresser particulièrement à moi. Il m'a soumise à un drôle d'interrogatoire : depuis combien de temps étions-nous séparés ? Était-ce en bons ou mauvais termes ? Où devais-je aller ce matin, si tôt ? Quand ont eu lieu mes derniers échanges téléphoniques avec Jonathan ?
Je ne comprenais pas, je lui ai demandé en retour s'il lui était arrivé quelque chose pour qu'on le recherche. Il m'a répondu qu'il tentait simplement de le localiser et que la raison ne me regardait pas.
L'heure tournait et le fait que je sois de plus en plus pressée de le mettre à la porte donnait à l'inspecteur Mackay l'envie de me poser encore plus de questions. Résultat, il est 7 h 38 alors que je devais arriver dans ma classe vers 7 h 00, avant la venue des étudiants pour que mon cours débute à 7 h 15.
Quand j'ai franchi l'entrée principale, le doyen m'est tombé dessus et je n'ai pas fait bonne impression.
Là, je suis en train de longer les immenses couloirs à la recherche de ma classe. On n'entend que le bruit pressé de mes talons.
Woodward est unique en son genre. Déjà, pour atteindre l'université privée et très sélecte, il faut traverser un portail avec un magnifique logo sur la grille et monter une colline pour rejoindre le campus. Ce dernier est situé dans un secteur isolé, avec des arbres à perte de vue. Lorsqu'on longe le sentier, on aperçoit de luxueuses maisons : ce sont les résidences « étudiants » de ces gosses de riches. Moi, quand j'allais à l'université publique, on logeait dans des appartements modestes qu'on devait se partager. On y rentrait à peine deux lits. Les douches étaient communes et il y avait des fêtes directement dans les chambres et les couloirs. Ici..., c'est pratiquement un domaine. C'est un autre monde.
Woodward est reconnue pour avoir une politique stricte. Aucune étudiante n'y est admise. On m'a cependant rapporté que les garçons voyaient souvent des filles sur le territoire, puisque l'université Colby se trouve juste de l'autre côté du sentier derrière Woodward. Les étudiants et étudiantes flânent dans les bois ensemble et font des soirées régulièrement.
Je trouve enfin la salle de classe avec le numéro 65 gravé dans une plaque dorée incrustée dans le mur. Tout est si parfait ici, qu'il s'agisse des poutres, des escaliers, ou encore des portraits des étudiants accrochés dans des cadres dorés, c'est presque un manoir. Il y a même une fontaine sur le parvis et une statue dans le hall d'entrée représentant un homme en costard, mais je n'ai pas eu le temps de lire la plaque.
Quand je franchis le seuil avec empressement, je ne regarde pas les étudiants, pour éviter d'être étouffé par le trac. La salle ressemble à un petit amphithéâtre. J'ai pu entrevoir des sièges rouges avec des bureaux alignés sur chaque palier. Environ quarante places, mais il ne doit y avoir que onze, ou douze personnes, d'après ce que j'ai pu déceler du coin de l'œil. Mon cours ne semble pas particulièrement populaire... ou alors certains sont partis en voyant mon retard.
Je dépose mes cahiers mouillés sur mon bureau qui m'intimide de par sa grandeur et saisis rapidement un feutre effaçable pour tracer mon nom sur l'immense tableau blanc. Je suis assez loin d'eux, donc le tremblement dans mon bras lorsque j'écris n'est pas perceptible. Mais je sais qu'à la seconde où je vais avoir terminé, je devrai faire face à une classe pour la première fois de ma vie. Il suffit que je finisse cette première journée et ensuite, tout ira bien.
Voilà, c'est le moment.
Je pivote.
J'ajuste une mèche mouillée, la calant derrière mon oreille et... me présente.
— Bonjour, je m'appelle Andra Evans, je suis la remplaçante du professeur Annabelle Chapman. Je ne sais pas quand elle reviendra, mais pour l'instant, on ne peut pas poursuivre son programme puisque je n'ai pas ses notes. On va alors faire ma méthode. Avant tout, je tiens à m'excuser de mon retard.
