Toutes ces fois où...

Bonjour, bonjour,

Mercredi, c'est un bon jour pour poster une fanfic. C'était mon jour avant, il y a longtemps, quand j'écrivais encore de la fanfic sans me prendre la tête. J'ai renoué avec ce plaisir simple sans m'y attendre, à cause de DA Veilguard et d'Emmrich. Et c'est cool !

J'attendais à la fois peu et beaucoup de ce jeu, à cause de cet univers qui me hante depuis bientôt 20 ans (tout ça !). Étrangement, je n'ai jamais écrit sur mes opus préférés (Origins et Inquisition) et seulement sur les deux que je trouve en deçà. Je ne cherche plus à comprendre... Toujours est-il qu'il y aurait beaucoup à dire sur les forces et les faiblesses de Veilguard, surtout après tant d'attente, mais j'ai la flemme !

Ce que je n'avais pas prévu de trouver dans ce titre, c'était Emmrich. J'avais vu arriver les présentations des compagnons, son look et son air plus âgé, en me disant « hey, il est cool. Il fera un super buddy, comme Wynn ou Wrex, un peu comme un mentor, mais platonique ». Et, pourtant, en dépit de sa moustache, de ses bracelets et de son attitude de dandy si loin de mes goûts habituels, je suis tombée sous le charme de cette vieille liche.

Ou, plutôt, c'est un personnage qui m'a fait réfléchir. Avec sa bienveillance et sa patience, Emmrich est un personnage de vieux sage que je trouve intéressant (bien que très unidimensionnel, comme les ¾ des compagnons de Veilguard). Il parvient à déployer sa gentillesse sans paraître candide ou niais, comme d'autres personnages avant lui. Comme si la douceur était un choix délibéré de sa part et non un trait de caractère. J'aime cette idée ; ce qu'elle cela dénote de recul et d'expérience.

Bref, j'ai eu envie d'écrire sur lui.

D'ordinaire, je l'aurais écrit avec un Rook mec, mais franchement, le doubleur français a rendu toute forme de romance entre Emmrich et ce héros impossible pour moi. Il est vraiment trop teubé ! FRook s'en sort mieux et, en plus, je suis amoureuse du design des cheveux longs bouclés. Alors en voiture, Simone !

C'est sans doute une des fics les plus douces que j'ai écrites, avec juste une pointe de nostalgie et de doute pour contrebalancer le sucre. Mais c'est l'effet Emmrich : il rend les choses simples et évidentes.

Hope you like them.

Fanart par Tekstel Art

***

La première fois qu'Emmrich la voit, il est en train de déjeuner avec son ami Solas, dans un petit restaurant en contrebas de la faculté. De là à dire que tout commence comme dans une de ces plaisanteries potaches : « un médecin légiste et un physicien rentrent dans un café... », il n'y a qu'un pas que le professeur se garde bien de franchir.

Il est trop occupé à guetter la conversation qui se déroule à la table voisine. Un couple d'étudiants y est installé. La fille, jolie sans être mémorable, mais avec de beaux yeux doux. Le garçon trop décontracté, vulgaire dans sa brutalité âpre de jeune premier arrogant. Plus que le simagrées de ce dernier, qui a attiré l'attention d'Emmrich, c'est la manière dont le bellâtre insiste sur le plat que devrait ou non choisir sa petite amie.

Depuis deux bonnes minutes, il argumente trop et trop fort sur le fait qu'elle devrait commander un vrai burger et non pas « cette saloperie végé, juste bonne à jeter aux poulets ». La manière qu'a la voix du garçon d'encore monter dans les aigus, comme si sa puberté s'était attardée trop longtemps, commence à casser les pieds d'Emmrich. Qui n'est visiblement pas le seul.

La serveuse, debout à côté du jeune couple, soupire, plantée là depuis trop longtemps, face à ce numéro insensé. De son crayon rongé à l'extrémité, elle tapote son bloc-notes, sans doute pour se retenir de rouler des yeux.

Son regard accroche brièvement celui d'Emmrich qui n'a pas besoin de davantage que ces quelques secondes pour comprendre que cette jeune femme, elle, ne se laissera pas oublier si facilement. Elle est magnifique dans un style qui lui est propre. Un corps tonique, forgé par la pratique intense d'un sport, doté de hanches anguleuses et d'une poitrine mince. Son pantalon cargo de toile claire et son ample t-shirt noir ne dévoilent pas grand-chose de plus, à part sa peau sombre, peut-être héritée de parents sud-américains.

Elle aurait presque l'air masculine dans ses attitudes et sa silhouette si une cascade de cheveux bouclés ne lui balayait pas le dos, libre d'épouser ses omoplates et ses reins. Toutefois, ce qui retient surtout l'attention d'Emmrich au cours de ce bref contact, ce sont ses yeux. Vairons. Un œil vert et un œil noisette. Profonds, attentifs, vifs.

La jeune femme reporte bien vite son attention sur le garçon qui poursuit son numéro de petit chef en culottes courtes. Cette fois, la serveuse le coupe dans sa tirade d'un claquement de langue sec avant de se tourner vers l'autre femme, à qui elle adresse un sourire bienveillant.

_Tu sais, ce n'est pas parce que tu as rencard avec un trou du c' que tu dois changer ta façon de manger pour lui, ma belle. Alors soit il fait avec et il se calme pendant que je demande au chef de te préparer ton risotto aux asperges, soit il se barre de mon resto sans faire de grabuge. Il commence à ennuyer mes autres clients avec ses conneries.

Emmrich pourrait presque trancher la tension qui s'installe d'un seul coup. Il se demande ce que va répondre le jeune homme, quand celui-ci se redresse et se lève. Emmrich hésite à intervenir, ainsi que Solas qui a lui aussi suivi la conversation, mais face à son client, la serveuse ne recule pas. Mieux, elle fait un pas en avant, ce qui la place presque nez contre nez avec l'importun.

_À moins qu'il ait envie de tester ma patience, ronronne-t-elle. Spoiler, chéri, le dernier qui a essayé est reparti avec le nez pété... Alors, tu décides quoi ?

La bravade du jeune coq se dégonfle presque immédiatement face à cette promesse qui n'a rien de vaine. Les yeux de la serveuse de mentent pas. Indomptables. Le garçon bafouille quelque minable excuse avant de récupérer sa veste en cuir sur le dossier de sa chaise et de s'enfuir sans demander son reste. Chaise qu'il renverse, comme il se doit avec ce genre d'individu, afin de ne pas perdre la face.

Emmrich dissimule son amusement derrière sa serviette blanche et une légère quinte de toux. De nouveau, il croise le regard de la jeune femme qui lui lance un sourire complice. Avant de lui adresser un clin d'œil, comme s'il avait fait autre chose que de rester piqué là, en simple spectateur.

Puis elle se détourne, n'offrant que la vision de la masse soyeuse de ses cheveux corbeau et pose la main sur l'épaule de sa cliente. Elle lui murmure quelque chose qu'Emmrich n'entend pas, mais l'autre femme lui retourne un sourire timide. Le genre de sourire qui sonne comme un remerciement face à une alliée inattendue.

_Après tant et tant de siècles à philosopher sur les concepts de liberté et de rébellion, on pourrait penser que notre société aurait cessé de produire ces petits tyrans ordinaires, soupire Solas. Je constate encore une fois qu'il n'en est rien.

_Mon vieil ami, toujours si prompt au pessimisme, s'amuse Emmrich avec une tendresse qu'il ne cherche pas à dissimuler. Pourquoi ne pas plutôt constater qu'une fois encore, là où s'élève la tyrannie, s'élève aussi une âme courageuse, prête à s'y opposer ?

Les deux chercheurs échangent un regard de connivence, comme à chaque fois qu'ils se lancent dans leur vieille rengaine. Tel un plaisir simple, sans cesse renouvelé, que seuls savent partager les amis de longue date.

***

La deuxième fois que Rook le voit, elle est partie en catastrophe à la fac pour apporter à Bellara sa clé USB. Et la seule copie du devoir de sa sœur qui compte pour un tiers dans la notation de ce semestre. Au passage...

La frangine adoptive a beau être l'un des esprits les plus brillants de sa promotion, elle n'en reste pas moins une inénarrable tête en l'air. Pour faire bonne mesure, Rook a pris la liberté de dupliquer le précieux travail en trois autres exemplaires avant de le livrer, tout frais tout chaud, juste à la sortie de l'amphi.

