OLIVE

La ventilation fait un bruit bizarre, le carrelage est poisseux sous ses pieds et la radio passe en continue une musique trop commerciale. Ce n'est pas ce qu'on pourrait qualifier de glamour. C'est même un peu glauque, surtout la nuit. Olive aurait voulu travailler autre part. Chez le vendeur de disques du centre-ville ou dans un café branché. Parfois elle rêve qu'elle bosse à Coffee Berry, c'est classe et chic. Les murs sont faits de bois vernis et il y a de jolies alcôves avec de longues banquettes noires en cuir. Elle pourrait préparer des boissons délicieuses tandis que sa bande d'amis cools s'installeraient au fond du restaurant, riant à gorge déployée en attendant qu'elle vienne leur servir des commandes personnalisées. Mais bon, Coffee Berry ne recrute que des baristas expérimentés et puis, de toute façon, Olive n'a pas de bande d'amis. Encore moins des amis cools.
Alors à la place, elle est ici, dans une supérette miteuse pour les gens qui n'ont pas le temps. Elle sert des mères de famille débordées, des crackheads déboussolés et des gamins avec trois dollars à dépenser. Ah, et de temps en temps, le mardi soir juste avant la fermeture, il y a ce bel homme qui passe en rentrant du travail. Il achète un paquet de Philip Morris pour sa femme, parce que les fleurs ne la comblent plus depuis longtemps (quinze ans de mariage, l'amour est usé et prêt à craquer). C'est pour se faire pardonner de rentrer si tard, « à cause des réunions ». Olive sait que c'est parce qu'il la trompe. Un jour elle a remarqué une trace de rouge à lèvres sur son cou et elle le lui a signalé. Il l'a essuyé avec un sourire gêné. Depuis, elle a l'impression qu'ils partagent un secret. Ça la fait rêver. Elle n'est la gardienne des secrets de personne. Même Ethel ne se confie jamais.

La clochette de la porte retentit. Une jeune femme passe devant la caisse et se dirige directement au fond du magasin, dos vouté. Olive la regarde disparaître avec intérêt, essayant de deviner ce qu'elle va acheter – au vu de son sweat à capuche et de son bas de jogging tâché, sûrement un paquet de chips ou un paquet de bonbons.
On est jeudi, rien d'intéressant ne va troubler sa soirée, alors elle s'occupe comme elle peut. Le creux de l'automne embrasse la nuit, mais d'ici on ne voit pas les étoiles, évidemment. Les lumières verdâtres du magasin clignotent dans un grésillement assourdissant. Olive regarde l'heure sur son téléphone : 20h13. Plus que quarante cinq minutes. À part ça, pas de nouveaux messages, l'écran d'accueil reste désespérément vierge. Olive fixe un instant son fond d'écran. Ethel et elle, l'été de leurs treize ans. À l'époque leur amitié semblait sans faille. Elle n'en est plus si sûre à présent.

La fille ressurgit brusquement et pose un pot de nouilles instantanées ainsi qu'une barre chocolatée sur le comptoir. C'est pas des ships mais ça revient au même : sûrement une soirée télé toute seule. Elle ne dit pas bonsoir. Ses cheveux sont gras et rassemblés en une queue de cheval haute, typique de la fin de semaine. Olive se flanque un grand sourire sur le visage parce qu'à part les croques mort, personne ne se fait de l'argent avec une tête de déterré.

— Vous avez trouvé tout ce qui vous fallait ?

La fille émet une sorte de grognement et Olive prend ça pour un oui. Elle scanne les deux articles et annonce le prix d'une voix mielleuse.

— Merci, bonne soirée ! Lance Olive avant que la porte se referme.

La fille disparaît dans l'obscurité et le magasin est à nouveau vide. Olive appuie son front contre le métal du comptoir, froid sur sa peau. Elle ne veut pas être ici, mais plus l'heure tourne, plus elle réalise qu'elle ne veut être nulle part ailleurs. Ni dans cette putain de supérette miteuse, ni au lycée où personne ne fait attention à sa présence, ni chez elle, où sa mère aura sûrement invité son quatrième copain de l'année à squatter leur appart minuscule.

Olive ne dirait pas qu'elle est dépressive ou suicidaire. Ce sont des mots trop gros et trop précis pour une impression aussi floue. Elle se dit juste que tout serait plus simple si elle pouvait faire exploser sa boîte crânienne. Boum. Au milieu du rayon surgelés. Ça donnerait un truc à se mettre sous la dent aux journaux locaux qui ne pondent plus rien d'intéressant. Et pour une fois, elle serait célèbre. Bon, pas comme cette pétasse d'Angela McMillen et ses cheveux blonds parfaits, mais plutôt comme une légende urbaine.. les gens passeraient devant sa supérette et diraient : « c'est ici, non ? là où la fille s'est fait exploser le crâne ». Ça, ce serait du spectacle.

