Chapitre 2 - Alix
Depuis ce matin, je tourne en rond comme une lionne en cage. Je n'en peux plus ! Il faut vraiment que je me calme ! Je suis tellement excitée que j'ai du mal à tenir en place. J'y suis ! J'ai enfin l'occasion de me lancer ! Je n'attends que ça depuis des mois. Plus de deux ans à essuyer refus après refus ! C'est la première fois que l'on me donne l'opportunité de montrer ce que je vaux au guidon de l'un de ces monstres de puissance. Jusqu'à présent, je n'ai même pas eu la possibilité de montrer mes capacités. Ou plus exactement, on ne m'en a pas laissé la chance. Il a déjà été difficile de faire reconnaître mes compétences de mécanicienne, et encore, ce n'est arrivé que grâce à l'appui de mon frère. Je pense que mon physique m'aurait permis d'être recrutée pour enfourcher une bécane, mais uniquement pour prendre la pose pour des campagnes publicitaires. Jouer la potiche en tenue sexy pour les sponsors, très peu pour moi ! Je préfère le bruit des rupteurs, l'odeur de l'essence et de la gomme brûlée plutôt que les flashs des photographes.
Même si les femmes essaient depuis quelques années de s'y faire une place, le milieu des circuits reste un univers d'hommes. Un monde fermé où la testostérone et le machisme règnent depuis toujours. Il est très difficile pour une femme d'y entrer et encore plus de s'y faire respecter. Sans Lucas, je n'aurais jamais pu m'introduire dans un team. C'est mon frère qui m'a propulsée dans ce milieu. J'ai été à ses côtés depuis ses débuts dans la course moto. D'abord comme supportrice inconditionnelle puis en tant qu'assistante. Il m'a obtenu un stage au sein de son team quand je suivais ma formation en mécanique et une fois mon diplôme en poche, j'ai été embauchée pour être sa mécano attitrée. Les deux années que j'ai passées dans son équipe à écumer les circuits m'ont donné envie de piloter. Pendant deux ans, j'ai suivi les compétitions depuis les stands, vibrant avec mon frère à chacune de ses courses, redoutant une chute, pestant contre chaque panne technique, m'exaltant pour chaque victoire. J'ai rêvé en secret d'être au guidon de l'un de ces monstres d'acier. Je nous voyais déjà courir dans le même équipage et brandir ensemble un trophée sur un podium. Et puis il y a eu Magny-Cours...
Il nous a fallu un long moment pour accepter la situation. Pendant des mois, j'ai gardé l'espoir de pouvoir continuer à travailler avec Lucas, mais nous avons dû nous confronter à l'implacable réalité. Alors, j'ai fait mien le rêve de mon frère. J'appréhendais sa réaction quand je lui ai révélé mes intentions, mais il m'a encouragée à poursuivre mon projet. Je me suis entraînée dur. Sûrement plus que la plupart des pilotes masculins avec lesquels je vais être en concurrence, car je sais qu'on ne me laissera rien passer. Je pars avec un handicap de taille : je suis une femme. Je ne dois pas montrer que je suis bonne dans mon domaine, je dois prouver que je suis la meilleure. Après des mois de préparation, me voici enfin prête à montrer ce que je sais faire sur une piste ! C'est la chance de ma vie, je ne dois pas la gâcher ! Il faut que je donne le meilleur de moi-même.
Un coup d'œil à ma montre m'apprend qu'il est temps d'y aller. Hors de question d'être en retard ! Et puis, je veux avoir le temps de m'imprégner de l'ambiance du circuit avant de passer sur la piste. Je mets mon sac contenant mon équipement et mon casque dans la voiture et je démarre, direction Signes et le circuit Paul Ricard. Il me faut moins d'une demi-heure pour y arriver. J'ai la chance d'être en terrain connu, car je fréquente régulièrement les lieux. Le Castellet est ma piste de prédilection. La plus proche de chez moi et celle sur laquelle je me suis souvent entraînée ces derniers mois. Autant dire que je la connais par cœur.
Habituée à circuler dans l'enceinte du circuit, je me rends directement au parking situé derrière le Pit Building pour y garer ma voiture. J'y laisse mes affaires, verrouille les portières et me dirige vers le bâtiment. J'ai rendez-vous pour un entretien avec le team manager de l'écurie pour laquelle j'espère courir, inutile de m'encombrer avec mon équipement.
Alors que je pousse la porte pour entrer, je percute violemment un homme qui s'apprêtait à sortir.
— Putain !
— Excusez-moi ! je murmure instinctivement.
Mortifiée, je l'observe se masser le haut du bras. Mon regard est aussitôt attiré par ses épaules moulées dans un tee-shirt noir. D'ailleurs, tout est noir chez ce mec : ses fringues, ses cheveux, ses yeux...
— Pouvez pas faire attention, non ? grogne-t-il en me fusillant du regard.
Son humeur aussi m'a l'air bien sombre ! Déstabilisée par son arrogance qui frise l'agressivité, je suis confuse et tente de me justifier :
— Je suis désolée, je ne vous avais pas...
