Retour aux sources (OS AU Sans Tuerie)

Une série de pépites d'affection un peu spéciales hehehe :D

TW : Implications de violences conjugales et de maltraitance infantile, hôpital, transphobie, mention de mort en couches, mention de guerre.

Ça fait beaucoup mais vous en faites pas, le ton général est plutôt positif, c'est juste certains des thèmes abordés !

___

Un nom est prononcé au bout du fil, en espagnol. Un nom que j'espérais de tout mon cœur avoir laissé derrière. 

Pourquoi il m'appelle ? Pourquoi maintenant ? 

– Qu'est-ce que tu veux ?

Je dois arracher chaque mot de ma bouche, avec précaution pour éviter qu'ils ne deviennent des insultes, des reproches, pour éviter que tout ce que j'ai essayé d'oublier ne ressorte.

– C'est Papà. 

Ah. Et en plus ça concerne cet immonde tas de merde. Je me féliciterai presque pour réussir à ne pas raccrocher ce foutu téléphone. Ça doit coûter une blinde, en plus, les appels depuis l'Argentine.

– Il est… enfin. Les docteurs ont dit que c'était plus qu'une question de jours, et… 

– Enfin une bonne nouvelle. Merci de m'avoir prévenue, je vais pouvoir faire péter le champagne ce soir. À plus.

– Non non non attends !! 

Quoi encore. Le vieux est en train de crever, et alors ? Il était déjà mort depuis longtemps à mes yeux.

– Juan, tu sais ce qu'il m'a fait. Ce qu'il nous a fait, ce qu'il a fait à Mamà. Et tu veux que je vienne quand même pour lui donner les derniers sacrements ? Tu te fous de ma-

– Mais c'est justement à propos de Mamà, gilipollas !! C'est elle qui veut que tu viennes !

Alors là ça m'en bouche un coin. La madre veut donc que je ramène mon cul en Argentine ? C'est sûr que maintenant que le daron est plus en état de me frapper, elle ne le fera pas non plus.

– Pourquoi faire ? Elle vous a tous les six, non ? Elle a pas besoin du fils qui s'habille en femme et qui a jeté le déshonneur sur la famille.

Un silence. Je me mords la lèvre pour éviter de cracher tout mon venin d'un coup, ça serait pas très constructif. Et puis, il y a une sensation bizarre au fond de mon estomac. Peut-être un peu d'espoir.

– Écoute… Mamà perd un peu la tête. Elle est en forme, mais elle confond nos noms, des fois elle se met à crier dès qu'on l'approche, comme si on allait la taper. Elle oublie quel âge elle a, où on habite. 

Juan déglutit audiblement. J'ai le cœur qui bat à cent à l'heure. 

– Mais elle cherche toujours dans son programme télé pour voir si tu passes. Elle t'a écrit plein de lettres, aussi, mais comme elle a pas ton adresse, elles s'entassent dans un coin. Et puis elle t'appelle. Tout le temps. Elle demande quand tu reviens, elle répète que tu peux revenir parce que maintenant elle te protégera, ce genre de conneries. 

Elle appelle mon nom. Je ne sais pas lequel. Mais elle m'appelle. 

– Alors ouais. Si tu viens pas pour nous, viens pour elle au moins.

….

Bordel de merde.

– Ok. J'arrive. Merci de m'avoir appelée… Juan. 

J'entends un sourire dans sa voix lorsqu'il répond.

– Heh. Je fais ça pour Mamà. Tu sais bien que j'ai jamais pu te piffer. 

Mais oui, bien sûr. Je vais le croire. Mais il a déjà raccroché, et moi j'ai des billets à acheter. C'est peut-être la pire décision de ma vie, mais ça serait pas la première.

Quand je fais les choses, je suis relativement efficace. Mon billet est rapidement empoché, et le surlendemain, je débarque à Buenos-Aires. 

Le soleil, la chaleur, le ciel, tout me rappelle des souvenirs. Ils sont pas forcément agréables.

Et puis un visage se démarque dans la foule. Creusé par la fatigue, les larmes, le nez déformé par de trop nombreux coups, on y distingue à peine ses yeux verts. Comme les miens. A-t-elle toujours été aussi petite ? Où est passée la femme qui me rebutait tant, enfant ?

