Qu'adviendra-t-il de nous...
Il y a douze ans...
- Allez ! Raconte nous une histoire !
La vieille femme qui vient tout juste d'allumer une cigarette, nous fixe un moment avec une fausse sévérité que nous lui connaissons bien. Granny, je ne la connais que par ce surnom, aime beaucoup jouer les dures à cuire. Son tatouage sur le poignet qu'elle exhibe avec fierté, m'a toujours intrigué. Une étrange fleur aux pétales fanées et à la fois d'une couleur effacée par les années mais qui devait être vibrante. Un étrange tatouage en effet, que Granny se plait à raconter sous tous les angles, jamais les mêmes cependant. Parfois il était une erreur de jeunesse, d'autres fois un tatouage effectué en souvenir d'un amant perdu, fait de force par un tatoueur fou et ayant la rage dans les sixties... autant d'histoires invraisemblables et sans aucun doute fausses. Pourtant nous aimons les écouter, ces mensonges. Ils sont doux et bien racontés.
Alors que l'odeur du thé fraîchement préparé se mélange à celle du tabac, la grand mère d'Alison prend place sur le tabouret. Nous sommes déjà toutes assises en tailleur devant elle, attendant patiemment notre dose de bobards.
- J'avais dix-neuf ans lorsque j'ai rencontré votre grand-père.
Autre particularité de cette étrange mais ô combien intéressante dame, elle a toujours fait comme si nous étions membres de la même famille. Que nous partagions le même sang. Elle a compris depuis un moment que ni moi ni Lola ne voyons nos familles respectives, alors elle nous a inclus dans la sienne.
Ce qui est plutôt gentil.
- Il était magnifique, vous auriez du le voir moulé dans sa chemise blanche...
Lola et moi grimaçons toutes les deux en même temps alors qu'Alison darde des yeux fascinés sur sa grand-mère. Je n'ai pas du tout envie d'imaginer le mari de Granny moulé dans une chemise blanche...
- Le secret de notre famille, dit-elle en faisant rougir le bout de sa cigarette, c'est qu'en vérité votre grand-père était issu d'une lignée noble. Bon, c'était une vieille lignée noble hein et elle était presque éteinte mais quand même. Le souci, c'est qu'il est tombé amoureux de moi, simple roturière. Mais bon faut quand même préciser que j'étais carrément bien foutue à l'époque, et même que...
Elle s'arrête un instant dans son récit, interrompue par nos yeux écarquillés.
- Faites pas vos choquées, ça se voit encore non ?
Son mégot presque entièrement consumé, Granny secoue la tête en le fumant une nouvelle fois avant de l'écraser dans le cendrier en cristal. Pendant ce temps, nous restons muettes.
- Ah les jeunes... c'est plus ce que c'était.
Courseulles, 7h00 :
Manquer de se fracturer la boite crânienne au réveil et à seulement neuve heures du matin, c'est brutal. Je leur avais bien dit que ce serait plus sûr pour moi d'avoir le lit du dessus, mais elles n'ont pas voulu m'écouter. Lola a obligatoirement eu le lit deux places, et Alison et moi avons écopé du superposé. Ah oui, parce que maintenant, elle se sert de son cancer pour nous faire du chantage.
C'est très bas.
Et il nous est très difficile de refuser. Ce qu'elle a très vite remarqué. En même temps, Lola sait comment jouer avec nos sentiments et il n'a pas été compliqué pour elle d'obtenir un immense lit pour elle toute seule.
- Aïe ! Fais gaffe !
Je me redresse tout en me disant qu'Alison est bien la seule personne au monde à avoir mal quand je me cogne la tête et grogne en guise de réponse. Elle peut très bien se débrouiller avec ça. De plus, nous avons une journée chargée. Je n'ai pas le temps d'argumenter.
- Debout. C'est l'heure.
Effectivement, cela fait déjà trois fois que mon alarme résonne dans la pièce. Il est donc largement l'heure. Sauf que ce n'est pas moi qui ait rappelé Alison à l'ordre, mais bien Lola. Toute pimpante dans sa robe blanche immaculée. Quel genre d'humain arrive à se lever à cette heure là avec un cancer en phase terminale et à être aussi parfait ? Est-ce que c'est seulement humain ? Je commence à me dire qu'elle ne peut pas l'être. C'est forcément un alien. Un alien venu sur Terre dans le but... de me tourmenter. De tourmenter la pauvre et insignifiante humaine que je suis.