Le type ne me laisse pas finir ma phrase, il passe devant moi en me bousculant d'un coup d'épaule tout en fulminant.
Mais quel connard ! Je n'aurais pas dû m'excuser, tiens !
— Ne faites pas attention, Gaël les a à l'envers aujourd'hui, intervient son compagnon.
L'homme qui vient de me parler est aussi grand et musclé que son ami. En revanche, il est son opposé physiquement. Blond, yeux clairs et sourire éclatant, c'est un beau spécimen et surtout il est nettement plus sympathique que son abruti de copain ! Je ne peux m'empêcher de lui sourire quand il passe devant moi en me faisant un clin d'œil. Oui, vraiment plus sympa que l'autre crétin !
J'oublie rapidement ma rencontre houleuse avec le grand brun en parcourant le couloir à la recherche de mon lieu de rendez-vous. C'est le cœur battant et les mains moites que je pousse la porte du bureau où m'attend le responsable de Mark Endurance. L'homme qui se lève à mon entrée est solidement charpenté. Il doit avoir la cinquantaine si je me fie à ses cheveux grisonnants. Il dégage une certaine prestance qui en impose. Il semble sévère et sûr de lui. Je sens qu'on ne doit pas rigoler tous les jours avec lui !
— Monsieur Marcand ?
— Entrez ! Je suppose que vous êtes Alix Granier ?
— Tout à fait !
Nous nous saluons mutuellement et il m'invite à m'asseoir. Le sourire qu'il me renvoie, transforme radicalement sa physionomie et allège instantanément mon appréhension.
— Je vous remercie de me laisser l'opportunité de réaliser ces essais.
— Je n'ai encore jamais eu de pilote féminine dans mon équipe, mais je suis ouvert au changement. J'ai étudié votre dossier et j'avoue que votre expérience de mécano dans le team de Lucas Cortez a d'abord attiré mon attention. Et puis j'ai vu vos chronos sur les circuits du Mans et du Castellet. Ils sont très prometteurs.
Je me mords la langue pour ne pas préciser que Lucas est mon frère. Peut-être le sait-il déjà, mais dans le doute j'évite d'y faire allusion. Je préfère gagner ma place par mes seules compétences et non grâce à un éventuel piston.
— Avec quelles bécanes avez-vous roulé jusqu'à présent ?
— Suzuki GSXR 1000 et Yamaha YZF-R1.
— Modèles d'usine ?
— Oui, mais j'avais fait quelques ajustements.
— Vous serez donc en terrain connu avec nos bébés.
Nous discutons des caractéristiques mécaniques des deux motos du team pendant une dizaine de minutes puis il m'explique le déroulement des essais auxquels je vais participer et me donne rendez-vous une heure plus tard sur la Pitlane. Tandis qu'il rejoint le stand de l'équipe, je vais récupérer mon équipement dans ma voiture. Les choses sérieuses commencent...
Je trouve une pièce vide pour me changer et éviter ainsi de le faire dans le stand ; je n'ai pas envie de me désaper devant des inconnus et surtout je préfère cacher que je suis une femme. Certes, le patron de Mark Endurance ne l'ignore pas, mais je sais que mon sexe jouera contre moi auprès des autres membres du team. Je n'oublie pas que nous sommes trois pilotes à postuler, la partie est donc loin d'être gagnée. Non seulement il va falloir que je montre ce que je vaux sur la piste au guidon d'une moto, mais aussi que je me fasse accepter au sein de l'équipe. Et je sais d'avance que ça va être très compliqué si tous les gars connaissent mon sexe ; ils vont avoir des a priori sur moi et cela risque de peser lourdement dans la balance. Je sais trop à quel point ce milieu est macho et misogyne. J'en ai déjà fait les frais. J'ai postulé pour rentrer dans plusieurs équipes cette année et je n'ai même pas pu accéder aux essais. Comme mon CV ne comporte pas de photo et que mon prénom est mixte, il a intéressé plusieurs teams. J'étais super contente de me présenter aux entretiens préliminaires. Mais l'euphorie est vite retombée quand ils m'ont recalée les uns après les autres dès qu'ils m'ont vue, sans même me donner une chance de montrer mes capacités. J'ai bien appris la leçon et je sais que je dois d'abord leur en mettre plein la vue avec mes performances sur la piste avant de les laisser découvrir que je suis une femme.
Pour l'occasion, j'ai ressorti une ancienne combi de mon frère. Un peu grande pour moi, elle me permet de dissimuler mes formes. Je bande ma poitrine pardessus ma brassière pour l'aplatir davantage, enfile l'équipement de protection et me glisse dans la combinaison. Puis c'est au tour de mes gants, de mes bottes et de mon casque de venir compléter ma tenue. Ainsi équipée, je quitte mon refuge et parcours les couloirs déserts du Pit Building pour monter sur la terrasse, d'où j'aurai une bonne vue sur une grande partie de la piste.