Sa main se pose sur ma joue, et cette fois ce n'est pas pour me gifler. 

– … Augustina.

Mon nom. Mon vrai nom, dans sa bouche. Elle sourit, il lui manque des dents. Je me rappelle douloureusement les avoir vues voler.

Eres muy linda, mi hija.

"Tu es très belle, ma fille."

Ma fille.

….

Ha ha. Je crois bien que je suis en train de pleurer. 

***

– Jaja, Mari ! Ça fait trop plaisir de vous revoir ! Roooh, mais regardez-moi ce que vous êtes grandes ! 

MJ voudrait bien en placer une, mais Eddy la serre un peu trop fort contre lui pour qu'elle puisse articuler quoi que ce soit. Eeeh oui, être handicapé ça veut dire que j'échappe au grand Crushinator. Pas de pot. Et puis bon, il dit grandes, mais MJ est encore toute riquiqui.

Ça faisait un bail que j'avais pas entendu quelqu'un l'appeler "Jaja", d'ailleurs. Au moins dix ans se sont écoulés depuis notre départ de cet hôpital, mais j'ai l'impression que rien n'a changé. Eddy est toujours là, les murs n'ont pas changé de couleur, la bouffe de la cafétéria est toujours aussi douteuse. Le temps est comme figé ici, et pourtant c'est cet endroit qui a permis d'allonger le nôtre. 

Mais ça change au rien au fait que les couloirs puent la mort, dans tous les sens du terme. Eddy lâche MJ et me fait un grand sourire. Ses dents sont tellement blanches, même avec ma vision pas terrible j'arrive à les voir.

– Ça va Mari ? Tu te débrouilles vachement bien avec ta canne maintenant, dis donc ! Fini les bleus de quand tu te cognais partout !

– Ouais sauf que maintenant c'est sur mes nerfs qu'il cogne, ricane MJ. 

Roh là là, que de manières. Je me rapproche un peu d'elle pour poser mon coude sur son épaule.

– Eh oh, je sais que je suis ta canne préférée, mais t'es lourd-

Tiens. Sa voix tremble un peu. Eddy s'éloigne pour aller récupérer un enfant qui vient de tomber, et je me penche vers MJ.

– Ça va ?

– O-Ouais, c'est juste… ici, c'est…

Elle n'a pas besoin d'en dire plus. Ici, c'est l'endroit où on m'a sauvé. Mais pour elle, c'est celui où elle a failli mourir.

Je passe mon bras autour de ses épaules, qui tremblent toujours. 

– Si on avait été en bonne santé, on se serait jamais rencontrés, tu sais.

Elle rit, au moins un peu.

– Ouais. Merci le corps qui déconne. 

C'est une bien maigre consolation, et un résumé qui ne retranscrira jamais toute la douleur par laquelle nous sommes passés.

Mais bon, chaque belle histoire commence quelque part, n'est-ce pas ? 

La nôtre avait peut-être simplement un goût particulier en matière d'endroit.

***

– C'est pas… bientôt fini, les cailloux, là ?

– On voit que ça depuis trois heures…

– Roooh, vous les européens, vous faites toujours que vous plaindre ! C'est le Chili, bien sûr que c'est de la caillasse et pas des dunes. Allez, du nerf !

– Ouais, bah on voit bien que c'est pas toi qui porte Wren sur tes épaules…

Je réprime un sourire devant le comique de la scène. Ma petite sœur, en train de houspiller ma partenaire et mon mari, lequel transporte notre enfant endormi. C'est la première fois depuis notre guérison à tous les trois qu'on fait un effort physique aussi important, et je dois dire qu'on ne se débrouille pas si mal, malgré les plaintes des deux amours de ma vie et les coups de soleil qu'ils se sont pris.

Ce voyage était l'idée de Yumeko. Elle voulait voir où avaient vécu nos aïeuls avant qu'ils ne décident d'émigrer au Japon. Le village de nos grands-parents paternels a été complètement rasé, mais celui des autres est encore intact. Leur maison est habitée par un jeune couple, maintenant, mais ils nous ont laissé récupérer quelques vieux objets. Nous sommes quand même restés sur notre faim, alors Yumeko s'est mis en tête de traverser la montagne par les sentiers les plus sécurisés pour essayer de retrouver leur refuge temporaire avant que la situation politique du pays ne dégénère, il y au moins une bonne cinquantaine d'années. Ça a été transformé en gîte depuis, il me semble.