Elle attend, adossée au mur du couloir, le béton froid collé à son dos que ne protège pas son vieux débardeur à l'effigie d'Hulk Hogan. Ce jour-là, le café est fermé, alors Rook a opté pour la simplicité. Short déchiré dans un vieux jean, baskets un peu trouées mais pas trop et ce haut qui a connu des jours meilleurs, presque transparent à force de passer en machine, mais qu'elle ne jetterait pour rien au monde. Le dernier cadeau de leur père adoptif avant que son cancer ne l'emporte.

La simplicité dans l'apparence, en somme tout l'inverse du professeur occupé à remonter le couloir, le nez plongé dans un bouquin. Rook le reconnaît tout de suite : le type qui était prêt à intervenir quelques jours plus tôt au café. Elle aurait dû savoir que son pote et lui étaient des profs.

Costume trois-pièces, avec le gilet sous le veston alors même que l'été embrase toute la côte, pantalon assorti, petite moustache aussi cambrée que deux virgules amoureuses l'une de l'autre, chevelure un peu grisonnante, très légèrement dégarnie sur les tempes. Au-delà de son élégance un peu surannée, ce qui a vraiment marqué Rook à propos de ce type, ce sont les bijoux. Des bagues à chaque doigt, comme dans la chanson. Et des bracelets. Des tonnes de bracelets qui cliquettent contre sa peau et ses manches quand le professeur bouge.

Les hommes qui osent s'afficher avec autant de bijoux sont rares, surtout quand l'or rayonne littéralement contre le vert ou le noir de leurs fringues. Pourtant, le professeur les arbore avec la décontraction tranquille d'un homme sûr de lui, indifférent à l'avis des autres sur son apparence. Rook ne peut s'empêcher de trouver cette confiance en soi attirante. Presque intoxicante.

Puis il relève le nez, qu'il a un peu pointu, et dévoile son regard sombre. Rook y retrouve la même bienveillance qu'au café, ce jour-là, ainsi qu'une lueur de surprise quand les yeux noirs l'enveloppent. Presque comme la caresse d'un foulard de soie sur sa peau. Elle s'attend à ce qu'il l'ignore, mais il la surprend en s'avançant vers elle.

_Belle journée à vous. Je suis surpris de vous trouver ici. J'ignorais que vous faisiez partie de mes étudiants.

Mais il semble plutôt vouloir dire : « je m'en serais souvenu si vous faisiez partie de mes étudiants ». Cette idée sème un petit frisson au creux du ventre de Rook. Il ne l'a pas oubliée.

_Parce que ce n'est pas le cas, professeur Volkarine.

Elle sort de sa poche et sa main et la clé USB de Bellara qu'elle agite, un peu comme un prétexte.

_C'est ma petite sœur qui fait partie de vos disciples. Et comme c'est la fille la plus tête en l'air de l'univers, elle a besoin que sa super frangine vienne lui apporter ses devoirs avant que son héros du monde académique, vous en l'occurrence, décide qu'elle est trop à l'ouest pour qu'il perde son temps à diriger sa thèse l'an prochain.

Il hausse un de ses sourcils à virgule, le coin de ses lèvres un peu trop fines ourlé d'un début de rictus. Le sourire en coin qu'il retient accentue les ridules de ses pattes d'oie.

_Me voici bien désavantagé en ce cas, répond-il de sa voix posée. Vous semblez en savoir bien plus long à mon sujet que je ne peux prétendre en savoir sur vous.

_C'est vrai.

Et même si Rook aime cultiver un certain mystère avec les gens qui lui plaisent – pour ferrer le poisson avant qu'il se rende compte de tout ce qui déconne chez elle –, elle décide qu'un peu de franchise ne la tuera pas cette fois. Le professeur Volkarine n'a pas l'être d'être le genre d'homme qui apprécie de perdre son temps en petits jeux.

Elle lui tend la main, qu'elle espère ne pas avoir trop moite.

_Rose Aldwir. Mais tout le monde m'appelle Rook.

Elle s'attend à ce qu'il la lui serre, mais au lieu de cela, Volkarine lui attrape délicatement le bout des doigts, partageant la chaleur de sa propre peau, et s'incline pour un baiser à peine esquissé. L'effleurement furtif de ses lèvres sur la peau de Rook qui se met à irradier de chaleur.

_Enchanté de faire votre connaissance, Rook. Et j'imagine que votre sœur ne peut être que Bellara ?

Rook est encore déstabilisée par la manière dont ce baise-main au parfum d'amour courtois vient de chambouler son univers. Pourtant, elle sourit au professeur. Les gens ne sont pas nombreux à comprendre que Bellara est sa petite sœur, puisqu'elles ont toutes les deux été adoptées. Belle est d'origine asiatique tandis que Rook reste un pur produit cubain. Difficile de prétendre qu'elles ont eu les mêmes parents et, pourtant, c'est vrai. Pour tout ce qui a toujours compté, les Aldwir ont été leurs parents.

_C'est bien elle. Finement observé, professeur.

_En toute franchise, c'est votre mention de l'héroïsme qui m'a mis la puce à l'oreille. Mais, soyez rassurée, Bellara est une étudiante on ne peut plus brillante. J'ignorais qu'elle projetait de me demander d'encadrer sa thèse, mais sachez que ce serait un honneur pour moi. Je suis persuadé qu'elle apportera de passionnantes contributions à notre domaine de recherche.

_Ne lui dites pas trop fort, s'amuse Rook. Si vous grimpez encore dans son estime, elle risque de se mettre à vénérer le sol que vous foulez ou à accrocher des posters à votre effigie dans notre appart. Je ne sais pas laquelle des deux perspectives est la plus malaisante...

_En effet.

Cette fois-ci, il se met à rire à sa blague, même si elle est un peu nulle.

Rook aurait dû savoir que l'émérite professeur Volkarine n'était pas homme à rire à gorge déployée. Il bascule la tête en arrière, très légèrement, faisant saillir sa pomme d'Adam, et il relâche un petit gloussement distingué. Qui donne envie à Rook de rire en retour.

Le sort est brisé par une soudaine montée de la marée humaine dans le couloir.

_Quand on parle du loup..., murmure Rook.

Les portes de l'amphi se sont ouvertes, déversant leur flot d'étudiants trop heureux de retrouver un peu d'air frais. Bellara est dans les premières à sortir, tressautant d'anxiété jusqu'à ce qu'elle aperçoive sa sœur. Rook a pitié et ne la fait pas mariner plus longtemps : elle agite la précieuse clé USB.

_Oh, Faiseurs ! s'exclame Bellara en lui sautant au cou. Tu es la meilleure ! J'ai cru que mon cœur allait s'arrêter quand j'ai vu que j'avais oublié ma clé à la maison.

À son oreille, les triangles de son bijou gigotent et cliquettent en une douce mélodie. Rook frotte le dos de sa petite sœur en un geste de réconfort, juste assez pour lui communiquer un peu de calme. Puis Bellara s'écarte et découvre à qui Rook est en train de parler.

_Professeur...

Son regard clair voyage de Rook à son enseignant, cherchant la connexion qui relie les deux points de cette matrice qu'elle ne comprend pas encore.

_Vous vous connaissez ?

_Pas vraiment, répond Rook. On s'est croisés au café l'autre jour et le professeur m'a reconnue pendant que je t'attendais.

De nouveau, elle agite la clé USB et Bellara saute sur ses pieds en s'en emparant.

_Oui, la clé ! Mon rendu ! Je file imprimer tout ça. Vous l'aurez sur votre bureau dans l'après-midi, professeur.

Et elle s'envole ainsi, colibri frénétique, semant ses couleurs au milieu des autres étudiants. Rook la regarde s'éloigner avec tendresse, avant d'aviser le regard pensif du professeur qui s'est lui aussi attaché à Bellara. Un vieux réflexe un peu bête remonte à la surface et elle parle avant d'avoir réfléchi.

_Ne vous avisez pas de briser le cœur de ma petite sœur, professeur. Ça m'ennuierait de devoir être désagréable avec vous. Je vous aime bien.

Cette fois, il a l'air interloqué et ne dit rien, l'espace de quelques interminables secondes.

Lui au moins, il réfléchit avant de jacter, se dit Rook qui se collerait bien une claque pour la peine.

_Je n'entretiens pas ce genre de relation avec mes étudiants, si c'est ce qui vous inquiète, articule Volkarine, prudent.

Bien plus fermé qu'il ne l'a été depuis leur rencontre. Et c'est uniquement la faute de Rook. Elle commençait à aimer la manière dont l'évidente gentillesse du professeur s'enroulait autour d'elle, comme une couverture tiède, alors qu'il aurait dû se moquer comme de l'an quarante d'une nana comme elle. Plus jeune, totalement extérieure à son monde, si loin de son élégance. Un peu paumée dans sa vie.

