ANGELA
— C'est à toi cette merde ?
Angela passe la tête par la baie vitrée du séjour. Son père est agenouillé sur la moquette râpeuse, penché sur un carton où il est écrit « Angie » au marqueur noir. Ses lunettes carrées sont relevées sur le dessus de son crâne, là où la ligne de cheveux bruns recule dangereusement depuis quelques années. Ses yeux ont l'air étrangement petits sans ses verres grossissant. Angela laisse tomber le râteau qui lui servait jusque là à dégager le jardin et se précipite vers lui.
— Oui, c'est à moi !
Elle lui prend le carton des mains et le sert contre elle. Ses mains maintenant vides restent en suspend quelques instants, puis il les pose sur ses cuisses.
— Je croyais qu'il était perdu.. murmure Angela.
— C'était les tout derniers, ils sont arrivés ce matin. Qu'est-ce qu'il y a là dedans ? Pas des bricoles, j'espère. Je t'avais dit de pas faire de cartons inutiles.
Angela roule des yeux, reculant à petits pas vers les escaliers. Son père fronce les sourcils.
— Où tu vas ?
— Ranger ça.
— Et le jardin, alors ?
Dans l'Illinois, c'est différent d'en Californie. L'automne tombe tôt. Lorsqu'ils sont arrivés au mois de septembre, le temps se rafraîchissait déjà tandis qu'à San Francisco, la saison des baignades était loin d'être terminée. Angela a découvert la pluie, l'herbe humide et le pire, les feuilles mortes qui envahissent tout.
— Je le ferai plus tard, réplique-t-elle en sachant pertinemment qu'elle oubliera.
Elle monte les escaliers quatre à quatre avant que son père n'ait pu riposter. Sa chambre se trouve tout au fond à gauche du couloir. Ça lui fait toujours bizarre. Dans son ancienne maison, elle aimait être juste à côté du salon pour pouvoir écouter la son de la télé, le soir. Sa fenêtre donnait sur la plage, on entendait le murmure des vagues. Ses murs étaient rose comme elle les avait choisi à six ans et même si elle s'en plaignait, elle les aimait toujours secrètement. En s'asseyant sur le lit dans sa chambre toute blanche et silencieuse, Angela veut rentrer à la maison plus que tout.
Elle refoule sa nostalgie et ouvre le carton qui repose sur ses genoux. C'est un tas de babioles, de vieux souvenirs qu'elle ne regarde jamais trop longtemps au risque de pleurer. Les cartes postales que Caleb lui envoyait lorsqu'il était en vacances, des coquillages peints, les bracelets brésiliens que lui a confectionné Sandra, son vieux journal intime, le dernier cadeau que sa mère lui a offert avant de partir définitivement..
Angela relit l'une des lettres de Caleb. Celle là date de l'été 2001. Le début de leur relation. « Là bas tout me fait penser à toi. Les hibiscus devant l'hôtel, la musique, les gens » Elle sait que son grand frère l'aidait à rédiger ces lettres. Un garçon de quatorze ans ne sait pas être romantique. Mais ça ne l'a jamais dérangée. Caleb a ses défauts, mais il l'a toujours rendue heureuse. Parfois, il lui manque tellement qu'elle n'arrive plus à respirer.
Pourtant, Angela s'est bien intégrée, dans sa nouvelle école. Elle n'a jamais eu de mal à socialiser. Elle a rejoint l'équipe de volley, s'est fait des tas d'amis. Mais ce n'est pas pareil.
Ce n'est qu'un an, répète inlassablement son père lorsqu'elle s'en plaint. Il ne se rend pas compte qu'il lui a volé sa dernière année de lycée. Lorsqu'elle reviendra à San Francisco, en septembre prochain, tout sera différent. Ils ne seront plus ensemble tous les jours ; Caleb sera parti étudier à l'autre bout du pays.
Leur relation lui a presque semblé éternelle. Trois ans, lorsqu'on est ados, ce n'est pas rien. Pourtant, plus les semaines passent, plus il est distant. Angela n'arrive pas à lui en vouloir. Ils sont jeunes et elle est si loin. Elle ne peut pas espérer qu'il l'attende toute sa vie.
— Angie ! Hurle soudainement son père depuis le hall d'entrée. Ta copine est là !
Angela reste assise sur sa grosse couverture, immobile. C'est sûrement Tonya. Elle ne veut pas descendre. Peut-être que si elle ne dit rien, qu'elle fait la morte, Tonya finira par partir. Évidemment, non. Angela entend son père lui indiquer de monter à l'étage et d'aller dans la chambre à gauche tout au bout du couloir. Les bruits de pas étouffés par la moquette se rapprochent trop rapidement à son goût.
— Salut chérie, lance Tonya en faisant irruption dans la pièce. T'as pas répondu à mes textos.
Elle se penche pour l'embrasser sur la joue, posant tendrement sa main manucurée sur son épaule. Si il faut bien savoir une chose à propos de Tonya, c'est que plus elle est gentille, plus elle vous déteste.