– On y est presque, regardez !

Perchée sur un monticule de pierres, Yumeko sautille en agitant le doigt. Une vallée s'étend en contrebas, parsemée de petites taches brunes et blanches. Des cabanes et des élevages, probablement. Je crois bien que c'est là. Stefan et Eugénie poussent un râle de soulagement dans une parfaite synchronisation. Je dois bien avouer que mes mollets commençaient à être douloureux également. 

– Je peux porter Wren pour le reste du trajet, si tu veux.

Stefan, ravi que je le prenne en pitié, s'empresse de me tendre son adorable fardeau, qui commence d'ailleurs à se réveiller au creux de mes bras.

– Hmm… On est où papa ? C'est beau…

Je souris, mes yeux fixent les cabanes, de plus en plus proches au fur et à mesure que l'on marche. 

– Là où ont vécu tes arrières grands-parents, mon bébé. 

– C'est pas le paradis ?

Sa question me fait de nouveau sourire, et je me hâte pour arriver au niveau de mes partenaires, qui semblent ravis malgré leur évidente fatigue. Je me sens fondre. 

– Tu as raison, Wren. C'était un paradis perdu, et on l'a retrouvé.

– Roh l'autre, il se prend pour un tableau de Caspar David Friedrich, ricane Eugénie.

… Ooooh si on va sur ce terrain là, Ginny, tu vas vite le regretter. Attends un peu qu'on soit arrivés au refuge. Attends un peu.

****

Depuis qu'on est partis de l'aéroport, Siobhan n'arrête pas de me fixer. Et comme je conduis, je dois regarder devant moi, ce qui fait que je me sens un peu malaisé.e. Plus ça va et plus la route est irrégulière, mais elle ne détache pas son regard de moi. C'est donc avec un soulagement assez prononcé que j'arrête mon pickup devant la maison. 

– Wow… Tu vis vraiment là-dedans tout seul, Shan' ? J'avais oublié à quel point c'était gigantesque, s'exclame ma jumelle en ouvrant sa portière.

– Héhé, c'est ça d'être le préféré des grands-parents. 

Je soulève sa valise alors qu'elle me donne un coup de poing dans l'épaule.

– Je rappellerai à sa majesté Shanleigh que c'est bibi qui a obtenu les bijoux de seanmhàthair, et que Lyam a eu les deux voitures de seanathair, même s'il est encore trop petit pour les conduire ! Le fait qu'ils t'aient légué leur vieille baraque à moitié en ruines, ça veut pas dire grand chose sur l'affection qu'ils te portaient !

– Oh là là, t'es vache… Tu es juste jalouse de mon palace ! En plus j'ai tout retapé, y a peut-être quelques courants d'air mais c'est rien par rapport au début !

– Bah attends, j'espère bien ! Faudrait pas que je chope un rhume non plus !

Je me reprends un coup dans l'épaule, et ce manège continue jusqu'à ce qu'on arrive à l'intérieur. D'un seul coup, Siobhan devient grave.

– Je crois que je suis pas venue ici depuis mes dix ans, souffle-t-elle en tournant sur elle-même. Ça a changé, et en même temps c'est tout pareil…

– Je peux pas dire, je vis ici depuis un bon bail. Tu veux un café ?

Elle hoche la tête et s'installe à la grande table en bois, l'air intimidé. Je reviens avec deux tasses fumantes, et elle soupire.

– C'est vide, pour une personne seule… 

– Ça par contre, je confirme. Surtout depuis que seanmhàthair et seanathair sont morts. Au moins, j'étais là quand c'est arrivé.

– T'as pu les enterrer ici, comme ils voulaient ?

– Ouais, je suis allé chercher de l'aide au village. Ils m'ont aidé à tout gérer, là où les parents ont même pas répondu à mes messages. Je sais qu'il n'y a pas beaucoup de réseau ici, mais je sais reconnaître du dédain quand j'en vois.

Siobhan prend une gorgée de café, et me sourit doucement.