Ça ferait une bonne idée de livre ça non ?
Il faut que je la note quelque part.
- Debout j'ai dit ! Vous vouliez qu'on vienne s'enterrer dans ce trou à rats et maintenant, on y est. Alors on ne va certainement pas passer la journée à dormir, à se faire du café ou des écharpes en laine. J'ai de la famille à retrouver...
Elle esquisse une grimace qui montre clairement son dégoût pour ces gens alors que je me hisse avec peine hors du lit. Je finis par me frotter la tête en grimaçant moi aussi, maudissant la vie et Alison qui est une vraie égoïste.
- T'avais pas l'air aussi enthousiaste hier...
Cette fois c'est cette fameuse égoïste qui descend du lit. J'espére qu'elle finira par glisser tiens, ça lui apprendra à me piquer le lit du haut. Bon en vérité, on l'avait joué à pierre-papier-ciseaux. Et j'ai perdu. Mais je la soupçonne fortement d'avoir triché.
- J'ai le droit de prendre un jus d'oranges au moins, demandé-je en regardant Lola qui m'empêche de passer.
- Pourquoi tu bois pas de café déjà, me demande la tricheuse égoïste alors que ça ne la regarde pas.
- Oui, pourquoi tu ne bois pas de café, rajoute l'alien.
Fatiguée, je décide de pousser Lola pour accéder à la salle de bain. Je me passe un peu d'eau sur le visage en me demandant pourquoi elles boivent du café. C'est vrai, c'est dégueulasse ce truc, et question vitamines ça ne vaut en rien une bonne orange pressée. Bon là en l'occurence je vais devoir me contenter d'un jus d'orange acheté à la supérette du coin avec des euros échangés en Italie avec un... pakistanais. Du moins je crois que c'était un pakistanais. Lola m'avait dit de ne pas faire affaire avec lui mais j'avais bien trop envie de m'acheter une glace pour attendre le bureau de change. Au final, je pense qu'il m'a arnaqué.
- Parce que c'est pas bon, le café, finis-je par conclure en descendant les escaliers. Et que rien ne vaut un bon jus d'orange.
Le ton enjoué que j'avais voulu simuler n'est pas du tout convainquant. En fait, j'ai plutôt l'air d'une depressive qui essaie de se convaincre que son Xanax n'est pas addictif. Il n'empêche que je descends tout de même me le servir, ce jus d'orange et que je ne me plains aucunement de devoir aller rendre visite à une vieille centainaire apparement timbrée. Après tout, si Lola a bien dit quelque chose de vrai c'est que je l'ai forcé à venir ici. Bien entendu, je n'avais pas prévu que je devrais me lever si tôt. Je commence sincérement à regretter Hawaï...
- Bon alors, quel est le programme ? Demande finalement Alison en me rejoignant dans la cuisine.
Lola prend le temps de choisir une chaise, de croiser ses mains avant de s'exprimer d'une voix claire :
- On va chez mon cousin. La dernière fois qu'on s'est vu je devais faire ta taille, Lysandre. Il a des gosses et un groupe de rock maintenant d'après ce que j'ai compris... enfin pour l'instant c'est le seul qui soit d'accord pour nous accueillir. Et content de me voir. Après on ira chez ma grand-mère, d'après ce que j'ai compris elle est pas encore morte. Je l'ai pas prévenu mais en même temps elle voit jamais personne alors ça lui fera plaisir de voir du monde. Et puis on s'en fout de ce qu'elle pense, c'est une salope de toute façon.
Ma mâchoire inférieure s'échoue lamentablement sur le sol alors que Lola termine sa phrase. Je n'ai jamais eu la chance de connaître ma famille. Mon père m'a toujours dit qu'il n'en avait aucune. Ni frères, ni soeurs. Alors des grands parents...
