ETHEL
Des éclats de voix se font entendre depuis la cuisine, remontant à travers le plancher craquelé de la vieille maison. Ethel jette un coup d'œil aux escaliers : personne en vue. Manquerait plus qu'elle se fasse choper. Elle s'assure que les trois épais bouquins qu'elle a empilés sur le tabouret sont bien stables puis y grimpe maladroitement. Ça tremble un peu mais ça va. Cependant, l'alcôve est toujours trop haut. Malgré sa taille, elle doit se dresser sur la pointe des pieds. Du bout des doigts, elle tâtonne le creux dans le mur pour y dénicher son trésor. Y sont cachés une bouteille de Cognac, un paquet de Marlboro, une photo de chacun des enfants et une bible légèrement cornée par l'humidité.
Petite, Ethel voyait sa mère grimper sur ce même tabouret et fouiller la cachette presque chaque soir, lorsque son père dormait. Elle se glissait ensuite dans la salle de bain et fumait en sirotant l'alcool brut à même la bouteille, assise sur le rebord de la baignoire. Les cendres atterrissaient dans le conduit et la fumée s'évadait par la lucarne. Le lendemain, rien ne subsistait de ces instants de solitude. Ethel l'observait à travers la serrure, sans comprendre. Mais maintenant, elle sait. Elles sont deux dans cette maison à avoir ce terrible besoin de réconfort, qu'elles ne retrouvent que dans le poison.
Ses doigts heurtent doucement le paquet cartonné. Enfin. Comme à chaque fois que sa réserve personnelle est à court, elle vient piquer dans la sienne. Sa mère se rendra sûrement compte de leur disparition mais elle est condamnée au silence. Exiger des explications se résumerait à avouer l'existence des nuits-salle de bain. Ethel saisit le paquet avec satisfaction et saute habilement du tabouret.
— Ethel ! Appelle une voix depuis la cuisine.
Elle fourre précipitamment son précieux dans la poche de sa jupe, décale le tabouret d'un coup de pied et descend les escaliers. Dans la salle à manger spacieuse, sa mère sert du porridge à ses frères et sœurs, les manches retroussées sur ses bras. Ses cheveux blonds, grisés avant l'heure, reposent en un chignon lâche.
— Tu n'as pas pris ton petit déjeuner ? Demande-t-elle d'une voix fatiguée.
— Pas faim, réplique Ethel.
Il y a cinq marmots blonds comme le blé en train de crier autour de la longue table en chêne. Ils ont tous la même bouille de chérubin, avec des joues rondes et des yeux bleus. Ethel se demande souvent si ils sont vraiment de la même famille. Elle a des cheveux noirs comme la suie et des yeux presque tout aussi foncés.
Cliff, le cadet, a le visage tâché de porridge et une mèche qui trempe dans l'assiette. Ethel le débarbouille soigneusement à l'aide d'une serviette : voilà au moins quelque chose de moins à gérer pour sa mère. Cette dernière fait des allers retours entre la cuisine en essuyant ses mains sur son tablier, l'air préoccupé.
— Tu pars maintenant ?
— Sûrement.
— Ton père a du prendre le van, ce matin. Je n'ai pas assez de place pour tous les emmener avec moi. Tu peux prendre ton frère ?
Ethel en a quatre mais elle sait duquel sa mère veut parler. Celui dont tout le monde rechigne à s'occuper. Elle se tourne vers le gros fauteuil vert où un petit garçon lit attentivement un magazine sportif, attardé sur la page qui concerne le vélo. Seule une touffe de cheveux bruns dépasse de derrière les pages fines. Le monde pourrait exploser qu'il ne s'en détacherait pas. Tommy est comme ça. Lorsqu'il aime quelque chose, il est capable de ne se concentrer sur rien d'autre.
— Tommy, l'appelle doucement Ethel.
Ses yeux noisettes apparaissent brièvement. Il est le seul à lui ressembler. Parfois, lorsqu'il est en colère, leur père le fait remarquer. Les deux mauvaises herbes de la famille, crache-t-il avec dédain. Ethel encaisse le coup, elle ne peut pas le contredire, mais Tommy.. Tommy ne le mérite pas.
— On y va.
Il secoue vivement la tête. Ethel soupire et traverse la pièce.
— Allez.
— On ne prend pas le van ?
— Non, on doit y aller à pied. Mais c'est pas grave, on caressera les chevaux en passant.
Tommy regarde le papier glacé avec hésitation. Lorsque sa routine est perturbée, il a du mal à s'y faire. Il ne se retrouve que dans un emploi du temps stable et répétitif. Mais les chevaux sont l'une de ses grandes passions, juste après le vélo. Il résiste difficilement lorsqu'on lui promet d'aller les voir.
— D'accord, finit-il par capituler.
Il se lève et range précautionneusement son magazine sur une étagère. Ethel récupère son sac et le sien, posés dans l'entrée, et l'aide à le mettre sur son dos. Ils saluent le reste de leur famille et s'aventurent à l'extérieur, loin du bruit et des babillages d'enfants.