Je repère trois étudiants qui s'esclaffent et échangent quelques chuchotements en anglais.
— Est-ce que je vous dérange, messieurs ?
Ils continuent de m'ignorer et de rire. Un autre, plus loin, me siffle de manière déplacée.
— Dans cette classe, le règlement est strict : vous devez parler en français. Si j'entends le moindre mot en anglais ou dans une langue qui n'est pas le français, je vous exclus de mon cours. Est-ce bien clair ?
À ce moment, seul mon ton qui a changé suffit à attirer l'attention. Je sens les yeux de tout le monde posés sur moi. J'ai l'air confiante, mais je me désintègre complètement.
— The last one ended up in psychiatry. How long will you last with us? The bets are on, guys...
— Quel est ton nom, jeune homme ?
— Matt, sourit le blondinet avec un accent canadien.
— Très bien, Matt, tu vas te lever et sortir de ma classe.
J'entends une horde de rires. Matt se redresse pour attirer l'attention sur lui et m'envoie :
— Why darling ?
— Déjà, je ne suis pas ta « chérie ». Ensuite, dehors.
Il me foudroie, mais je ne changerai pas d'avis. C'est le seul moyen d'affirmer mon autorité dès le départ, avant qu'ils ne m'écrasent tous.
— Dehors, relancé-je d'un ton plus dur.
À présent, c'est avec un regard rempli de mépris et de hargne qu'il crache :
— You... are... a... fucking... bitch... and...
— Eh Matt ! intervient un étudiant, tu veux bien fermer ta gueule, sinon on règle ça dehors toi et moi...
Matt le fixe avec intensité, cherchant à protester, mais choisit plutôt de se résigner. Il prend ses affaires, descend les paliers et quand il passe devant moi, souffle pour que je sois la seule à l'entendre :
— On voit tes nichons à travers ton chemisier trempé, c'est dur pour nous de se concentrer sur autre chose. Ça, c'tu assez français pour toé ?
Je baisse les yeux et remarque tout de suite mes tétons qui percent ma fine brassière de sport très visible sous ma chemise devenue transparente. D'emblée je cache ma poitrine avec mon bras tout en observant Matt sortir de la classe en claquant la porte derrière lui.
En me retournant pour rejoindre mon bureau, je suis surprise par un étudiant qui me tend un pull noir.
— Oh... euh..., merci Roman.
J'enfile rapidement le vêtement et me fige après avoir passé la tête dans le col.
Roman ?!
Mes pupilles se dilatent en l'apercevant devant moi. Mon sang chute dans mon corps, je sens presque mon âme se détacher de mon être. J'en ai le souffle coupé. Je n'arrive plus à parler ni à bouger.
Roman Eaton est à Woodward ? Impossible, il a vingt-huit ans. Pourtant, il est bien là....Il regagne sa place d'une allure nonchalante. C'est lui qui a demandé à Matt de fermer sa gueule. Comment je n'ai pas percuté avant ça ? Roman pourrait être mon fils. Je me dégoûte.
Le stress m'a empêchée d'identifier les étudiants et de capter qu'il était dans ma classe.
Soudain, des flash-back assaillent mon esprit. Je le vois frapper à ma porte en plein orage, entrer chez moi. Puis se masturber sur mon canapé et s'éjaculer dessus alors qu'il savait que je le matais. L'image de lui qui se glisse sous ma couette pour me faire jouir jaillit dans ma tête et, prise d'une chaleur étouffante, j'arrive enfin à détourner le regard pour me jeter vers mon bureau, triant mes cahiers. Cherchant un moyen de vite entamer ce cours.
Mes mains tremblent, et je crois que cette fois, tout le monde s'en aperçoit. Je laisse même échapper une feuille.
— OK, euh...
Nerveuse, je cherche mes mots.