— C'est mignon, ta chambre.
Elle regarde autour d'elle. Angel l'imite. Mignon ? Non. Spartiate, plutôt. Il n'y a qu'un lit, un bureau et une penderie. Rien qui dépasse. Son père a bien essayé de la pousser à décorer, appelant sa chambre « son royaume » mais Angela n'en a aucune envie. Ce n'est pas un royaume, c'est une case de passage. Une tâche sur son calendrier, rien d'autre.
— Oh, qu'est-ce que c'est ? S'enquit Tonya en remarquant le carton posé sur ses genoux.
Elle s'approche curieusement et Angela l'écarte vivement. Hors de question que Tonya ne salissent ce qui lui reste de San Francisco.
— Qu'est-ce que tu fais là, Butch ? Demande-t-elle pour faire diversion.
Tonya glousse. Butch, c'est le nom de son copain. Elle adore quand on la surnomme ainsi. C'est pour prouver au monde que c'est le sien et celui de personne d'autre. Angela trouve ça stupide. Ce n'est pas comme si qui que ce soit voulait s'approcher de son affreux petit ami.
— J'ai été invitée à une soirée, explique-t-elle en s'asseyant sur le lit. C'est pas de la merde, hein. Pas un truc de Sophomore ou quoi, comme la dernière fois. C'est organisé par un mec de Saint Thomas.
Saint Thomas est la référence en matière de fête. Une école privée de garçons, connus pour organiser les plus grosses beuveries. Ceux qui ont la chance d'être invités en parlent pendant des jours juste pour prouver aux autres qu'ils valent mieux. Angela en a assisté à beaucoup, des soirées comme ça, dans son ancienne ville. Mais ici, ça semble être un peu exceptionnel.
Tonya a les yeux brillants d'excitation. C'est presque pathétique. Angela hausse les épaules, désintéressée.
— T'invites pas Vicky ? Demande-t-elle.
Elles sont censées être meilleures amies. Du moins, elles l'étaient avant qu'Angela ne débarque et ne la remplace. Vicky est jolie, mais pas autant qu'Angela. Vicky est populaire, mais ce n'est pas grand chose face à la réputation que s'est façonnée Angela en quelques semaines. Vicky est intéressante, mais elle n'a pas des dizaines d'anecdotes à raconter sur cette ville où il fait toujours beau. Alors Vicky, au final, c'est plus grand chose aux yeux de Tonya.
La jeune fille ramène une mèche auburn derrière son oreille, ennuyée.
— Nan, tu sais comment elle est.
Angela ne sait pas, non, mais ce n'est pas comme si Tonya semblait vouloir s'y attarder. Elle pianote déjà sur son portable, son pouce survolant les touches à une vitesse impressionnante. Elle a beau être son amie la plus proche, ici, Angela ne l'aime pas beaucoup. En réalité, leur amitié n'a rien de sincère, elles se servent chacune de la popularité de l'autre. Tonya aime l'image que renvoie Angela : la californienne jolie et bronzée, et Angela tient au statut de Tonya au sein du lycée. C'est donnant-donnant.
— Alors, c'est quand ta soirée ?
— Ce soir. Tu viens, donc ?
Angela jette un regard circulaire à la pièce. Mieux vaut ça que de rester toute seule dans sa chambre, avec un tas de vieux fantômes qui la rendent plus triste que nécessaire.
— Ok.
— Trop cool, s'exclame Tonya. Y aura plein de mecs, tu verras !
Angela fait la grimace, esquissant un mouvement de recul.
— J'ai déjà un copain, tu sais.
Le sourire de Tonya s'estompe lentement. Elle arbore ce petit air désolé carrément insupportable, celui qu'elle prend lorsqu'elle est sur le point de sortir la pire des méchancetés en la faisant passer pour un gentil conseil.
— Oh, mon chat. Qu'est-ce que tu crois ? À la seconde de ton départ, il devait déjà y avoir des dizaines de filles qui attendaient à la file indienne pour se le taper. Oublie le.
Angela sourit. Ah, Tonya veut jouer à ce jeu là ? Elle pose sa main sur sa jambe dans un geste réconfortant.
— Arrête de projeter tes peurs sur ta relation avec Butch sur la mienne, Tony, dit-elle avec douceur.
Elles se toisent un instant en silence. Chacune peut lire « tu sais que je te déteste » dans les yeux de l'autre. Tonya finit par feindre un sourire et saute sur ses pieds.
— Je repasse à 20h, d'accord ? On ira en voiture.
Elle lui claque à nouveau la bise et s'engouffre à l'extérieur, aussi vite qu'elle est venue. Après quelques minutes de flottement, Angela se traîne devant le miroir. Le froid ne lui fait pas du bien, elle pâlit de jour en jour, et ses cheveux blonds habituellement brillants sous le soleil retombent en frisottis ternes. Elle saisit son pot de fond de teint et s'en applique compulsivement.
Elle sait que Tonya a raison.
Caleb ne pense plus à elle.
Pourquoi devrait elle penser à lui ?
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