Pour ce qui est de ma mère, elle est morte quelques années après ma naissance. Sa famille, grecque en plus, n'a jamais pardonné son décès à mon père. J'étais d'ailleurs un peu vue comme l'enfant du diable. Inutile donc de mentionner qu'ils n'ont jamais souhaité me rencontrer. Je n'ai pas énormément de souvenirs d'elle, si ce n'est une odeur rassurante et le sentiment profond d'être apaisée, protégée, à ma place. Je ne l'ai plus jamais retrouvé.
Alison quant à elle, est une véritable adoratrice de sa Granny. Ce que je comprends. La vieille femme a aussi fait office de grand-mère pour moi et pour Lola. Les effluves de thé à l'anglaise qui embaumaient ses vêtements et ses vieux châles effilochés ont à jamais marquer mon esprit. Mme Davis est en effet, une des personnes les plus agréables qu'il m'est été donné de rencontrer, et sûrement la meilleure grand-mère au monde. L'amour qu'elle nous donnait à toutes les trois était équitable, jamais trop coulant et pourtant si sincère. Elle n'avait pas besoin d'en faire des tonnes, nous le savions. Tout comme nous savions l'avoir déçu à la seconde où ses yeux réprobateurs se posaient sur nous.
Nous sommes donc restées sans voix devant la violence des mots de Lola pour sa grand-mère. Bien sûr qu'elle avait le droit de ne pas l'aimer, mais l'insulter c'est autre chose. La blonde roule d'ailleurs des yeux en voyant notre réaction, puis balaie l'air de sa main comme si ce n'était rien d'important.
Qu'avait-t-elle fait au juste pour mériter tant de haine de sa part ?
- Enfin, vous vouliez rencontrer ma famille non ? Et bien c'est pour aujourd'hui ! Et faites pas cette tête, regardez le ciel est bleu, le soleil brille !
Après un long moment de silence gênant, elle rajoute :
- Tu me fais un café ?
Alison se laisse lourdement tomber sur la chaise à côté d'elle alors que je m'exécute comme un robot, encore un peu sous le choc.
- Allez, on en traîne pas. On a du boulot je te rappelle !
Mais qu'est-ce que j'ai fait...
***
- Restez calmes mesdemoiselles !
Je croise les bras sur ma poitrine, jetant un regard courroucé à Lola.
- C'est de sa faute ok ? Elle sait même pas où habite son propre cousin et elle a encore loué une voiturette de golf !
- Je sais très bien où il habite, C'EST DANS LE TROU DU CUL DU MONDE ! Sans déconner qui décide de planter sa maison à un endroit qui s'appelle Nonant ? Il doit y avoir quoi, cinq cents habitants à tout casser ? Et cette voiture est très bien, au moins tu as un siège alors ne te plains pas ! Et elle est ECO-LO-GI-QUE. C'est important d'essayer de sauver notre pauvre planète ! Pourquoi personne ne le comprend ? VOUS VOYEZ PAS QUE LES BANQUISES FONDENT ?! Le sort des ours polaires vous intéresse pas ou quoi ? Vous voulez vraiment que ces peluches géantes aient plus de maison ? C'est pas de ma faute si toutes les voitures électriques sont aussi grandes que des pots de yaourt, je crée des fringues pas des caisses !
Je me renfrogne une nouvelle fois en voyant le regard que me jette Alison. Je sais très bien que si je réponds, elle me tuera à l'instant même où ces mots franchiront mes lèvres... et je tiens à la vie, alors je me tais. Ce qui ne m'empêche pas de ruminer toute seule que Lola devrait connaitre l'emplacement de la maison de son cousin, tout simplement parce qu'il s'agit de sa famille et que tout le monde n'a pas la chance d'en avoir une.
Et oui, même si elle habite à Nonant.
Alison prend finalement la parole après avoir soufflé de manière à nous faire comprendre que nous l'épuisons largement. C'est assez rare que ce soit elle qui joue le rôle de l'adulte au sein de notre trio.
- En tout cas, je vais avoir besoin d'être éclairée. Parce que pour l'instant on est juste au milieu d'un énorme buisson et autour il y a une église et un champ !
- C'est normal, la normandie est un champ !
Un regard de notre conductrice suffit à la faire taire. Ça aussi c'est assez rare.
- Déjà peut-être que... tu pourrais commencer à sortir de ce buisson non ? Puisque visiblement, il ne mène pas à Nonant.