— Alors le projet que j'ai choisi de mettre en place pour le reste de cette session portera sur l'écriture d'une petite nouvelle. Environ quatre-vingt pages. Fictif ou non, ça n'a pas d'importance. À vous d'en décider le genre. Pas de texte pornographique, messieurs, merci. Dans un premier temps, nous allons définir les sujets que vous aimeriez traiter. Ensuite vous rédigez, sur vos traitements de texte, une fiche contenant les personnages, les lieux, les caractéristiques, l'époque, le tout qui caractériseront votre récit. Le but est de travailler au maximum la deuxième langue, et pour moi, d'évaluer votre niveau.
Je fais signe à l'un d'entre eux de me communiquer le genre qu'il aimerait aborder. Je suis un peu égarée et pas trop concentrée.
Le jeune, assis devant, m'indique :
— Je pourrais rédiger un livre sous le burn-out qu'à eu Annabelle avant de devenir complètement folle ?
— Non, ça ira... et en français on dit « sur le burn-out » et non « sous » Quel est ton nom ?
— Jef, répond-il.
— Alors Jef, je vais choisir ton sujet, tu écriras du fantastique pour enfant. Il devra y avoir des licornes et des animaux qui parlent. Attention, le français doit être impeccable et si le langage n'est pas approprié, tu devras tout recommencer.
Des rires dans la classe surgissent et aussitôt Jef comprend la leçon : avec moi, on ne plaisante pas.
L'un après l'autre, ils me divulguent leur thème de roman. Il y a de l'horreur, du thriller, des polars, une biographie fascinante sur un membre de la famille, mais peu à peu, je plonge dans un état second. Les sons s'estompent, ma vue diminue, et tout ce qui hante mon cerveau, ce sont les soupirs de Roman dans mon oreille durant la nuit, son regard excité sur moi, son envie de me baiser, la puissance de ses doigts et le plaisir que j'en ai retiré. J'arrive à le ressentir encore. Ça me perturbe d'avoir son parfum sur moi pendant le cours à cause de son pull.
Quand je me suis réveillée après son passage, la maison était silencieuse. Roman était parti. Il avait pris soin de plier le drap en laine que je lui avais prêté. Et dessus, il y avait un mot.
Il était écrit :
« D'aussi loin que je me souvienne, j'ai toujours détesté les orages. Mais après ce moment avec toi, je ne rêve plus que de la pluie et de ton corps qui tremble sous mes mains. Tu m'as rendu accro en une...seule...nuit.
À bientôt Andra...
Roman Eaton. »
Bien sûr, même si c'était adorable, son « à bientôt » m'a indiqué qu'on allait se revoir et en le trouvant dans ma classe, je me demande si sa présence est anodine ou planifiée... Quoi qu'il en soit, ce qui s'est passé entre nous a été irréfléchi de ma part. Jamais de ma vie je ne recommencerai à désirer un inconnu et à agir de la sorte.
Le stress qui m'envahit en ce moment est surtout lié au fait qu'il n'a pas l'âge qu'il m'a dit et il savait que je serais à l'université en tant que prof puisqu'il avait repéré la lettre d'embauche chez moi.
Arrivé à Roman, mon ouïe revient brutalement et ma vision s'éclaircit.
— Et toi..., Roman, de quoi parlera ton livre ?
Il relève la tête de son PC et se montre très attentif. Tel un étudiant irréprochable. Ses yeux qui me dévorent me procurent un étrange frisson sur la peau qui remonte le long de mon échine jusqu'à ma nuque.
— Fictif ou réel, je ne sais pas encore. Mais probablement sur le crime passionnel, madame.
Je déglutis. J'observe un peu les autres étudiants, puis contemple à nouveau Roman. L'échange dure trop longtemps et la situation devient embarrassante.
— Très bien... Alors... je vous laisse tous entamer la fiche directive sur votre PC et... je reviens dans quelques minutes.
J'ai besoin de sortir un instant et reprendre le contrôle de mes émotions.
Pour ceux qui veulent le visuel du personnage de Matt le blondinette, inspiré de Antoine-Olivier Pilon. ( Canadien )
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