Machinalement, Olive se dirige vers le rayon surgelés. Ses pas sont mécaniques. Il fait plus froid là-bas, forcément, et elle remonte la fermeture éclair de son gilet. Elle regarde le bac à glaces. Elle imagine la cervelle qui s'étale sur les murs, le sang qui gicle sur les congélateurs en plexiglas, ses globes oculaires qui rebondissent sur un pot de Ben et Jerry's. C'est presque drôle, comme les mauvais films d'horreur que son père l'emmenait voir les vendredis soirs, lorsque c'était son weekend de garde. Mais il n'a plus le temps, maintenant. Il commande au Chinois à emporter d'en face et ils mangent en silence devant la télé. À 21h, il ronfle déjà sur le canapé. Olive devrait peut-être être son propre film d'horreur.

Elle calcule le nombre de personnes invitées à son enterrement : ils se comptent sur les doigts d'une main. Sa mère, son père.. et elle espère qu'Ethel sera là, pas en fugue à l'autre bout de l'État.
Sa mère, son père, Ethel.. Putain.

— Y a quelqu'un ?

Olive sursaute. Elle était tellement plongée dans ses pensées qu'elle n'a pas entendu la cloche tinter. Elle court presque vers la caisse. Un type attend, accoudé au comptoir. Il n'a pas l'air beaucoup plus âgé qu'elle. Il a une peau pâle presque maladive et porte une casquette de baseball à l'effigie des Chicago. Ses yeux sont légèrement rougis. Olive se demande si c'est parce qu'il a pleuré ou fumé. Dans ce coin là, c'est plus souvent la deuxième option.

— J'espérais qu'il n'y ait personne, j'aurais pu voler une bouteille, dit-il, pince sans rire.

Olive esquisse un sourire sans vraiment savoir si il plaisante ou non.

— Je peux faire autre chose pour vous ?

Il pointe du doigt les étagères derrière elle, inaccessibles aux clients.

— Une bouteille de tequila et une de vodka, s'il te plait.

Il n'est sûrement pas majeur, et elle veut presque demander sa carte d'identité. Juste pour le faire chier. Il n'y a aucune raison qu'elle soit la seule à passer ses samedis soirs à manger du Mac'n Cheese sur son canapé plutôt que de se soûler comme tous les jeunes de son âge. Mais bon, il a l'air gentil. Et ce n'est pas parce qu'elle a une vie de merde qu'elle doit pourrir celle des autres.

Elle saisit les deux bouteilles en silence. Le type regarde autour de lui, tout en fouillant les poches de son gilet adidas. Il lui tend quelques billets froissés.

— Ça doit être déprimant de travailler ici, marmonne-t-il.

Olive jette un coup d'œil à la tuyauterie qui fuit, comme pour lui donner raison, et hausse les épaules.

— Ouais. Je voulais me faire sauter la cervelle dans le coin surgelé mais j'avais pas de fusil, dit-elle sans réfléchir.

Il la fixe un instant, puis éclate de rire. Olive le regarde, perplexe. Peut-être qu'elle devrait l'ajouter à sa liste d'invités pour l'enterrement. Il s'y amuserait bien, lui au moins. Un que ça réjouirait.

Voyant qu'elle n'a pas l'air de rigoler, il s'arrête net, gêné. Elle pose les bouteilles devant lui et il la remercie, restant immobile devant la caisse au lieu de s'en aller. Comme il doit avoir vraiment pitié, il ajoute :

— Je fais une soirée demain. Tu devrais venir.
— Moi ?
— Ouais. T'es bizarre. J'aime bien.

Olive n'en revient pas. Elle essaye d'ignorer le fait qu'il l'a carrément insultée. La dernière fois qu'elle a été invitée à une soirée, c'était à la boum de troisième de Judith Richard, et ils n'avaient qu'une permission de 21h. Elle ne peut pas se permettre de s'arrêter à des détails.

— Et c'est où ? Demande-t-elle en grattant nerveusement la peau autour de ses ongles.

Le type sourit, retourne son ticket de caisse et griffonne son adresse avec un stylo bic qui trainait sur le comptoir. Olive le regarde faire, suivant ses gestes avec des yeux ronds comme des soucoupes.

— Tiens.. ne viens pas avant 22h ou ce sera chiant.

Il fait glisser le papier vers elle avec deux de doigts puis cale méthodiquement les bouteilles sous son bras.

— Alors, à demain.. ?
— Olive.
— A demain, Olive.

Il lui fait un clin d'œil et rejoint la sortie. Olive sent son cœur qui frappe violemment contre sa cage thoracique. Sur le papier, il y a un nom : Garett. Garett. Garett. Garett. Elle le répète jusqu'à ce qu'il n'ait plus aucun sens dans sa bouche.

Elle doit prévenir Ethel. Peut-être que sa vie sociale vient de commencer.

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