Une fois sur place, j'embrasse le circuit d'un regard circulaire et suis la course de deux motos jusqu'à ce qu'elles passent devant moi. Mentalement, je suis leur progression sur la piste en écoutant leur vrombissement. Accélération, décélération, changement de vitesse, mes oreilles sont habituées à identifier le comportement des moteurs. À la fin du tour suivant, elles s'arrêtent sur la Pitlane pour un changement de pilote. Changement qui prend un certain temps et qui me laisse peu de doutes sur ce qui est en train de se jouer trois étages en dessous. Il s'agit des pilotes qui ont été choisis pour faire les essais : mes concurrents directs.
Quand je rejoins la Pitlane un long moment plus tard, le second pilote n'a pas encore terminé ses essais et tout le staff est à l'extérieur. J'en profite pour observer un peu le stand. Un tableau blanc attire mon regard. Les chronos. Les temps des pilotes y sont inscrits ; certains sont entourés en rouge et d'autres en vert. Apparemment, le meilleur temps de 1'53'' 460 est détenu par un certain Mervans. Il est serré de près par Simmons puis Perossi, Durieux et Dickson. Aucun n'est au-delà des deux minutes. J'espère qu'il ne s'agit pas des chronos de mes concurrents parce que sinon ça va être chaud pour moi ! Je sais que je peux descendre en dessous les deux minutes sans trop de problèmes, mais ça va être difficile d'approcher 1'53'' 460 !
Dès qu'il me voit, Marcand me fait signe de le rejoindre pour me briefer :
— Tu commences avec 5 tours pour te familiariser avec la moto et le circuit puis Antonio t'ouvrira la piste. Il te servira de lièvre pendant les 5 tours suivants et ensuite tu rouleras seule les 5 derniers. OK ?
Je hoche la tête et lève le pouce pour lui donner mon accord. Il ne s'offusque pas que je ne réponde pas verbalement ni que je garde ma visière baissée. Je pense qu'il a compris pourquoi. Il m'a prévenue que la sélection d'une femme risquerait de défriser certains membres du team, mais qu'il ne voulait pas que cela entre en ligne de compte. Il m'a assuré que seules les performances guideront son choix. C'est donc ma capacité à piloter cette Yamaha YZF R1 qui fera la différence.
Le cœur battant, j'enfourche la bécane. Pendant quelques secondes, je me familiarise avec le guidon tout en écoutant les recommandations du mécano principal. Une fois les présentations faites avec son bébé, il recule et rejoint ceux qui m'observent depuis la porte du stand.
Enfin en tête à tête avec l'engin, j'enclenche la première et m'engage sur la Pitlane. Je sors de la voie des stands et accélère en passant sous les passerelles avant de tester précautionneusement le freinage pour aborder le S de la verrerie. J'incline un peu la moto pour voir comment elle se comporte puis je me rétablis et accélère. J'enchaîne les trois virages de l'extrémité ouest du circuit à vitesse moyenne puis j'accélère sur la ligne droite du Mistral pour éprouver la puissance de la bête – ça décoiffe ! Je décélère avant d'entrer dans la courbe de Signes et teste les passages de rapports et le freinage dans la double droite du Beausset. Je prends la courbe du Garlaban, enchaîne les virages du lac et du pont et me voici de nouveau sur la ligne droite de la grille de départ. Un coup d'œil rapide sur le bord de la piste me permet de voir mon temps affiché sur le panneau électronique : 2'12'' 528. C'est nul ! Mais c'est un tour de prise en main, donc je peux largement l'améliorer.
Au fil des tours, je maîtrise mieux la bécane. J'accélère plus, freine plus tardivement et penche davantage. Alors que je termine mon cinquième tour de circuit, une moto sort de la voie des stands et se positionne devant moi. Mon lièvre entre en scène. Il creuse la distance entre nos deux bolides pour m'inciter à me mettre dans son sillage. J'accélère et tente de grignoter l'espace qui nous sépare. J'y parviens au fil des tours et nous sommes à quelques mètres l'un de l'autre lorsqu'il rentre au stand. Le chiffre qui s'affiche sur le panneau m'arrache un sourire. En dessous les deux minutes !
Seule sur la piste et la Yamaha bien en main, je me lâche. J'enquille les cinq tours suivants avec le genou qui frotte lors des virages et la poignée des gaz dans le coin sur les lignes droites. Je m'éclate sur celle du Mistral. Couchée sur le réservoir, bien calée derrière ma bulle, je m'offre de belles pointes. Grisée par la vitesse et obnubilée par le chrono que je veux pulvériser pour décrocher ma sélection, je freine un peu tardivement et je me fais une petite frayeur en sentant la roue arrière perdre un peu d'adhérence. Heureusement, j'arrive à la récupérer et évite la glissade. C'est le cinquième tour, mon essai se termine, je regagne la Pitlane avec l'adrénaline qui coule encore dans mes veines. Je m'arrête devant le stand et jette aussitôt un œil au panneau : 1'55'' 743 ! Avec un chrono pareil, Marcand devrait me sélectionner, non ?
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Et voici l'entrée en scène d'Alix et sa première rencontre avec Gaël... pas terrible comme premier contact, non ?
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