Leur maison est une ancienne ferme, située un peu à l'extérieur de la ville, au bout d'une longue route de terre. Des animaux, il ne reste qu'une grange pleine de foin et un poulailler vide. Le bus scolaire ne passe pas jusqu'ici.
En contournant la maison, Ethel remarque avec surprise qu'Olive l'attend, perchée sur la clôture blanche qui borde le cottage. Avant, son père tenait une station essence près de l'autoroute. Le matin, il la déposait sur le chemin de terre pour qu'elle termine le trajet jusqu'à l'école toute seule. C'est comme ça qu'elles se sont rencontrées : Olive pleurnichant parce qu'elle ne savait pas vers où aller et Ethel la guidant patiemment. Puis les factures se sont accumulées, le père a fait faillite et Olive a emménagé en centre ville avec sa mère. Elles ne font plus le chemin ensemble depuis bien des années.
— Ethel ! S'écrie Olive en l'apercevant.
Elle saute de la clôture et se précipite vers son amie, ses bottes glissant à moitié dans la terre humide de la pluie de la veille. Tommy se décale promptement.
— Tu devineras jamais !
Ses cheveux bouclés sont rassemblés en une tresse informe et sautent derrière elle. Ethel lui sourit faiblement.
— T'as cassé ton miroir ?
— Quoi.. ? Non ! J'ai été invitée à une fête ! Moi ! Je pouvais pas attendre l'heure de maths pour te le dire.
Ethel fronce les sourcils, surprise. Tommy a déjà repris son chemin, les doigts serrés autour des lanières de son sac. Elles le suivent.
— Chez qui ?
— Oh, un gars qui est passé à la supérette.
— Tu le connais ?
— Mmh non, pas encore.
— Et pourquoi il t'invite alors ?
Olive fait la moue, visiblement déçue du manque d'entrain d'Ethel, et hausse les épaules.
— J'sais pas. Il a dit que j'avais l'air sympa.
— Ça pourrait être dangereux.
Olive lui jette un regard furibond, fourrant les mains dans les poches de sa grosse veste en cuir.
— Non mais tu rigoles ? T'as déjà fait dix fois pire.
Ethel ne peut pas la contredire. Mais ce n'est pas parce qu'elle ne sait pas prendre soin d'elle même qu'elle doit laisser les autres se faire du mal inutilement.
— Et alors ? Tu crois que ça m'a réussi ?
— Peu importe. J'irais, que tu m'accompagnes ou non.
Olive accélère légèrement le pas pour la dépasser, vexée. Ethel soupire. Parfois, Olive lui fait penser à une enfant. Elle n'est pas capable de tenir sa langue et ne prend jamais « non » pour réponse. C'est comme si depuis leur rencontre, elle n'avait pas évolué.
Ethel sort les cigarettes de sa poche et en allume une avec le vieux zippo gravé de son père. La fumée s'infiltre lentement dans ses poumons et ça va tout de suite un peu mieux. Elle réfléchit. Mieux vaut qu'elle garde un œil sur elle lors de la soirée.
Plus loin, Olive shoot dans un caillou avec mauvaise humeur. Il atterri dans le ruisseau.
— C'est bon, Ollie. Je vais venir.
Son amie s'arrête net et se retourne avec un grand sourire. Elle revient sur ses pas et saute dans les bras d'Ethel.
— Ça va être tellement bien, je te jure qu'on va s'amuser.
Ethel se dégage doucement de l'étreinte d'Olive, tenant sa cigarette à une distance prudente. La jeune fille n'a pas l'air blessée. Elle a l'habitude qu'Ethel ne soit pas très démonstrative et a arrêté de lui en tenir rigueur depuis longtemps. Elles continuent tranquillement leur chemin, Olive s'attarde sur les détails de la soirée. Tommy trottine presque à l'avant, pressé de voir les chevaux. Au delà de la plaine, le soleil n'est pas tout à fait levé et dessine une ligne pourpre au dessus de l'herbe. L'église se dresse au milieu. Ethel regarde dans sa direction. Son père est pasteur. Elle a pratiquement été élevée entre ces murs, pourtant, récemment, elle n'y met plus vraiment les pieds. Ça lui manque. Mais quelque part, elle se sent illégitime d'entrer dans la maison de Dieu après tout ce qu'elle a pu faire.
— Il s'appelle Garett, tu sais ? Continue Olive. Je l'ai trouvé vraiment mignon.
— Mmh.
— Tu crois que je pourrais lui plaire ?
— Je sais pas, Olive. On verra bien.
Deux immenses chevaux apparaissent dans le champ, leur silhouette se découpe dans le ciel orangé. Tommy grimpe sur la clôture pour mieux les voir, tendant le bras. Le vent fait voler ses boucles. Olive et Ethel s'arrêtent, silencieuses, comme par peur d'interrompre. L'une des créature, d'un blanc parfaitement immaculé, s'approche à pas lents du garçonnet et pose son museau dans le creux de sa main. Si Tommy n'est pas doué avec les humains, il l'est définitivement avec les chevaux. Un grand sourire barre son visage, et Ethel peut sentir son cœur déborder d'amour pour son petit frère. Elle ferait tout pour lui.
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