– Tu sais, j'arrête pas de te regarder depuis l'aéroport, parce que je trouve ça incroyable. À quel point t'as l'air heureux ici. Fatigué, mais heureux.

Oh. C'est pour ça qu'elle me regardait ? Je capte mon reflet dans la vitre. J'ai des cernes, des cheveux roux en bordel, une dégaine pas très gracieuse. Mais c'est vrai. Je suis heureux.se ici. Ça se voit à l'étincelle dans mes yeux. Je suis plus différent.e de ma jumelle que jamais, et pourtant je ne me suis jamais senti.e aussi proche d'elle. C'est donc ça qu'on appelle la joie de vivre.

– … Ouais. C'est grâce aux anciens.

Dehors, le vent agite la mer. Moi, en revanche, je me sens parfaitement serein. Je souris à Siobhan, elle me sourit en retour. 

Ça fait du bien d'être heureux ensemble.

***

Unpopular opinion : le repas de Noël chez les Van Heel, c'est rien de plus qu'une réunion de pères en costumes, de dindes qui gloussent, et de gosses traumatisés au milieu. Et c'est comme ça tout le temps, invariablement, chaque année. Énorme ambiance. Je regretterai presque ma place à la table des enfants d'ailleurs. Annelies est la seule à avoir l'air de s'amuser un minimum, je sais pas pour Justen parce qu'il fait toujours la même tête, mais sinon on ressemble à des employés de pompes funèbres qui se seraient gourés d'endroit.

Et j'avoue qu'entre la tante qui me balance des petites saloperies enrobées de miel, l'oncle qui m'appelle par mon deadname, Leonard qui leur lèche le cul pour essayer de gratter l'héritage et mes parents qui se tiennent la main comme si leur mariage n'était pas en train de s'écrouler, je suis un peu sur les nerfs. 

L'espace d'un instant je me dis que j'aurais dû accepter que Nako m'accompagne, mais dans le fond c'est une idée de merde. Nako ne sait pas tout ce qui se cache là-dessous, et heureusement, parce que c'est pas joli-joli. Et puis surtout, je ne souhaiterais ma position à personne. Pas même à mon pire ennemi. Alors je refuse de l'infliger à Nako. Et heureusement, heureusement qu'Elvira n'est pas venue cette année. Avec ce qu'il s'est passé, c'était pas la meilleure des idées. Elle fêtera Noël avec Lan Yue, cette veinarde. Je sais qu'Emerens et Mareva sont surtout là en soutien et parce qu'Annie réclame sans arrêt ses grands cousins, mais ils ont l'air aussi peu à l'aise que moi.

Le dessert. Moment stratégique. Il faut guetter la brèche dans l'attention des vieux, un cri random d'Annelies ou bien ma mère qui engueule Carlijn parce qu'elle est sur son téléphone à table, pour pouvoir s'éclipser discrètement. Sachant qu'à ce stade du repas ils ont tous quelques coups dans le nez, donc c'est maintenant ou jamais. 

Hop, ni vu ni connu, deux secondes plus tard nous voilà bottes chaussées, manteaux sur le dos et dehors dans la neige et la nuit. Emerens pousse un râle de soulagement, et Reva se frotte les mains en soupirant.

– J'ai bien cru qu'on n'en sortirait jamais. 

– Le self-control qu'il m'a fallu pour pas détacher ma jambe et qu'elle finisse accidentellement dans la tête de la vieille, grogne Emerens. Je te jure, Willy, que si je l'entends encore une fois dire que tu devrais aller voir un psy pour "résoudre ton mal-être", je-

– Emerens, c'est pas la première à vouloir m'envoyer en thérapie de conversion, tu sais. Ça me fait plus grand-chose à force. 

C'est pas vrai. Ça me donne à peu près autant envie de chialer à chaque fois, mais bon. On s'adapte comme on peut.

– Après ça m'a énervée quand même. Ça vous dit qu'on se fasse un sprint jusqu'au quai ?

Emerens éclate d'un rire désabusé.

– Tu sais qu'avec ma jambe-

Il s'interrompt en me voyant m'accroupir dos à lui.

– Monte, espèce d'abruti. Je te fais le trajet gratuit. 