Alors Rook lui offre un pauvre sourire, un peu triste, comme pour se faire pardonner.

_Croyez-moi, professeur, il y a bien des manières de briser un cœur, et toutes n'impliquent pas le sexe ou l'amour. Les héros de Bellara sont rares. C'est une chose précieuse et c'est tout ce que je voulais dire par-là.

Quelque chose se détend dans les épaules d'Emmrich Volkarine et son regard perd du tranchant qu'il venait d'acquérir. Un homme disposé à accorder des secondes chances et à laisser les gens s'expliquer ? C'est assez rare pour être noté.

_Je devrais m'en aller avant de dire une autre grosse bêtise, ajoute-t-elle douement. Si vous repassez par le café un de ces jours, demandez Rook. Je tenterai de gagner votre pardon en vous offrant quelque chose à manger. Il paraît que mes gougères au fromage sont à tomber par terre.

Elle s'éloigne sans lui laisser le temps de répondre, sans doute un peu lâche.

***

La troisième fois d'Emmrich la voit, il est de retour au café. Rook a eu l'élégance de lui fournir un prétexte tout trouvé en lui offrant quelque gourmandise pour s'excuser d'une offense qui n'en est pas vraiment une. Néanmoins, Emmrich a lu dans ses yeux la vulnérabilité de ces gens qui ont peur de blesser les autres en livrant le fond de leur pensée. Même s'ils le font pour protéger un être cher.

Sitôt le malentendu et le sous-entendu dissipés, Emmrich a compris ce qu'entendait Rook quant au cœur de sa petite sœur. Emmrich a déjà connu des étudiants comme Bellara, brillants, passionnés, quelque peu déconnectés du monde. Il a sans doute été de ceux-là dans sa prime jeunesse, bien que le temps ait quelque peu gommé ce trait chez lui.

La recherche et l'enseignement constituent le cœur de son existence, sa plus grande passion, mais Emmrich a sacrifié trop de lui-même à ces exigeants amants pour savoir qu'ils n'ont pas le pouvoir d'éteindre à eux seuls toutes les flammes d'une tragédie.

Il pousse la porte du café, sachant qu'il est encore bien tôt et que le monde n'est pas tout à fait réveillé. Pourtant, les lumières sont allumées à l'intérieur et la chaleur douce des ampoules se reflète sur les abat-jour en cuivre. La salle est déserte, bien que les banquettes soient accueillantes et les couverts dressés. Même la petite vitrine garnie de pâtisseries semble lui sourire.

Un mouvement attire l'attention d'Emmrich, quelque part à sa droite. Rook est pressée contre le mur, acculée même, surplombée par une muscule silhouette qunari à la peau bleue. Les épaules sont larges, les biceps ronds, tout comme les cuisses d'athlète. Dans le dos puissant, une longue natte de cheveux opalins se balance, ornée d'une flopée de petits bijoux dorés.

_Taash, ça suffit les conneries, maintenant ! gronde Rook. Je dois te le dire comment ? C'est fini, nous deux !

L'énorme poing bleu s'abat contre le mur, tout près de la tête de Rook, enfonçant le bardage de bois clair.

_C'est parce que je t'ai dit que j'étais non-binaire, c'est ça ? T'es comme ma mère au fond, tu veux que je choisisse !

Rook roule des yeux, guère intimidée par la colère dont elle est l'objet, et repousse Taash d'une vigoureuse bourrade dans la poitrine.

_T'es encore là-dessus ? Merde, je vais devoir te le dire combien de fois ? Tu pourrais être un homme, une femme, trans ou un alien à pois bleus, je m'en carre comme de l'an quarante. Donc sois non-binaire si ça te fait plaisir, mais ne mélange pas tout avec notre relation. On est sorti ensemble, on a essayé, ça n'a pas fonctionné. Point.

_Comme ça ? Point ? vocifère lea dénommé-e Taash.

_Oui, comme ça. On ne peut pas faire ça comme des adultes sans se crier dessus ? On peut en parler si tu en as besoin. Je peux même être ton amie si tu veux. Par contre, ajoute-t-elle en pointant son index sur le sternum de Taash, la prochaine fois que tu me menaces, je te colle au tapis. Et tu sais que j'en suis capable.

Lea qunari recule en maugréant, la lippe boudeuse. Rassuré quant au fait qu'iel ne va pas agresser Rook, Emmrich se détend. De même que ladite Rook, qui pose une main sur l'épaule de Taash.

_Allez, rentre chez toi, va faire du sport et mange un truc. Appelle-moi quand tu seras OK pour qu'on discute.

Ce n'est que lorsque Taash bouscule presque Emmrich en quittant le café que Rook remarque sa présence. Il lui offre une grimace de contrition.

_Je suis navré. Je ne cherchais pas à vous surprendre dans un moment d'intimité.

Le sourire de Rook lui apprend qu'elle ne lui en veut pas. Elle retrouve bien vite contenance tout en rejetant l'épaisse masse de ses cheveux par-dessus son épaule. Il y a quelque chose de complice dans le clin d'œil facile qu'elle offre à Emmrich pour le rassurer.

_Seulement à vous faire offrir les gougères promises ?

_J'avoue sans honte avoir une inclination particulière pour le fromage au petit-déjeuner. Ajoutez une tasse de thé ainsi qu'un nuage de lait et vous ferez de moi un homme comblé.

_Si peu de choses ? s'esclaffe Rook. J'ignorais qu'il existait des hommes pour qui la recette du bonheur se résumait à si peu...

Emmrich la suit jusqu'au comptoir derrière lequel elle s'installe, lançant la machine à expresso. L'engin s'ébroue dans un soupir de locomotive endormi.

_Eh bien, si vous insistez, il me faudra sans doute ajouter un nécessaire de barbier et quelques livres. Pas plus d'une dizaine, rassurez-vous. Par semaine...

Il aime la voir rire. Tout son corps participe à l'effort en une ligne de tension aussi souple qu'un délié. Et il y a la manière dont ses cheveux se balancent. Emmrich a envie d'y enfouir les doigts et de se pencher pour en découvrir le parfum. Sans doute quelque chose de brut et de boisé. Loin des fleurs et du lilas qu'il affectionne tant, mais il ne parvient pas à s'en désoler.

_Des livres, du thé et du fromage, c'est noté. J'aime les hommes simples !

C'est le regard en coin qu'elle lui jette, un peu comme un délicat hameçon pour voir si son sous-entendu a fonctionné, qui décide Emmrich à parler.

_Plus simples que votre partenaire ?

Une ridule de contrariété – ou de regret – se glisse sur le front hâlé.

_Taash est quelqu'un de bien, même si iel est grognon. Mais iel a aussi des trucs à régler dans sa vie et, égoïstement, j'ai assez de mes propres soucis. C'est sans doute pour ça que ça n'a pas marché. Je n'étais pas disposée à m'investir.

_Vous n'avez aucun compte à me rendre, Rook.

_Je sais, répond-elle avec un sourire doux. Mais j'avais besoin de me justifier. Pour moi ? Et à haute voix visiblement.

Elle se remet à rire, plus légère et plus pétillante qu'à l'instant précédent.

_Et puis je ne me fais pas de souci pour Taash. Même si iel préfère les filles, iel ne manquera pas de prétendantes. Je connais même une nana qui va sauter sur l'occasion ! Bon, trêve de potins. On a donc une belle assiette de gougères et, tadam, votre thé, professeur.

L'air de rien, comme si ce geste n'était pas délibéré, Rook a sorti une tasse et une soucoupe de sa réserve. La porcelaine délicate ne ressemble en rien à la céramique grossière des autres mugs. Peut-être un héritage de famille.

L'odeur du thé à la bergamote remonte jusqu'aux narines d'Emmrich, puissante.

_Emmrich, la corrige-t-il doucement en s'installant sur l'un des tabourets face au comptoir. Je ne suis pas votre enseignant. Et vous n'êtes pas mon élève.

_Emmrich, répète-t-elle.

Son souffle fait danser les fumerolles de vapeur.

***

La quatrième fois que Rook le voit, Emmrich est assis sur un banc dans les jardins de la faculté, un livre qu'il ne lit pas posé à côté de lui. Il a le visage levé face au soleil, les yeux fermés, tel un dragon paresseux. Elle hésite à s'approcher, mais comme mu par un sixième sens, le professeur ouvre les yeux alors même qu'elle danse en équilibre instable sur son hésitation.

Quelque chose l'attire irrémédiablement chez cet homme, alors même qu'il est si différent de toutes les personnes que Rook a toujours fréquentées. Plus vieux déjà, même si elle s'en fout. Beaucoup plus vieux, ce qui veut sans doute dire plus mûr et plus sage. Plus calme aussi et plus bienveillant, comme si la vie lui avait enseigné à la dure qu'il valait mieux se complaire dans la douceur que dans l'amertume.

