Une dernière danse ?

Il y a sept mois...

Il y a des jours où se lever le matin demande un effort considérable. 

Évidemment, plusieurs facteurs sont en cause :

La fatigue, l'heure du coucher, l'insomnie...

En ce qui me concerne, c'est la culpabilité. 

La culpabilité, le chagrin et des rêves envahissants venant troubler mes quelques minces heures de sommeil. 

Mais je continue néanmoins à le faire. Tous les jours je me demande pourquoi, mais tous les jours je me lève, je vais dans la cuisine, je me sers un café et je me demande pourquoi je suis encore en vie. 

Alors comment est-ce que j'aurais pu deviner qu'il viendrait frapper à ma porte ? 

Après tout, cela fait trois mois qu'il est parti. Trois mois, c'est énorme pour nous. Nos disputes peuvent parfois durer des semaines, mais des semaines, ce ne sont pas des mois. 

J'ouvre la porte et je le vois planté devant. Ses yeux sont encore plus rouges que les miens et je ne croyais pas cela possible. Je ne dis pas un mot et le laisse entrer. J'ai saccagé notre appartement mais il n'en tient pas compte, probablement parce que ça n'a pas une grande importance à ce moment là.

- Comment t'as pu me faire ça ? 

Le regard dans le vide, je pose une main tremblante sur mon canapé déchiqueté et émet le râle d'un animal blessé, à mi chemin entre le rire et les pleurs. 

Mike ne renonce pas devant mon silence et empoigne mes épaules fermement, presque trop pour mon corps endormi depuis un long moment. Plus habitué à son contact pourtant si familier.

- Lys... 

Simplement mon prénom et un milliard de plaintes qui me parviennent aux oreilles. Je plonge mon regard dans ses yeux injectés de sang et hausse les épaules, décidant que cette occasion est la dernière pour vider mon sac beaucoup trop lourd.

- Je suis désolée d'accord ? Désolée que tout ça n'ait servi à rien, d'avoir foutu en l'air huit ans de ta vie, d'être un putain de déchet humain, de ne pas pouvoir surmonter ça, de ne pas pouvoir être celle qui te faut et de ne pas pouvoir être forte. Je ne suis pas forte. J'ai peur. Je suis plus rien. 

La fin de mon discours se noie dans une suite de sanglots incontrôlés qui transforment mes mots en une bouillie informe n'ayant plus aucun sens. Mike, que j'ai trompé, humilié et blessé me prend alors dans ses bras.

Il me prend dans ses bras. 

- C'est moi qui suis désolé Lysandre. Tellement désolé. 

Il fond en larmes sur mon épaule alors que je fais exactement la même chose sur la sienne. Nous tombons lourdement à genoux et restons ainsi une heure. Peut-être deux. Peut-être qu'en fait nous n'avons passé que quelques minutes sur le sol aussi usé que nous l'étions à cet instant précis.

Il se lève alors, me laissant seule et horriblement gelée sans sa chaleur. Alors que je suis toujours à terre, le regard toujours vide, quelques notes de guitare se mirent à résonner dans la pièce et lorsque je relève les yeux, il me tend la main. 

-  Viens, je crois que j'ai trouvé comment rendre cette rupture moins larmoyante.

Hawaï J-7 

- Bonjour à tous et... à toutes... enfin bonsoir plutôt... 

Sans écouter la suite de ce massacre, j'observe les serveurs circuler entre les tables et me précipite vers la petite scène installée sous un auvent couvert de lierres. Plusieurs clients sont attablés devant la scène mais beaucoup moins que ce que j'aurais pu imaginer.

Je ne vérifie pas si Alison me suit, n'en ayant ni l'envie ni le temps. 

Un seul combat à la fois. 

Mon regard est alors attiré vers une chevelure blonde qui sirote tranquillement sa coupe de champagne pendant que mon ex est en train de se ridiculiser. Lola tourne sa tête vers moi et tapote la chaise à côté d'elle avec un sourire. 

Sans comprendre, j'avance doucement vers Lola en priant pour ne pas avoir l'air trop pitoyable après ma crise au bord de la piscine. Je remarque seulement quelques secondes plus tard qu'Alison m'a bien suivi. Je n'ose pas lui faire une remarque sur le déroulement pour le moins absurde des récents événements même si j'en meurs d'envie et me contente seulement de m'assoir sur la chaise désignée par Lola. 

Toujours un peu sonnée et ne réalisant pas comment notre situation a pu changé aussi vite, je prends le temps d'observer les alentours et mon amie fraîchement retrouvée. 