– Tu es bien sûre de toi, là ? Ma jambe pèse lourd quand mê-

– Ta jambe, ta jambe, tais-toi un peu avec ta jambe ! Refile-la à Reva ou chais pas, mais monte et boucle-la.

Ma chère cousine proteste assez audiblement, mais trop tard, elle finit par devoir rattraper au vol la jambe de son frère alors que celui-ci grimpe sur mon dos. Putain, c'est vrai qu'il pèse son poids, l'animal. C'est là que je réalise qu'on n'a plus sept ans. 

Mais c'est pas ça qui va m'empêcher de courir. 

Mareva sprinte beaucoup plus vite que moi, il faut dire qu'une jambe artificielle ça pèse moins lourd qu'un cousin hilare qui a l'habitude de la muscu, mais je ne vais pas admettre ma défaite si facilement, oh que non ! C'est mal me connaître. 

Les quais de l'Amstel, illuminés de partout, apparaissent enfin dans notre champ de vision. 

Sauf que… eh eh. Ce qui devait arriver arrive.

Une plaque de verglas me fait déraper, le poids d'Emerens m'entraîne vers l'avant, je m'accroche par réflexe au manteau de Mareva qui perd l'équilibre, et nous voilà les quatre fers en l'air avant même d'avoir eu le temps de dire ouf.

Eh bah on a l'air fin.

– Vous êtes vraiment irrécupérables.

Mareva aura beau dire ce qu'elle veut, ça s'entend qu'elle sourit, et Emerens, une partie de son corps affalée sur moi et l'autre dans la neige, éclate de rire. On ne tarde pas à le rejoindre, sous le regard médusé des passants.

On va se faire joliment défoncer en rentrant, mais j'en ai rien à foutre. 

Là, tout de suite, je suis invincible.

***

Au secours.

Je suis en Tunisie depuis deux heures et j'ai déjà envie de rentrer chez moi. 

C'est bien beau, papa, de vouloir me faire voir ma famille du côté de feu ma mère et tout, mais ça aurait peut-être été bien que tu attendes pas que j'ai vingt ans et trois mille tatouages. Parce que bon la mamie semble à deux doigts de faire une syncope et les cousins essaient de me tirer les cheveux parce qu'ils ont jamais vu de décoloration dans la famille. 

En plus j'ai rien dormi dans l'avion à cause du stress, et maintenant que j'ai mangé j'ai envie de faire une grosse sieste en plein milieu du tapis. Il doit être aussi épais qu'un matelas, et surtout coûter bien plus cher. Pourquoi c'est pas la branche de papa qui est pleine aux as ? Rien qu'en vendant une tapisserie, j'aurais assez de crédit pour ouvrir mon propre salon. Enfin bon, je peux toujours rêver.  

Au moins Lisa est là, et même si j'entends les plus vieux marmonner des mots sympathiques comme "gaouri" en lui jetant des sales regards, c'est un rayon de soleil dans la pièce. Le fait de ne pas parler un mot d'arabe ne l'a pas empêchée de se renseigner avant de venir, et j'ai bien vu les tatas la regarder avec attendrissement lorsqu'elle a essayé de les saluer avec ses formules apprises par cœur. Lisa fait cet effet-là à tout le monde, moi la première.

Les anciens font aussi la gueule parce qu'on est en couple, mais les plus jeunes se sont juste contentés de nous demander si du coup on pouvait se faire des bisous pendant le ramadan. J'ai inventé un truc au pif parce que si je sors que je suis pas musulmane devient les vieux croulants, je risque de me retrouver dehors avec un coup de pied au cul.

Mais putain, je pensais pas que maman avait autant de frères et sœurs. Et ça a continué un moment en plus, la plus jeune de mes tantes a treize ans et la plus vieille un truc comme cinquante-deux ? Ça me change de la famille de papa où ils sont genre trois avec max cinq ans d'écart.

– Tu sais, Hibiki, tu ressembles beaucoup à ta maman.

Malika me sourit. C'est une autre de mes tantes, mais elle n'a qu'une dizaine d'années de plus que moi. C'est un ange, je comprends pourquoi ma mère tenait à me donner son deuxième prénom.

– Je sais pas, je l'ai jamais connue…

– J'étais petite quand elle est morte, mais tu as le même visage. Je crois que tu as les yeux de ton père, par contre.