Il sourit en la voyant. Un sourire serein, qui dévoile à peine ses dents un peu trop étroites pour être harmonieuses. Ce jour-là, il porte une sorte de longue tunique noir et or qui rehausse son teint et fait ressortir l'or de ses bijoux. Il évoque un roi d'antan, perdu au milieu de la sérénité d'une oasis.

Rook hésite à le saluer, mais il se redresse et lui fait signe. Dans ses yeux sombres, elle ne trouve que chaleur.

_Je vous jure que je ne vous stalke pas, Emmrich. Je viens de déjeuner avec Bellara.

Ses yeux pétillent.

_Vous m'en voyez ravi. Quoi que peut-être un peu déçu aussi... Que voulez-vous, ma chère, l'époque est ainsi faite. Un homme de mon âge se trouve un peu perdu quant à ce qui lui est désormais permis de dire ou non à une jeune femme. Voyez-vous, je n'ai jamais eu le goût des espaces confinés, s'il vous prenait l'envie de me considérer comme un criminel.

Rook pouffe en le rejoignant sur le banc. Sous ses fesses, le bois est chaud, gorgé du soleil de cette fin d'après-midi.

_Rassurez-vous, Emmrich. Je n'ai encore jamais envoyé d'homme en prison. Je ne me sens pas l'âme inquisitrice... Et je ne m'offense pas si facilement. Dites ce que vous avez envie de dire comme vous en avez envie.

_Voilà qui est rassurant.

Le silence se pose sur eux, simple et évident, à la manière des abeilles occupées à butiner un massif de fleurs, à quelques pas de là. Rook regarde danser le vent et la mer qui scintille au loin.

_J'ai une affection toute particulière pour ce point de vue, avoue soudain Emmrich. Les jardins m'ont toujours semblé particulièrement indiqués pour se livrer à la méditation. Bon nombre de grands mystères de ce monde ont été percés au milieu des végétaux, j'en suis persuadé.

_Vraiment ? Vous-même, vous avez déjà changé le monde au milieu des bégonias ?

Elle ne se moque pas vraiment. Il y a plutôt de la tendresse dans cette question.

_Je viens ici pour réfléchir, je l'avoue, répond-il. Mais je dois aussi vous confesser que, ces derniers temps, mes pensées n'ont pas été entièrement tournées vers mes recherches quand je m'aventurais en ces lieux.

_Oh ?

La poitrine de Rook accuse un sursaut. Elle connaît cette danse faite de regards en coin et d'allusions. De souffles qui se dérobent au milieu des prémices de... quelque chose.

Et puisqu'il a osé, elle ose aussi. Après tout, qu'a-t-elle à y perdre ?

_Qu'est-ce qui vous préoccupait autant, si ce n'est pas trop indiscret ?

Il se tourne vers elle, dardant sur elle l'insondable intensité de son regard noir. À cet instant, Emmrich évoque un de ces cafés turcs, terriblement épais, beaucoup trop sucrés, mais dont l'arôme vous enivre et vous poursuit des heures durant après son départ.

_L'étrangeté des rencontres, à l'heure où l'on s'y attend le moins. Quand nous y sommes le moins préparés en somme, après des années de sommeil.

Rook a l'absolue certitude qu'il parle d'elle. Il la dévisage avec trop d'ardeur pour qu'il en soit autrement, comme s'il pouvait mémoriser chacun des petits défauts qui, en s'additionnant, constituent son visage. En serait-il capable ? De tout se rappeler d'elle ?

Un frisson lui grignote les reins.

_Eh bien, dit-elle, la voix rauque, je n'ai pas votre... recul sur ce genre de situation. Mais s'il y a une chose que j'ai apprise, c'est à saisir les opportunités avant qu'elles ne s'envolent. Réfléchir, c'est une bonne chose. Surprendre l'adversaire là où il nous attend le moins, c'est encore mieux.

_Le pensez-vous vraiment, Rook ?

_Avec férocité, murmure-t-elle.

Pour ajouter le poids des actes à celui des paroles, elle se penche et pose un baiser chaste à la commissure des lèvres d'Emmrich Volkarine. La pointe de sa moustache lui chatouille la joue et Rook découvre qu'il sent l'ambre gris doublé d'un pointe de formol.

Elle aime la manière dont les yeux d'Emmrich s'écarquillent puis la cherchent quand elle recule. Il est surpris, mais pas offensé à en juger par la manière dont les fossettes de part et d'autre de sa bouche se creusent.

_Quelle journée émaillée de grâces inattendues, murmure-t-il.

Sa grande main aux longs doigts de pianiste se pose sur sa nuque, légère, dépouillée de toute forme de contrainte. L'or de ses bagues et de ses bracelets est chaud contre la peau de Rook. Son souffle a goût de menthe lorsqu'il balaye de ses lèvres celles de la jeune femme, à peine entrouvertes.

Rook soupire sans oser fermer les yeux. Lui non plus. Ses cils sont longs ; leur ombre démesurée sur ses joues.

_M'accorderez-vous le privilège de partager un dîner avec moi un soir de cette semaine, ma chère ?

***

_Je m'inquiète pour Volkarine.

Solas regarde sa femme ôter son armure de diplomate.

De son passage dans l'armée, elle a gardé un style discret, presque dépourvu de bijoux, des cheveux coupés très courts, à la garçonne, et une intelligence aiguë. Chaque jour qui passe, alors qu'elle parvient à convaincre les plus retors des politiciens et des hommes d'affaires de lui manger dans la main, Solas s'émerveille qu'une telle femme ait voulu de lui.

_Pourquoi ça ? demande-t-elle en ôtant ses boucles d'oreille.

Il faut bien la connaître pour savoir qu'elles figurent une dent de loup fendue en deux. Une moitié pour chaque oreille, comme un symbole de ce qui peut être brisé, mais ne saurait être éternellement séparé.

Solas s'approche de la coiffeuse et entreprend de lui masser les épaules, tandis qu'ils se détaillent l'un l'autre à travers le reflet du miroir. Elle a vieilli depuis leur première rencontre, mais elle n'a jamais été aussi belle qu'avec les fils d'argent qui courent dans ses courtes mèches auburn.

_Je l'ai surpris dans les jardins de la faculté, avec cette serveuse dont je t'ai parlé. Il l'a embrassée.

Son épouse se contente d'un léger haussement d'épaules.

_Ce n'est pas l'une de ses élèves. Alors où est le mal ?

_Elle est beaucoup plus jeune que lui.

Cette fois, elle rit, de ce rire grave et rauque qui joue avec la corde des nerfs de Solas comme d'un instrument trop tendu.

_Tu as beau jeu de dire ça, ô mon implacable époux...

Solas soupire.

_Tu as très bien compris ce que je voulais dire. Sans parler de ce qui s'est passé avec Johanna et Manfred. Il a beaucoup souffert.

Le sourire de sa femme se transforme en nostalgie teintée d'amertume.

_Comme nous tous, mon amour.

Elle pose sa main sur la sienne, nouant leurs doigts sur son épaule à elle. Cette épaule sur laquelle Solas n'a eu de cesse de faire peser tant et tant de poids avant de réussir à se défaire de sa propre culpabilité. Il porte les doigts de son épouse à ses lèvres en un geste de vénération qu'aucun dieu ne renierait.

_Mais tu oublies aussi une chose, ajoute-t-elle.

L'attention de Solas se suspend aux lèvres pleines, tel un loup affamé.

_Sans Emmrich, ni toi ni moi ne serions là. Quand tout le monde ou presque t'a tourné le dos, il a été le seul à croire en toi. Le seul à croire que nous pourrions tous être sauvés. Sa compassion n'est pas une faiblesse, pas plus que la tienne.

Les mots de sa femme forment un baume dont Solas n'aurait pas pensé avoir encore besoin, après toutes ces années. Il le laisse pénétrer ses plus anciennes blessures, ses plus sombres noirceurs. Il s'autorise l'apaisement de leur sagesse avant de retourner son sourire à son femme.

_Fais lui confiance, murmure-t-elle. Il y a trop longtemps que cette vieille liche n'a pas osé suivre son cœur. Et, qui sait, peut-être cette jeune femme est-elle ce dont il ignorait avoir besoin pour considérer autrement le poids du passé ?

Ces paroles aussi résonnent trop fort dans la chaleur de cette fin de journée, où tous les grillons sont de sortie. Dans le jardin, sous le balcon, ils forment un chœur à l'harmonie vibrante.