Si la terrasse installée dégage une ambiance chaleureuse grâce aux lampes installées aux quatre coins du auvent et aux bougies sur les tables, l'attitude de Lola nous donne l'impression d'être en face d'un requin qui n'a pas mangé depuis un moment.

- Pas mal non ? Me dit-elle en désignant la scène de sa coupe de champagne. C'est mon œuvre. Puisque tu étais décidée à te mêler de mes affaires, j'ai décidé d'accélérer les tiennes avec Mike. 

Si Alison n'était pas dans une sorte de transe existentielle, je suis sûre qu'elle serait déjà en train de sauter comme une hystérique. 

La mâchoire serrée, je me penche vers Lola. 

- Et on peut savoir comment tu t'y es prise ? 

Mon sang bout littéralement en moi, m'empêchant d'entendre Mike. À cet instant, je ne suis plus qu'une masse informe de colère et de rancœur. 

Et je crois que Lola s'en rend compte.

Avec précaution, elle pose sa coupe de champagne, ne se débarrassant pas pour autant de son insupportable sourire condescendant. 

- J'ai vu qu'il était ici, qu'il te cherchait et qu'il était ivre. Je lui ai alors gentiment proposer de prendre un verre pendant que je m'occupais de convaincre le serveur pour qu'il le laisse monter sur scène afin de reconquérir ton cœur.

Elle esquisse une moue mielleuse et reprend son verre d'une main qui trahit un peu de nervosité. 

- Et crois moi que j'ai dû payer très cher pour ça...

Je reste un moment muette, imitant Alison qui n'a toujours pas prononcé un mot.

Sans réfléchir un instant de plus, je me lève et lui balance le contenu de son verre à la figure. 

- Tu es... cruelle.

J'ai craché ces trois mots comme si je les retenais depuis trop longtemps et qu'ils sortaient tout droit de mon cœur. Un immense silence règne désormais sur toute l'assemblée et Lola me fixe avec des yeux écarquillés, brûlants de colère, le tout mêlé à un peu de surprise.

- Nous n'avons rien fait de mal Lola. Et toi tu as...

J'observe mon pauvre Mike qui vient visiblement de m'apercevoir et qui semble tomber des nues. Je laisse échapper un ricanement amer et secoue légèrement la tête.

- T'avais raison. C'était une erreur de supposer que tu puisses aimer quelqu'un et qu'il puissse t'aimer en retour. 

Je me retiens d'ajouter que c'est bien la seule que j'ai commise et me détourne d'elle et d'Alison. En moins d'une minute, je rejoins la scène et aide Mike à se débarrasser de sa guitare. En le regardant, je me demande un instant ce qui a pu le pousser à agir ainsi alors que notre dernière soirée s'est très bien déroulée et m'approche du micro. 

- Bonsoir à tous...

Je me racle la gorge, peu habituée à faire face à une cinquantaine d'inconnus dans ce genre de circonstances et force un sourire.

- Je m'excuse pour le dérangement, il s'agissait en fait d'une mauvaise blague. 

Une très mauvaise blague.

- J'espère que vous pourrez tout de même profiter d'un divertissement digne de ce nom et vous souhaite une agréable soirée. 

Sans trop savoir quoi rajouter, je m'éloigne du micro et oblige Mike à descendre de la scène sans jeter un seul regard à Lola. Ce dernier manque de s'écrouler trois fois de suite et marmonne quelque chose à propos d'une déclaration ratée. Une fois assez loin de la scène, je m'arrête et enserre le visage de Mike de mes mains, scrutant ses pupilles. 

- Sur une échelle du "un peu éméché" au "coma éthylique" tu te situerais à peu près où ? 

Mike lève deux doigts, puis trois, puis six et semble découvrir qu'il a des doigts. 

Je soupire lourdement en passant son bras sur mes épaules et me dirige vers la sortie de cet hôtel maudit.  En voyant la piscine, j'ai un moment envie de le balancer à l'intérieur pour le punir de sa naïveté. Je me retiens finalement en me disant que ce n'est peut-être pas une bonne idée de jeter un homme ivre et qui ne sait pas très bien nager, dans une piscine. 

Et je pense que c'est une sage décision. 

- Courage, nous sommes bientôt arrivés. 

Mike grogne à nouveau quelque chose à propos de l'amour éternel pendant que j'évalue mes options. 

Je ne peux bien évidemment pas l'emmener dans ma chambre étant donné que je ne saurai pas gérer un Mike ivre mort et un réglement de comptes à la gangster. 