Son regard se fait plus sérieux, et elle me caresse la joue. Sa peau est un peu rêche, mais j'ose pas m'écarter.

– … Certains disent que si elle est morte en te donnant naissance, c'était pour la punir d'être partie et pour punir ton père de nous l'avoir volée, mais je ne suis pas d'accord. Tu es un cadeau. Allah nous a laissé une seconde chance en te laissant vivre. 

Encore une fois, je ne crois en aucun dieu. Mais putain, ça fait quand même plaisir à entendre. 

– Elle était un peu comme toi, tu sais. Elle se tenait toujours droite, avec le regard dur, elle faisait ce qui lui chantait quand ça lui chantait. Tu es pareille, mais tu as en toi une tristesse qu'elle n'avait pas. Tu as dû beaucoup souffrir, mais tu peux lâcher prise, tu sais.

…. Que-

– Malika, arrête d'embêter ta nièce avec tes délires mystiques, tu veux ? soupire l'oncle Sayid depuis son coin de table. 

– Ça va. J'aime bien ses "délires mystiques", je réplique un peu sèchement.

De quoi il se mêle lui ? J'écoute qui je veux, nom d'un chien.

Malika sourit et me remercie à voix basse, alors que les autres tantes rient sous cape devant la déconfiture de mon oncle. 

– Exactement comme sa mère, lance celle qui s'appelle Zineb avant de réprimander son fils qui essaie de tirer les cheveux de Lisa.

Je souris au portrait de ma mère sur le mur. Si j'ai réussi à lui ressembler, alors que demander de plus ? 

Surtout que je prévois de vivre bien plus longtemps, maintenant. 

Je vais donc avoir le temps de prouver aux vieux que je peux être encore pire que ma mère. Eh eh eh.

****

– Saki, tu peux aller remplir le pot d'eau, s'il te plaît ?

Je ne bouge pas. J'attends. Ma mère s'impatiente.

– Hé oh, Saki ! Tu attends le déluge ?

– Ouais, peut-être que ça remplira ton foutu pot d'eau, je crache.

Elle s'apprête à répliquer, mais Niji se penche vers elle et lui chuchote quelque chose à l'oreille. Je la vois soupirer en roulant les yeux au ciel.

– Subaru, va remplir le pot d'eau, s'il te plaît. 

On croirait qu'elle va s'arracher la glotte. Ça devrait me faire plaisir, qu'elle fasse un effort, mais dans le fond y en a pas. Dès que je serai à la cuisine, elle va se plaindre à mon père – d'ailleurs en train de rire moqueusement à la mention de mon nom – et à Niji, dire que je suis un ingrat, trop sensible, que je pourrais faire un effort, qu'elle n'a jamais compris toutes ces histoires de "transsexuels" de toute façon.

Je me lève avec la carafe. Au moins j'aurai le temps de me calmer avant qu'on commence le repas. Putain, on a toujours pas démarré le repas. 

Je laisse l'eau couler dans la carafe, et des pas se rapprochent. J'entends mon père crier depuis la salle à manger.

– C'est bon, Haruto, laisse-la piquer sa crise ! Elle finira par se calmer !

– C'est pas une crise, et mon nom c'est Niji ! braille mon adelphe avant de venir s'asseoir sur le plan de travail. 

Elle regarde l'eau qui déborde du pot, ma lèvre parsemée de croûtes à force de la mordre. 

– Ça va, moustique ?

– ... Revenir ici, c'était vraiment une idée de merde.

– Ptet bien. Ils sont ridicules, je te jure. On est tous les deux hormonés, t'as un début de barbe, j'ai des mini-boobs, et ils s'entêtent à faire comme si on était toujours des ados mal dans leur peau qui se collent des étiquettes pour attirer l'attention.

– Même si on avait aucun passing, ça rend pas ça plus acceptable ! je crie.

Je coupe le robinet, ma main tremble. J'ai plus seize ans, pourtant, merde.

– Tu sais, on est pas obligés de rester. On peut partir tout de suite. T'as pas à t'infliger ça, Subaru. 

Partir ? 

Bordel ce que c'est tentant. 

Mais en même temps, je refuse de les laisser gagner. Comme je l'ai dit, j'ai plus seize ans. Je vis dans ma propre maison, avec ma vraie famille. Je ne suis plus un gamin terrorisé par la moindre menace.