_Encore une fois, ta clairvoyance est le plus lumineux des phares, Vhenan, murmure Solas.

Le sourire de sa femme se fait mutin.

_Quelle belle manière de ne pas m'avouer que j'ai raison et que tu as tort...

Solas ne retient pas la légère grimace que lui arrachent ces mots, si justes. Plutôt que de répondre et d'admettre qu'elle l'a effectivement mouché, il se penche et embrasse l'épaule de son épouse.

***

_Tu as un rendez-vous ? Galant ? Avec Taash ? demande Bellara.

Elle est allongée sur le ventre, en travers du lit de Rook. Sous son menton, elle a glissé un oreiller et ses pieds relevés battent une mesure inexistante dans l'air épais. Rook prend le temps de considérer une dernière fois sa tenue avant de répondre. Elle a opté pour la simplicité, avec un corsaire noir et une chemise à lacets qui lui donnent des airs de pirate. Tout en dévoilant stratégiquement l'échancrure de son décolleté, certes trop plat, mais qui peut ainsi s'affranchir de la tyrannie des soutiens-gorges. Un deal avantageux.

Quant à ses cheveux, elle n'a pas plus tenté de les discipliner que d'ordinaire. Déjà, parce que l'expérience lui a appris que c'était mission impossible et aussi parce qu'Emmrich a l'air d'aimer les regarder s'ébattre en toute liberté sur ses épaules.

Ses manches de lin clair roulées sur ses avant-bras dévoilent ses tatouages, moins visibles sur sa peau hâlée que ceux de Bellara, mais qui serpentent autour de ses membres pour en révéler les courbes. Rook hésite à se maquiller et à chiper une paire de boucles d'oreille à Bellara. Elle y renonce en se disant que ce ne serait pas elle.

Pour n'importe quel autre rencard, elle aurait peut-être fait « l'effort », tout en sachant que cet effort n'est au mieux qu'une vaste fumisterie. Doublée d'hypocrisie. Elle ne cherche pas à se vendre ou à avoir l'air meilleure qu'elle ne l'est en réalité. De plus, Emmrich a l'air d'être le genre d'homme à davantage savourer la franchise et l'authenticité que la poudre aux yeux. Si lui-même accorde autant d'importance à son apparence, à sa moustache et à ses bijoux, ce n'est pas pour les autres. C'est parce que cela le ravit, lui.

Rook repose le tube de mascara.

_Décidément, tu es bien silencieuse, s'amuse Bellara. Ça ne te ressemble pas ! Nerveuse, donc ? Alors ça ne doit pas être Taash...

_On a rompu, lâche Rook en se retournant.

_Ah, je m'en doutais un peu.

Sa sœur lui adresse un sourire complice en enroulant une mèche de ses cheveux sombres autour de son doigt.

_Comme ça, Dentelle va enfin pouvoir tenter sa chance avec iel. Et Neve va arrêter de me casser les pieds pour savoir comment avance leur histoire.

Rook secoue la tête.

_Votre passion pour les potins vous perdra, Neve et toi !

_Eh, se rebiffe Bellara. On a toutes les deux besoin de potins. Moi pour écrire. L'inspiration ! Et elle, c'est dans sa nature. Les détectives vivent grâce aux potins ! Mais bref. Ne crois pas que je ne vois pas que tu es en train d'esquiver le sujet. Je veux tout savoir !

Elle prend à peine le temps de respirer tandis que les mots sortent à toute vitesse et que son corps gigote d'excitation.

_C'est un garçon ou une fille ? Non, non, laisse-moi deviner. J'imagine quelqu'un de baraqué. Tu adores les gros muscles ! Avec une passion coupable pour l'alcool et le catch ! Une brasseuse naine !

_Tu es complétement à côté de la plaque, s'amuse Rook.

Avant de se rendre compte qu'elle hésite à avouer la vérité à sa sœur. Mais il faudra bien s'y risquer un jour. Même si son histoire avec Emmrich n'existe même pas encore, Rook a envie de lui laisser une chance. Une chance qui ne pourra que décliner et se corrompre si on l'abreuve de mensonges.

_C'est un homme, avoue-t-elle donc.

_Oh !

_Plus vieux...

_Oh oh !

Un sourcil de Bellera s'arque. Chaque réponse éloigne un peu plus ce rendez-vous de tous ceux que Rook a déjà dévoilés à sa sœur. De toutes ses histoires un peu foireuses, dans lesquelles les gars et les filles de son âge ne savaient que faire des tourments d'une adulte qui ne cesserait jamais tout à fait de traîner dans son sillage la gamine abandonnée qu'elle était.

_Il travaille à l'université.

_Ah bon ? s'étonne Bellara. Ne te vexe pas, mais les intellectuels à lunettes, ça n'a jamais été ton genre...

_Et toi, alors, banane ? plaisante Rook en lui collant une pichenette entre les deux yeux.

_Moi, ce n'est pas pareil. Je suis ta petite sœur. Si j'avais voulu être chanteuse de Country, tu aurais été obligée de m'adorer alors que tu détestes la Country... Donc même avec mes bibliographies de deux-cent pages sur les neurosciences, tu m'adores ! CQFD ! Alors revenons-en à nos moutons. Et à ton universitaire...

Mais Rook n'est pas tout à fait décidée à passer sur la manière dont Bellara a eu l'air surprise qu'elle puisse en pincer pour un chercheur. Peut-être que cela la confronte à ses propres insécurités, à ce qu'Emmrich lui trouve et qu'elle ne saisit pas encore. Une chose est sûre, elle ne peut pas laisser cette angoisse glisser dans le silence des tréfonds et y pourrir.

_Pourquoi je ne pourrais pas sortir avec un professeur de fac ? Parce que j'ai abandonné mes études après le bac pour donner des cours de self defense et ouvrir un café ? Parce que je préfère passer mon vendredi soir à des match de catch plutôt que dans des bibliothèques ?

_Eh, la tranquillise Bellara en se levant. Je n'ai jamais dit ça.

Elle la rejoint à côté de la commode.

_Je n'ai même jamais pensé ça, frangine. J'te jure.

Pour appuyer son propos, elle prend les mains de Rook dans les siennes. Celle-ci soupire, relâchant la tension qui s'accumulait dans ses épaules, et secoue la tête.

_Excuse-moi. Tu as raison. C'est ce rencard. C'est... J'ai pas l'habitude. Des dîners aux chandelles dans un jardin face à la mer, parce que tel que je le vois, il aura sorti le grand jeu. De ce genre d'homme. Et si j'étais pas assez bien ?

_Si n'importe qui pense que tu n'es pas assez bien pour lui, alors je serais obligée de poser une bombe sous sa voiture. Tu sais, les vieilles, avec de la TNT et des réveils-matin. Comme dans les cartoons.

Rook se met à rire, un peu plus légère. Bellara en profite pour repousser une mèche de cheveux derrière son épaule. Ses boucles s'agitent à la manière de petits ressorts souples contre sa peau.

_Sérieusement, Rook. J'étais qu'une gosse perdue quand je suis arrivée ici. La mort de Cyrian et de mes parents, c'était trop pour moi. Et toi aussi, tu étais là, en train de chercher ta place dans cette nouvelle famille. Tu aurais pu ne pas vouloir de moi dans ta vie. Mais tu as ouvert les bras et tu as décrété que tu avais toujours voulu une petite sœur, au risque que je fiche tout en l'air. Et après, quand il n'y a plus eu que nous deux, tu as tout fait pour qu'on reste une famille. Tu as travaillé comme une tigresse pour payer mes études ! Alors je peux te jurer que cette bombe, je la fabriquerais s'il le faut !

Les bras de Rook doivent avoir une volonté propre, car ils s'enroulent autour de la taille de Bellara, reposant sur ses hanches rondes, comme si elles avaient été créées pour ça. Le ventre de sa sœur est doux contre sa joue, de même que ses doigts qui caressent ses cheveux.

_C'est Emmrich, souffle Rook dans la robe de sa sœur.

Elle sent son sursaut, un peu à rebours, comme s'il avait fallu le temps que l'information se faufile dans tous les neurones de Bellara avant d'acquérir un sens.

_Emm... Le professeur Volkarine, tu veux dire ?

Rook relève la tête et croise le regard de Bellara, indéchiffrable en cet instant.

_Tu m'en veux ?

Pour la première fois de sa vie, Bellara semble à court de mots. Rook ne se détourne pourtant pas, même quand les doigts de sa sœur s'immobilisent contre son crâne. Puis reprennent leurs caresses.

_Pourquoi je t'en voudrais ? Mais... heu... Déjà : comment ? Et puis, tu es sûre de toi ?