Je ne peux pas non plus le ramener à son hôtel puisque je n'ai aucune idée d'où il se trouve et que si Mike se rappelle encore de quelque chose à son propos, nous serions en présence d'un véritable miracle.

Enfin, je pourrais très bien l'emmener manger quelque chose mais n'ai aucune idée d'où est-ce que je pourrais l'emmener manger ce quelque chose.

Une chose est néanmoins sûre, nous partons.

Donc, j'imagine que tout va bien.

En arrivant à la réception et après avoir trainé Mike dans l'ascenseur, je fais un geste à la réceptionniste pour lui montrer que le blondinet est toujours vivant et que je ne cherche pas à évacuer son cadavre mais aussi pour lui indiquer que nous sortons prendre l'air. 

La minute d'après, nous sommes enfin dehors et je ne sais toujours pas quoi faire de lui. 

Tout en soupirant, je traîne Mike vers la plage qui se trouve à quelques mètres de notre hôtel et observe les commerces aux alentours. Je repère très vite une petite boutique délabrée avec une échoppe ouverte sur la rue qui a l'air de vendre des plats typiquement hawaïens à emporter. 

J'installe le déchet humain qui me sert de compagnon sur le trottoir, étant presque sûre qu'il ne bougera pas et me dirige vers le vendeur.

- Bonsoir, j'aimerais... je ne sais pas ce que j'aimerais. Disons deux plats chauds pour vingt dollars ? 

Le gros monsieur à la peau mat me fixe un moment de ses yeux bruns et attrape mon billet d'un geste nonchalant. Il prend un moment pour observer Mike et secoue la tête, un très léger sourire aux lèvres.

Il me sert ensuite deux portions d'une mélasse verte où flotte des morceaux blanchâtres et qui n'est pas tout à fait appétissante et une autre petite portion d'une sorte de soupe. Le tout sans un mot et avec le calme de maître Yoda. 

Je saisis le sac qu'il me tend avec un sourire à son attention et le remercie doucement. Plus loin nous pouvons entendre les rires des jeunes venus s'amuser se confondre aux bruits des vagues. Les néons de la petite boutique grésille et j'adresse une nouvelle fois un sourire reconnaissant au vieux monsieur. 

C'est pour ce genre de boutique, que j'aime autant Hawaï.

Je relève Mike en grognant et remarque qu'il a tout de même un peu déssoulé et qu'il parvient presque à tenir sur ses jambes tout seul. À cette allure de compétition, nous nous installons sur une parcelle de plage déserte et nous asseyons pour déguster notre repas improvisé. Je déballe les plats avec une attention toute particulière, faisant attention à ne pas en renverser sur le sable et sépare les couverts en plastique donnés avec les plats.

- Tu vas réussir à te nourrir ou il faut que je te couve comme un bébé jusqu'au bout ? 

Mike ne me donne aucune réponse, se contentant de regarder la mer d'un air vide. 

Je hausse donc les épaules et ouvre ma portion de bouillie verte en y plongeant ma fourchette. J'ai un moment d'hésitation avant de la porter à ma bouche mais finis par conclure que j'ai beaucoup trop faim pour laisser des préjugés m'empêcher de me nourrir. Je ferme donc les yeux en essayant de repousser l'image du plat de mon esprit et engloutis ma première bouchée de cette nourriture inconnue. 

Subitement, une douce saveur sucrée et délicate vient s'emparer de mon palais et je laisse échapper un léger gémissement tant ce que je mange est excellent. Les morceaux blancs et particulièrement repoussants qui flottaient dans la purée verte sont en fait délicieux et ce même si je n'arrive toujours pas à savoir ce que je mange. 

Je tends sa portion à un Mike encore vaseux et lève un pouce pour lui faire comprendre de ne pas se méfier.

- Comment j'ai pu être aussi bête.

Pour la deuxième fois de la journée, je suis tentée de donner une réponse à ce qui n'est pas une question. Je pourrais très bien lui expliquer en long et en large à quel point il a fait preuve d'une stupidité inouïe mais me contente de lever les yeux au ciel en lui mettant de force la purée d'origine inconnue dans les mains.

- Mange. 

Mike m'obéit presque par automatisme et plonge sa fourchette en plastique dans le plat en aluminium sans pour autant sortir de sa léthargie. 

- Je tiens à te remercier pour la façon dont tu m'as défendu. C'était... parfait. 

Je mets un moment avant de me rendre compte qu'il parle du verre que j'ai balancé à la figure de Lola, un autre pour avaler ma bouchée de purée et encore un autre pour sourire bêtement. 