– Non. J'ai une meilleure idée.

Je prends le pot d'eau, le vide de son surplus, regarde Niji.

– T'aurais pas des laxatifs dans ton kit médical, à tout hasard ?

Un immense sourire fend son visage en deux.

– J'en ai acheté exprès.

– Et qu'est-ce que t'attends pour aller les chercher ?

– Tout de suite, mon capitaine !

Elle se précipite à l'étage en ricanant comme une méchante de dessin animé, et lorsque j'aperçois mon reflet dans la vitre du four, il me sourit.

Quitte à passer un week-end coincé ici, autant qu'on se marre un peu.

****

Kaboul, en gros plan. Ils parlent beaucoup de Kaboul. Ensuite ça passe aux plus petites villes, puis aux villages. Je vois passer des ruines, des trous. Des fusils. 

Je ne reconnais pas mon pays.

Pourtant, il n'a pas tellement changé.

Quelques soldats passent. Tous dans une même tenue sans âme, d'énormes taches dans le décor. Les gens les évitent, baissent la tête. Ils seront bientôt partis de toute manière. Ils partent toujours, quand il n'y a plus rien à faire.

Il y a des filles. Pas des femmes, des filles. Des filles qui marchent aux bras d'hommes qui ont le double de leur âge, qui les traînent presque derrière tant elles sont petites par rapport à eux. Que font les soldats ? Le reportage ne le dit pas. Rien, sans doute. Ils n'ont jamais rien fait d'autre que laisser faire. 

Une colère sourde me soulève l'estomac.

Ils sont là sans vraiment l'être.

Que font-ils des mariages forcés ? Des femmes battues ? Des campagnes toujours sous emprise talibane ? Des attaques subies par les Afghanes en Iran alors qu'elles tentent de fuir ? Des meurtres, des lapidations, des crimes d'honneur, et de tout le reste que l'on ne dit pas ? Qui se bat ?

Est-ce que moi je me bat ? Quand je suis à ma tribune en train de crier sur une assemblée qui ne m'écoute pas, quand je passe ma journée à remplir des demandes de régularisation pour d'autres femmes que moi, quand je leur fais des belles promesses au téléphone alors que je n'ai pas les moyens de les tenir, quand je panse des coups camouflés en chutes dans les escaliers, quand je suis assise sur mon canapé comme maintenant, est-ce que je me bats ?

Est-ce que je peux vraiment dire que je me bat si je suis forcée d'être ailleurs que là-bas ? 

Il y a des gens sur le terrain. Et moi… moi, je suis là. Qu'est-ce que je fais là ?

La télé s'est éteinte, le reportage a disparu. Jennifer me fixe d'un air inquiet, la télécommande à la main.

– Pourquoi tu l'as arrêtée, Jennifer ? Il se passe quelque chose ?

Tomyris entre dans mon champ de vision. Oh. Elle devait être à ma gauche. Ma vision périphérique de ce côté est… elle n'est pas, en fait. Elle aussi a l'air inquiète. Qu'est-ce qu'elles ont, à me regarder comme ça ?

– Salimeh, tu pleures. 

Je touche ma joue. Elle est trempée. Ceci explique cela. Tomyris s'assied à mes côtés, me prend dans ses bras. Je laisse faire.

– Tu as assez regardé la télé pour ce soir, d'accord ?

Je hoche la tête. Je n'ai pas la force de faire grand-chose d'autre. 

– … Un jour tu pourras y retourner, et on sera là, tente Jennifer.

Ça a le mérite de me faire un peu sourire. Elle essaie, au moins, mais elle n'y peut rien, et Tomyris non plus. Je suis bien désolée de les mettre ainsi face à leur propre impuissance, mais j'ai appris à vivre avec tout ça.

À vivre avec le cœur déchiré entre mes deux chez-moi.

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Ptite traduction :

Gilipollas : Trou du cul, en espagnol

Seanmhàthair : Grand-mère en gaélique irlandais

Seanathair : Grand-père en gaélique irlandais

Gaouri : Mot péjoratif en arabe qui sert à désigner les européens ou non-musulmans, on peut dire "gwer" aussi-

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