_C'est ton héros à la base, glisse Rook. Je ne voudrais pas me mettre entre vous.

En dépit de l'attitude ouverte de Bellara, elle a l'impression de marcher sur des œufs et elle a horreur de ça, avec ses gros sabots.

_Oui enfin, un héros académique comme tu dis, reprend sa sœur. Je l'admire énormément, mais je ne pourrai jamais le voir... comme ça. En plus, tu es au courant que sa discipline, c'est la médecine légale, n'est-ce pas ? Il gagne sa vie en expliquant à des centaines d'étudiants comment compter les vertèbres d'un cadavre.

_J'imagine qu'il faut beaucoup de vertèbres pour se payer une seule de ses bagues...

_Et ça ne t'ennuie vraiment pas ? insiste Bellara.

_Belle, tu as installé un squelette anatomique dans notre salon et tu l'as appelé Berthe. Je suis immunisée...

_Vu comme ça...

Bellara s'écarte d'un pas et son sourire se fait espiègle.

_Je suis quand même curieuse que tu me racontes. Je n'arrive pas à l'imaginer dans l'intimité, glousse-t-elle. Mais c'est vrai qu'il est plutôt charmant pour son âge. Et dans son style...

_Je crois que j'aime ça, avoue Rook. Qu'il ait l'air de se foutre du regard des autres pour suivre sa voie.

Bellara doit lire quelque chose d'inhabituel dans son regard, parce que ses yeux s'écarquillent juste avant qu'elle ne se penche. Elle pose un baiser aérien sur la pommette de Rook. Un baiser pour la chance.

_Tu es à tomber. Il va t'adorer. Et je suis heureuse pour toi.

Elle quitte la chambre de Rook en semant derrière elle un parfum de jasmin à peine éclos.

***

La cinquième fois qu'ils se rencontrent, ce n'est pas un hasard. L'acte est prémédité, désiré, anticipé, savouré.

Emmrich s'est rendu chez son tailleur spécialement pour l'occasion. Il en est ressorti avec un costume trois-pièces noir, bordé de vert et d'or. Ses yeux sont soulignés d'un fin trait de khôl tout aussi sombre.

Son vieil ami Lucanis lui a fait une fleur, en lui cédant la terrasse de sa villa, avec vue sur mer. Mais surtout en cuisinant une de ses spécialités antivanes dont il a le secret avant de s'éclipser discrètement. Un autre de ses talents.

Quand on sonne à la porte, Emmrich est prêt à ouvrir, l'anticipation martelant ses côtes. Rook apparaît dans l'encadrement de bois sombre et Emmrich analyse sans peine la manière dont son diaphragme se contracte ainsi que la brève accélération de sa respiration.

Fascination. Désir.

Elle ne porte ni bijou ni maquillage, comme à chacune de leurs rencontres. Sa seule parure se résume au halo luxuriant de sa chevelure et à l'éclat de ses yeux dépareillés. Elle n'aurait pas pu mieux choisir afin de le charmer. Son naturel, sa force et sa vulnérabilité.

Emmrich lui tend la main dans laquelle elle place la sienne en franchissant le seuil. Il la guide à travers le dédale de couloirs au décor Renaissance.

_Belle maison, commente Rook.

_Ce n'est pas la mienne, mais celle d'un ami. J'ai eu peur que l'espace confiné de mon appartement sous les toits ne nous permette pas de profiter des charmes de ce bel été.

Sur la terrasse, une table dressée pour deux les attend. Nappe blanche que la brise agite, vaisselle délicate, chandeliers et quelques fleurs sauvages. Emmrich aurait préféré du lilas, mais la saison est depuis longtemps révolue. Il se contentera du parfum entêtant des seringas.

_Vous avez sorti le grand jeu, Emmrich. Pour m'impressionner ? susurre-t-elle, féline.

Elle s'écarte d'un pas, enveloppée par l'air chaud du bord de mer, et ne lui laisse pas le temps de répondre.

_Parce que ça fonctionne...

Son souffle est aussi suave que le parfum du gaspacho préparé par Lucanis, duquel montent des arômes de basilic et de piment. Emmrich ne résiste pas et se penche, désireux, en bon chercheur, de savoir si sa théorie coïncide avec la réalité. A-t-elle le goût de ces épices douces dont il a toujours raffolé ? Paprika et curcuma.

Rook n'a jamais été embrassée ainsi : c'est un baiser qui sonne à la fois comme une invitation, une question et se conclut sur quelques notes d'émerveillement. Emmrich a les lèvres douces et sa moustache lui chatouille la bouche tandis qu'il l'embrasse sans se hâter.

Ses autres partenaires ont toujours été trop enthousiastes ou trop pressés. Comme si se jeter sur elle était le seul témoignage sincère qu'un amant pouvait offrir de son désir. Emmrich, lui, prend son temps, comme on déchiffre une partition. Une note après l'autre, une saveur après l'autre.

Des picotements plein les doigts, Rook les pose dans la nuque d'Emmrich, y découvrant la douceur de ses cheveux noirs et la stabilité de ses épaules. Sa main à lui s'aventure sur sa hanche, froissant à peine le tissu de sa chemise, mais elle sent ses bracelets d'or se presser contre sa peau.

_J'aime vos bijoux, avoue-t-elle quand il s'écarte à peine.

_Je vous remercie, répond-il en inclinant la tête.

Même sa manière d'accepter les compliments est teintée de raffinement.

_Je dois également avouer que j'aime vos cheveux, ma chère.

_Je sais.

Elle lui prend la main, l'autre main, celle qui n'a pas posée sur sa hanche, et la guide jusqu'à ses boucles. Il y enfouit les doigts, de l'émerveillement dans le regard. Il les caresse, se perd dans leur masse et se penche pour en humer le parfum. Puis il pose un baiser dans dans le cou de Rook, quelque part sous son oreille, la faisant frissonner.

_Passerons-nous à table, ma chère ?

Il est conscient de son effet, comme de tout ce qu'il fait. Son sourire en coin en atteste.

En guise de vengeance, Rook frôle le corps d'Emmrich du sien en s'installant sur la chaise qu'il a écartée de la table pour elle. Le désir dilate ses pupilles.

L'anticipation ne les quitte pas tandis qu'ils savourent un repas digne des plus grands chefs, que conclue une sublime tarte aux noisettes et aux abricots. Rook finit par repousser son assiette avec un soupir repu.

_Je pourrais m'habituer à une telle cuisine...

_N'en faites rien, je vous prie. Je crains fort que mes talents en la matière peinent à égaler ceux de Lucanis. Je m'en voudrais de vous décevoir.

Il avoue ses faiblesses avec une décontraction désarmante. Rook se demande s'il a toujours été ainsi ou si elle en sera aussi capable un jour. L'âge aidant. Si viendra un moment où elle ne craindra pas d'être rejetée si tout ce qu'elle entreprend ne se solde pas par une éclatante réussite.

_Je peux vous poser une question, Emmrich ?

_Bien entendu, ma chère. Nous sommes ici pour cela. Apprendre à nous découvrir dans un cadre plus serein.

Il a une manière de joindre ses mains en disant cela, paume contre paume, index tendus, qui invite à la confidence. Emmrich lui offre la certitude que, quoi qu'elle ait à dire, elle sera entendue. Rook se demande si c'est ainsi qu'il rassure ses élèves inquiets de ne pas être à la hauteur.

_Vous avez croisé Taash il y a quelques jours.

_En effet.

Il demeure ouvert ; il laisse venir sans a priori. Alors elle se lance.

_Ce n'est pas un problème pour vous que j'ai eu des partenaires de tous les genres ?

Le regard d'Emmrich se teinte d'une grande douceur, l'air de se réjouir qu'il n'y ait rien de plus dramatique à éclaircir entre eux. Il se penche par-dessus la table et lui prend la main.

_Est-ce un problème que j'ai moi-même partagé ma vie autant avec des hommes que des femmes ?

Rook ne peut pas dire qu'elle soit surprise par cette confession, mais cela dénoue quelque chose en elle. Ils s'acceptent tels qu'ils sont.

_Non, murmure-t-elle. Bien sûr que non.

Il lui sourit, bienveillant, et retire sa main. Une légère distance se crée dans son attitude.

_J'ai moi-même une question pour vous, si vous me le permettez.

_Allez-y.

Son regard se détourne d'elle et se perd par-delà le miroitement des vagues. Vers un horizon fait de souvenirs et de brume, connu de lui seul. Rook s'attend à ce qu'il lui parle de leur différence d'âge, de statut social peut-être. Des questions auxquelles elle n'a pas (encore) de réponses fermes à donner.