- J'ai été affreuse. Elle ne méritait pas ça.

Mike hausse les épaules et me regarde d'un air entendu. 

- Bien sûr que si, tu retenais tout ça depuis bien trop longtemps. Si tu veux mon avis, elles ont même eu de la chance.

Je le regarde un instant en me demandant s'il était sérieusement en train de dire que Lola a eu de la chance de se faire doucher au champagne avant qu'il ne reprenne :

- Tu as été beaucoup trop gentille. Elle méritait la bouteille. Et puis, ça aurait pu arriver bien avant, en fait c'est même un miracle que tu ai réussi à tenir autant de temps sans leur cracher à la figure. 

C'est à ce moment précis que je me rappelle que Mike ne porte pas tout à fait mes amies dans son cœur. Je prends une nouvelle bouchée de mon plat et un moment pour réfléchir à sa tirade :

- Tu sais, même si elles ne te l'ont pas toujours montré, elles ont toujours été là pour moi. Peut-être pas physiquement, mais je me suis toujours servie d'elles pour essayer de devenir quelqu'un de bien. Lola était tellement mature qu'elle faisait en quelque sorte... une figure maternelle pour moi. Et Alison a été la sœur que je n'ai jamais eu. Lorsque je n'allais pas bien, que nous n'allions pas bien, je pensais à elles. J'imaginais ce que dirait Lola, ce que ferait Alison... tu vois ? Ça m'a permis de tenir le coup en quelque sorte. 

Mike, cette fois parfaitement éveillé, me regarde avec une lueur particulière dans les yeux. Cette lueur je la connais bien et elle ne me dit actuellement rien qui vaille. 

- Je t'aime, me confit-il en soupirant. Je sais que tu le sais et que toi et moi c'est terminé mais je t'aime. Quoi que l'on fasse, on finit toujours au même point. Tu es la part d'optimisme qui me manque, tu... 

Je plaque ma main sur sa bouche et secoue tristement la tête. 

- Mange ta purée. 

C'est probablement la pire chose que j'aurais pu répondre à ce moment et la déception que je peux désormais voir dans son regard me fend littéralement le cœur. Non, le fendre c'est bien trop doux pour représenter ce que je ressens. Ça me l'écrase avec un énorme marteau de la taille d'une exoplanète. 

- C'est trop tôt, dis-je en guise d'explications. Je veux qu'on fasse ça bien cette fois, tu comprends ? 

Le blondinet me regarde un instant et baisse la tête, semblant accepter la situation malgré son envie d'aller de l'avant. 

Malheureusement, on ne peut pas aller de l'avant avec une petite-amie qui nous attend en Californie et un amour de jeunesse qui fuit un sujet encore trop douloureux pour elle. 

J'enserre son visage de mes mains et le force à me regarder dans les yeux.

- Un jour, c'est certain. On y arrivera. 

Il acquiesce doucement en fuyant mon regard et je suis contrainte de le libérer. Je me laisse lourdement tomber sur le sable et il me semble un moment percevoir de nouveau les rires des vacanciers et la mer me parler. 

Je ferme les yeux et entend Mike se lever. Lorsque je les rouvre, une main est tendue devant moi. 

- Une dernière danse avant de se dire au revoir ? 

Immédiatement, je saisis la référence à notre dernier moment passé ensemble à Nashville et secoue la tête en empoignant sa main. 

- Tu es encore ivre. Tu tenais à peine sur tes jambes il y a quelques minutes. 

Je serre pourtant sa main et laisse la sienne se poser au creux de mes reins. 

- Effectivement, dit-il en acquiesçant. Et tu ne sais pas danser. 

J'approuve vivement pendant qu'il me fait tourner maladroitement. Je manque de me prendre les pieds dans une algue et me rattrape toujours aussi gauchement à son épaule. 

- Mais c'est nous pas vrai ? À danser dans l'œil du cyclone, au milieu de la tempête. 

J'éclate de rire en me laissant bercer par le bruit des vagues.

- Tu deviens philosophe maintenant ? 

Il hausse les épaules en souriant bêtement.

- Si on veut... je pense que l'heure tardive et mes deux grammes d'alcool dans le sang y sont pour quelque chose aussi...

Je pose ma tête sur son épaule, ne répondant pas et observe la plage déserte. Cette soirée est une catastrophe. Ce moment était une catastrophe. Je viens de catastrophiquement repousser l'amour de ma vie et nous dansons de manière tout aussi catastrophique sur une plage à deux heures du matin.

Et pourtant, pour la première fois depuis des mois, j'ai l'étrange impression que tout va bien. 

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