CHAPITRE 7. ÉLONIE

Il y a énormément de monde dans l'immense salle de la fermette louée pour l'occasion.
C'est ma fête et pourtant je n'y connais personne. Je me mouve parmi la masse humaine, croisant des visages qui ne portent aucun nom. Je me mêle à des personnes qui, à mes yeux, ne symbolisent rien. Aucun souvenir en commun à se remémorer, jamais un bon dîner partagé : nous sommes tous des étrangers.
Je n'ai jamais eu beaucoup d'amis et depuis le drame mon petit cercle d'intimes s'est encore restreint. Si les gens n'arrivent pas à m'aimer avec ma tristesse est-ce qu'ils m'aiment vraiment ?
Ces individus-là ne viennent de toute évidence pas pour moi. Ils sont tous arrivés les bras chargés de cadeaux hors de prix pourtant personne ne sait qui je suis et je passe totalement inaperçu à mon propre anniversaire. Aucune carte ne portera mon nom parce que pour eux, je ne suis qu'un fantôme.

Ici, tout est parfaitement harmonieux ; des ballons couleur or sont dispersés un peu partout au sol et le buffet est rempli de gourmandises par de discrets serveurs toutes les trente minutes. Maman a certainement dû faire appel à une organisatrice d'événements très connue qu'elle a payé cher et vilain pour que tout soit parfaitement orchestré.
La fête est grandiose et les gens en parleront longtemps sans jamais associer mon visage à ces réjouissances.
Sur une table tout au fond, une gigantesque montagne de cadeau tente désespérément de toucher le plafond. Pendant qu'eux essayent d'exister à tout prix, je tente quant à moi de me faire oublier et étrangement j'y arrive assez bien aujourd'hui.

À la dernière minute, j'ai changé de robe. Je ne voulais simplement pas qu'on puisse me retrouver dans la salle.  Le jour de mon anniversaire, le plus beau cadeau que je pouvais m'offrir était encore de n'être personne. Ou, en réalité, de simplement pouvoir être moi ; celle que je suis quand je n'ai pas besoin d'être celle qu'ils veulent que je sois.
Je la vois au loin, perchée tout en haut de l'escalier au style victorien, fouiller la salle du regard suivie de près par un homme assez jeune, en costume atrocement cher.  Il ne me faut que quelques secondes pour reconnaître Adam et une peur irrationnelle se saisit de moi. Mes angoisses prennent possession de mon corps et je sens le piège se refermer. Cette fois-ci, je ne serai pas assez forte pour réussir à lutter. Je suis le renard à la patte coincée dans un attrapoire métallique, je suis la souris dans le cage à clapet, je suis le poisson dans le filet.
Par instinct, je porte la main à ma gorge.
J'ai terriblement besoin d'air.
Je dois fuir avant que l'imminent fatum ne me rattrape.

Je me précipite vers la sortie la plus proche, abandonne lâchement mes talons quelque part au hasard et me mets à courir dans le jardin de la propriété. Je déchire des groupes de personnes qui, une coupe de champagne à la main, doivent certainement me trouver ridicule. Ils se moqueront longtemps de cette idiote qui gambadait pieds nus mais c'est le dernier de mes soucis. Je ne pense qu'à m'enfuir loin de toute cette mascarade.
Je fends l'air le plus vite possible pour rattraper ma douce liberté qui galope bien trop loin de moi. J'aimerai lui héler de revenir. J'ai tant besoin d'elle pour survivre. C'est le dernier fil qui me relie encore à ma soeur. S'il lâche, je ne pourrai pas demeurer ici plus longtemps.

Aveuglée par mon désespoir, je butte violemment dans quelqu'un, sûrement déjà assis au sol depuis longtemps, et m'affale devant lui. Dans le noir complet, je le vois me dévisager alors que je suis étalée, masquée et en robe de soirée, à ses pieds. J'ai beau plisser les yeux, je ne distingue que grossièrement la forme de son visage. Je gesticule et arrive péniblement à me redresser sur mes genoux. Ils s'enfoncent dans la terre moite et tentent vainement de trouver la stabilité nécessaire pour me maintenir.
Lui me fixe sans ciller et mon regard se perd dans le sien. Il tire un coup sur sa cigarette et ouvre la bouche.

- Un ange tombé du ciel.

Sa voix est rocailleuse et chaude. J'ai la comique impression qu'en essayant de fuir la fête on a fini par atterrir au même endroit.

- Je suis désolée, je bégaye faiblement en trouvant le courage de m'assoir à côté de lui.

Il souffle longtemps de la fumée, elle s'envole dans la nuit en dessinant des formes et je le regarde faire avec l'envie de la capturer et de la garder près de moi pour l'éternité.
Mais tout m'échappe toujours.

- Cette soirée est nulle.

Je le regarde comme une idiote, je devrais être fâchée qu'il critique devant moi ma propre fête d'anniversaire mais il a raison : cette fête est insipide.

- Les gens m'y regardent comme une bête de foire.

Je claque la main contre ma bouche. Il semblerait que même les mots désormais m'échappent. Ils jaillissent de ma bouche, sauvages et sans retenue.

- Le gens jugent les autres pour éviter d'avoir affaire à eux-mêmes, chérie.
- Parfois j'ai l'impression d'étouffer.

J'ai à peine prononcé ma phrase qu'il se met à rire. Je la regrette mais uniquement un court instant parce qu'il finit par me répondre :

- J'ai continuellement l'impression d'étouffer.

Le poids qui pesait sur mon cœur s'allège un peu et l'atmosphère se réchauffe tendrement. La lune, entièrement elle-même ce soir, m'observe, comme le cavalier à mes côtés.

-  Avec eux je ne me sens pas moi-même.

Machinalement, j'arrache des brins d'herbe qui chatouillent mes mollets. Tellement aveuglée par ma tragique douleur, je n'avais jamais imaginé que quelqu'un pouvait ressentir la même chose que moi, qu'une autre âme sur cette terre pouvait se sentir elle-aussi esseulée.

-  Si tu commençais par arrêter de te cacher derrière ton grand masque.

Retirer mon masque ; en voilà une belle métaphore. Pourquoi ai-je tant de mal à ôter un simple morceau de carton ?
J'ai toujours eu si peur de ne jamais être suffisante aux yeux de quiconque. Ils en voulaient toujours plus et moi je n'étais jamais assez. Belle sans être magnifique, intelligente sans être un génie, comique sans être hilarante.
Mais devant lui je me sens soudain invincible. Il y a en moi cet espoir naïf qui me murmure qu'aujourd'hui ce sera différent. Il me tend sa main et agite ses doigts pour m'inviter silencieusement à lui donner mon déguisement.
Alors, je trouve enfin en moi la force de retirer mon accessoire et symboliquement de me montrer telle que je suis.
Pour la première fois, quelqu'un admire mon visage sans avoir l'air déçu de ce qu'il regarde. Il ne semble pas seulement m'observer, lui me voit vraiment.

- Sans ton masque, on remarque encore plus ta tristesse.
- Et toi ? Tu penses arriver à cacher les ombres qui t'entourent ? Je chuchote.

Il ricane et d'un mouvement fluide déchiquette mon accessoire qui tombe en mille morceaux à ses pieds.
De la poudre d'illusion, voilà ce qui nourrit notre monde de faux-semblants.

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