Aussi se retrouve-t-elle déstabilisée par son aveu. Comme s'il avait court-circuité toutes les petites contingences d'une relation pour en venir à l'essence même. La sincérité absolue.

_J'ai eu un fils, Manfred. Il y a bien longtemps de cela. Presque une éternité, j'en ai peur. Il est mort, encore jeune. Mon épouse ne l'a pas supporté et nos chemins se sont séparés.

C'est au tour de Rook de se pencher pour poser ses doigts sur ceux d'Emmrich. Cette douleur brute, elle la connaît. Sous une autre forme, une autre de ses facettes, peut-être moins intense, mais le visage n'en demeure pas moins semblable.

Abandon.

_Je suis désolée, Emmrich.

Il s'extrait des brumes pour lui revenir. Ses yeux restent bien un peu perdus, mais Rook comprend que la blessure est assez vieille pour avoir eu le temps de cicatriser. Guérir, jamais. Mais se refermer, oui, suffisamment pour laisser Emmrich vivre avec.

_Il m'a semblé que vous étiez en droit de le savoir si jamais vous décidez que ce dîner peut nous mener plus loin, ma chère. Je vais sans doute bien vite en besogne, mais...

Rook le coupe en se levant pour poser ses doigts sur ses lèvres. Ce qui est très impoli. Il ne dit rien.

_J'en ai envie. N'en doutez pas.

Elle hésite un instant, puis se lance. La manière dont ils évoquent ouvertement leurs blessures et leurs doutes a quelque chose d'apaisant. Rook se découvre un amour immodéré pour la franchise.

_J'aime ce que je ressens quand je suis avec vous, Emmrich. J'aime vos manières, votre façon de parler et surtout que vous n'ayez pas peur de me dire ce que vous attendez.

_C'est, il me semble, un gage de réussite dans une entreprise comme la nôtre, Rook. Le manque de communication est une gangrène bien délétère.

_Emmrich ?

_Oui, ma chère ?

Sur une impulsion, Rook lui tend la main. Les bracelets d'or tintent dans la douceur de la soirée.

_M'accorderez-vous cette danse, professeur ? Ou, puisque nous n'avons pas de musique, d'aller marcher au bord des vagues ? Et quelques baisers ? J'en ai envie depuis que vous m'avez ouvert la porte.

Pour la première fois, le sourire d'Emmrich se dévoile complétement, large et lumineux. Son visage un peu sévère, presque trop digne, se transforme en un tableau de fossettes et de ridules. Rook a envie de les embrasser une par une.

Il se lève à son tour.

_Avec grand plaisir, ma chère.

Les vagues sonnent comme une promesse sur la plage. Les baisers y ont un goût d'anticipation et d'espoir. Le désir s'y transforme en un serment qui les emporte jusqu'au lendemain matin.

***

La sixième fois qu'ils se donnent rendez-vous, l'été s'est mué en orage et il pleut. De lourdes gouttes, grasses et denses, aplatissent la poussière de sable en un épais tapis rugueux. Mais l'appartement d'Emmrich est un refuge sûr, spacieux et lumineux, avec sa mezzanine et son puits de lumière. Seule la bibliothèque se niche dans une pénombre de circonstances, destinée à abriter les précieuses éditions originales du chercheur.

Rook, qui n'a que rarement eu le temps ou l'envie de se montrer sensible à l'odeur du vieux papier, se trouve malgré elle emportée par la solennité des lieux. Elle sent le parquet craquer sous ses orteils nus, les fissures du bois ciré d'un bureau sur lequel elle passe sa main. Emmrich la regarde faire, appuyé contre le meuble, dédaignant le large fauteuil de velours rouge dans lequel il doit avoir l'habitude de se réfugier.

_J'aime cet endroit, dit-elle.

Pas trop fort. Pour ne pas déranger les livres.

_Il vous ressemble, Emmrich. Je suis sûre qu'on pourrait y passer des années sans en découvrir toutes les facettes. Tous les secrets. Mais ça reste votre tanière. Et vous m'y invitez.

Il a posé ses mains à plat sur le plateau du bureau, de part et d'autre de ses longues jambes.

_Je n'ai rien à vous cacher, ma chère. Quant à moi, j'apprécie plus que je ne saurais le décrire de vous voir évoluer... dans ma tanière.

Rook lui sourit, mutine, avant de continuer à explorer les étagères, les bibelots, coupures de presse, photographies jaunies et autres souvenirs d'une vie bien remplie. Contrairement aux autres universitaires que Bellara lui a fait rencontrer, Emmrich ne s'est pas senti obligé d'encadrer et d'afficher ses diplômes, comme des trophées de chasse. Il leur a substitué les clichés d'un petit garçon, de sa naissance jusqu'à l'âge de cinq ou six ans. Puis plus rien.

Vide. Absence. Solitude.

Regret de ce qui aurait pu être.

Un jour, Rook se promet qu'elle racontera Cuba et ses rares souvenirs de ses parents biologiques à Emmrich. Elle lui parlera de cette question à laquelle personne ne pourra plus jamais répondre. La même qui a dû le tourmenter pendant des années.

Pourquoi.

Mais pas aujourd'hui.

La pluie tombe en une douce mélodie sur le toit vitré de la coupole surplombant l'appartement. Les notes en sont graves, sans être dénuées de joie.

Les orteils de Rook heurtent un lourd tapis persan, au vert profond. Il est si épais et si moelleux qu'il vaut sans doute un matelas à lui tout seul, paresseusement assoupi face à la cheminée qui doit crépiter en hiver. Rook passe la main sur le manteau de pierre blanche.

Elle continue à faire le tour de la pièce en jetant des regards en coin à Emmrich. Il la suit du regard, détendu, calme. Parfois, Rook roule des hanches, accentuant la manière dont sa jupe de jean noir moule ses formes. Elle aime voir le désir croître dans les yeux d'Emmrich, sans se presser. Cela aussi, cela se savoure.

Enfin, elle décide d'achever son exploration et de revenir vers lui. Il n'a pas bougé, presque offert. Un peu comme ces magnifiques plantes carnivores, si colorés que le pauvre insecte ne peut se retenir de s'y poser. Et quand il est là, bien niché, prisonnier d'un parfum suave, elles se referment.

Rook n'a aucun problème avec l'idée de se laisser capturer. Surtout par lui. Elle a assez confiance en elle, elle est assez forte, pour tenir tête à quiconque voudrait la blesser. Mais c'est toute la magie de cet homme. Il l'attire plus qu'une flamme ne saurait charmer un papillon de nuit, tout en lui donnant la certitude que jamais il ne la fera souffrir intentionnellement.

Du bout du doigt, Rook retrace les sourcils secs, le front haut, les tempes aristocratiques, le nez un peu trop pointu et cette fossette au menton qui lui rappelle Cary Grant. Emmrich se laisse faire, la respiration profonde et calme.

Il ne dit rien non plus quand elle déboutonne le premier bouton de sa chemise, libérant le col qu'il porte haut. Puis le second, puis un autre encore. Sa mise de dandy se meut en celle d'un fripon dépenaillé. Joueuse, Rook décoiffe quelques mèches trop bien ordonnées.

Quand elle pose sa main à plat au milieu de son torse, l'incitant à s'asseoir sur le bureau et à reculer, il déglutit, sans se départir de son sourire confiant. Le désir a dilaté ses pupilles, tel un trou noir qui aurait avalé l'intégralité de son regard. Si Rook n'y prend pas garde, elle tombera au plus profond de cet abîme sans jamais vouloir en ressortir.

Elle glisse sur lui, de bouton en bouton sur sa chemise, se détournant quelques instants pour défaire ses manchettes ou tirer le tissu hors du pantalon de toile d'Emmrich. Le lin crème offre peu de contraste avec sa peau qui ne doit que rarement voir le soleil. Son torse est imberbe, ses tétons saillants comme des bourgeons et son ventre plat, encore ferme pour un homme de son âge, même si son épiderme commence à se détendre par endroit.

Il ne lui demande pas si elle aime ce qu'elle voit. Il la laisse se gorger de son image et passer ses ongles un peu partout, sur tous les méplats et les replis de son torse. Rook s'interrompt quelques instants, sans bien savoir quoi faire ce désir qui la happe. Elle connaît les étreintes brèves et brutales, parfois anonymes, qu'affectionnent la plupart des mecs de son âge. Elle connaît les langueurs océanes des filles qui adorent tout découvrir. Mais elle ne sait que faire de l'excitation qui s'insinue entre Emmrich et elle. Comme si concilier l'image d'un homme si distingué avec celle du sexe tel qu'elle le connaît lui était difficile.

Il semble le comprendre, d'instinct ou d'expérience, car il abandonne sa posture de statue et enroule sa main autour de sa nuque. Emmrich l'invite dans un baiser sensuel, où s'attarde le parfum du thé à la cannelle qu'ils viennent de boire. Son autre main se glisse sur sa cuisse, à la lisière de la jupe en jean. Un long moment, il joue avec cette frontière de tissu, sans tout à fait la briser ou la franchir.

Rook se perd dans leur baiser, dans leurs souffles courts. Emmrich écarte les jambes, l'invitant plus près. Contre son ventre à elle, elle sent l'évidence de son désir à lui. Il bande, comme n'importe quel homme excité. Ce constat la rassure.

Ses doigts se faufilent sur la braguette tendue. Des foutus boutons. Évidemment... Que les Faiseurs protègent Emmrich Volkarine des fermetures éclair.

Les hanches d'Emmrich accompagnent son mouvement, à chaque fois qu'elle le touche et le frôle, par inadvertance ou non. Son souffle tressaute, comme son sexe, dans son caleçon de tissu. De nouveau, Rook se demande s'il ne va pas la trouver vulgaire alors qu'elle glisse la main à l'intérieur, à la recherche de la soie de sa peau.

Il hoquette lorsque ses doigts se referment sur son sexe. Sa main à lui s'aventure enfin au-delà de la frontière du denim. Elle serpente le long de sa cuisse, se perd sous le pli de sa fesse, écarte le tissu de sa culotte. Rook écarte les jambes et les longs doigts fins prennent tout leur temps pour explorer son intimité avant d'enfin se glisser en elle. À son tour, elle hoquette.

Ils se caressent longtemps, comme la houle berce la grève, sans chercher à se précipiter vers la jouissance. Pourtant, inéluctable, elle monte, petit à petit. Rook se mord la lèvre et bascule la tête en arrière. Puis elle s'écarte, juste avant que la marée ne l'emporte.

Face à elle, Emmrich a les joues rougies et la respiration rauque. Il n'a plus l'air dépenaillé, mais complètement débauché avec ses tétons qui saillent et son sexe qui se tend contre son ventre.

Son regard pose une question. Quelle que soit la réponse, il l'acceptera. Rook pose la même question avec ses yeux. Les hommes aussi ont leur mot à dire. Avec un sourire tendre, il acquiesce.

Alors elle récupère le préservatif qu'elle a glissé dans l'unique poche de sa jupe. Juste au cas où. Un vœu autant qu'un espoir. Elle le lui tend et pendant qu'il s'en gaine, elle laisse glisser le jean sur ses jambes, suivi de sa culotte.

Quand elle avance vers lui, il recule un peu plus, sur son précieux bureau à la marqueterie délicate. Telle une offrande. Rook pourrait tout exiger. Qu'il se déshabille, qu'il l'emmène jusqu'à sa chambre, qu'il s'agenouille pour la vénérer. De même qu'il pourrait tout exiger. Mais ils ne sont pas pressés.

Elle se juche à califourchon sur ses cuisses, ses jambes de part et d'autre de celles d'Emmrich. Son sexe tendu se presse contre son intimité. Quelques vas et vient délicats, pour faire connaissance. Puis Rook soulève ses hanches et, enfin, il se glisse en elle. Avec révérence, comme si elle était délicate et précieuse, alors qu'elle ne l'est plus depuis longtemps.

Ils soupirent de concert et Emmrich détache la pince qui retenait jusqu'alors ses cheveux. L'humidité les pousse à friser. Il enfouit son visage dedans tandis qu'il soulève ses hanches. Rook gémit en le sentant s'aventurer un peu plus loin en elle. Elle prend appui sur ses épaules pour bouger.

_Un jour, professeur, il faudra que tu me fasses l'amour sur ce tapis, face à ta cheminée.

Il rit doucement, ce qui fait remuer son sexe en elle. Rook gémit, autant à cause de leur union que de la manière dont il lui caresse la joue, d'un revers de ses doigts gainés d'or et de pierreries.

Elle n'a pas le souvenir que le sexe ait déjà été ainsi.

Tendresse et intensité.

Chaleur et intimité.

Soudain, il passe ses mains sous ses fesses et la soulève, témoignant d'une force surprenante pour un homme de son gabarit. Il n'a aucun mal à inverser leurs positions. Elle assise sur le bureau, les cuisses écartées, lui entre ses jambes. Il s'enterre à nouveau en elle d'un ample coup de reins.

_Ma chère, je serai honoré de combler le moindre de vos désirs, quel que soit le moment, le lieu ou la manière.

La promesse sonne comme un appel, moulé par sa voix grave.

Ses hanches claquent en venant à sa rencontre, surprenant Rook. Elle s'attendait à ce qu'Emmrich se délecte de plaisirs languides. À la place de quoi, il semble savoir exactement comment aborder son corps pour le faire chanter, comme personne d'autre avant lui.

_Auriez-vous oublié, lui murmure-t-il à l'oreille, que je maîtrise les subtilités de l'anatomie humaine ? J'entends bien vous démontrer toute l'étendue de mes talents, pour que vous ne m'accusiez pas de vaine forfanterie.

Et il s'y emploie, le bougre.

Plusieurs fois. De son sexe, de ses doigts, de sa bouche.

Quelques semaines plus tôt, Rook n'aurait pas cru celui qui lui aurait affirmé que le plus bel orgasme de sa vie la faucherait sur un bureau de bois clair, au son de la pluie qui chante.

***

Après ce jour-là, ils cessent tous deux de compter le nombre de leurs rencontres.

Même la fois où Bellara manque de les surprendre, alors que Rook a rendu une petite visite à Emmrich dans (sous) son bureau de la Faculté.

Même la fois où Emmrich organise un nouveau dîner chez Lucanis, pour présenter ses amis à Rook. Alors même que Rook débarque avec Bellara, Neve et que cette dernière et le propriétaire des lieux passent la soirée à se dévorer du regard.

Même la fois où Emmrich explique posément à Solas qu'il devrait se mêler de ses affaires. Les intentions de son ami sont les meilleures du monde, son inquiétude sincère, mais Rook n'avait encore jamais vu ce tranchant implacable chez Emmrich. Elle aime le découvrir si intransigeant quand il s'agit de leur relation.

Même la fois où Rook prend conscience qu'à donner son cœur à un homme beaucoup plus vieux qu'elle, elle risque une nouvelle fois l'abandon, quand la mort lui volera son amant. Elle choisit pourtant de rester et d'apprivoiser cette terreur.

Même la fois où Emmrich lui parle de Manfred pendant des heures, en regardant la mer. En lui avouant à quel point il a peur de franchir à son tour cette frontière, même si cela signifie peut-être retrouver son fils de l'autre côté.

Même la fois où Rook termine au poste de police pour avoir cassé le nez d'un mec qui lui a mis la main au cul. Emmrich vient la chercher, lui relève le menton de son index et lui assure que le seul qui ait à marcher la tête basse, c'est l'ignoble individu qui l'a agressée. En avisant le nez ensanglanté et visiblement tordu de l'autre homme, il ajoute, sardonique « quel dommage que le seul médecin de la salle n'ait de propension qu'à traiter les maux de ceux qui sont déjà morts ».

Même la fois où Rook l'accompagne, pendant qu'il offre des bouquets de fleurs sauvages aux morts.

Même la fois où Emmrich est tellement absorbé par une enquête sordide qu'il en oublie de dormir et de manger, jusqu'à ce que Rook le déniche dans sa tanière et le traîne en promenade.

Même la fois où Rook l'invite à assister à un match de catch et découvre qu'Emmrich peut sautiller d'excitation comme une collégienne, encourageant son favori et criant « cette fois-ci, vous le tenez ! ». Et c'est vrai qu'elle est hallucinante, cette nouvelle prise.

Même la fois où Rook parle de revendre le café afin d'avoir les fonds nécessaires pour enfin réaliser son rêve : ouvrir sa propre école d'arts martiaux. Ce qui débouche sur de nombreuses visites, alors qu'Emmrich l'aide à dégotter le local idéal.

Même la fois où, après avoir fait l'amour toute la nuit, Emmrich ôte une de ses bagues. La plus ancienne et la plus patinée, un dernier souvenir de sa défunte mère, et l'offre à Rook. Pour qu'elle puisse la porter au doigt qu'elle préfère, seulement si elle le désire. Le lendemain, Rook offre un nouveau bracelet à son amant, ciselé des dragons et de crânes.

Même toutes les autres fois où...

Plénitude.

***

J'espère que ce petite morceau de fluff vous aura plu.

Que le loup implacable vous protège !


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