Pourtant, on n'y avait cru. Après plus d'une heure à tourner sur une place où se trouvait seulement une église, une boulangerie et quatre ruelles, nous avons cru halluciner en voyant un panneau qui nous indiquait la direction à prendre. Sauf que voilà, ce panneau menait à une ruelle encore plus étroite que toutes celles que nous avions déjà visitées. En plus, elle est aussi très... arborée. Assez étonnant pour une ruelle. Du lierre a poussé sur les murs et il est maintenant difficile de distinguer un pan encore vierge.
- Mais s'il mène vraiment à Nonant ce buisson ? Me demande Alison, les mains crispées sur le volant, visiblement très à cran.
Je consulte une demi seconde Lola du regard pour savoir ce qu'elle en pense avant d'hausser les épaules.
- Nous avons décidé que nous pouvons sacrifier la voiturette dans l'intérêt de l'expédition.
La blonde du groupe se retourne vivement vers moi, comme si je lui avais brulé l'oreille avec son fer à lisser.
- Attends... c'est pas du tout ce qu'on avait convenu ça ?
Mais c'est trop tard puisque Alison est déjà en train d'avancer dans l'étroit passage qui, je l'espère, mène bien aux quartiers résidentiels de Nonant. Curieusement, les murs ne sont pas aussi resserés que ce que j'aurais pu imaginer. La voiture ne souffre donc pas pour l'instant, ce qui est déjà une bonne nouvelle. Une fois arrivée au bout, Alison nous regarde toujours aussi paniquée, une goutte de sueur lui coulant presque le long de la tempe.
- Et maintenant, je fais quoi ? Droite ou gauche ?
Cette fois c'est Lola qui prend la parole. Elle a l'air plutot sûre d'elle, ce qui est rassurant.
- Droite.
- Pourquoi droite ?
Encore une fois, c'est trop tard. Alison tourne et nous soupirons toutes de soulagement en voyant de jolies maisons de tailles toutes différentes, aux façades immaculées et presque toutes récentes. Le quartier résidentiel. Alison pousse un cri de joie en braquant dans les allées impeccables et se retourne un instant pour m'adresser un sourire éclatant. Sourire que je lui rends avant de plaquer mon nez à la vitre, observant avec un intérêt presque exagéré les environs. À vrai dire, je n'ai encore jamais eu l'occasion de visiter la france et j'avoue que j'ignorais l'existence de cette région avant d'apprendre que c'était celle de Lola. Une très belle région pourtant, je ne comprends pas pourquoi Lola l'aime si peu. Alors bien sûr, c'est très rural mais il y aussi de belles zones commerciales et il y règne un calme des plus apaisants. Les normands sont aussi très concernés par la propreté de leur région, tout ici a l'air neuf ou est en tout cas parfaitement récuré.
Ah, et leur crème fraîche est délicieuse.
- Quelle maison ?
Lola sort immédiatement son portable et y lit le numéro pour qu'Alison puisse se garer devant la bonne maison. En vérité, je ne suis pas vraiment sûre que ce soit très utile puisqu'un grand monsieur nous fait déjà des signes depuis le portail de sa maison. Je tapote alors l'épaule de notre conductrice et lui désigne la maison à notre droite avant de sortir ma tête de la voiture pour saluer à mon tour celui que je devine être le cousin de Lola.
- Arrête ça, il va croire que c'est toi sa cousine.
Je rentre immédiatement dans la voiture et la regarde mi-énervée, mi-interloquée.
- Il ne sait pas à quoi tu ressembles ?
Mon amie ou plutot la chieuse de ce groupe me regarde comme si j'avais quatre ans et finit par tourner la tête, l'air désintéressée.
- Non. J'avais huit ans quand je me suis barrée d'ici, alors déjà qu'on se voyait pas beaucoup... il sait à quoi je ressemble s'il a googlé mon nom. Autrement il sait simplement que je suis blonde et des cheveux, ça se teint.
Comme si Alison ne possédait d'un coup plus d'oreilles, la voiture poursuit son chemin et manœuvre pour entrer dans la cour de ce charmant monsieur qui vient juste de nous ouvrir le portail. Une fois garée, la brune se tourne vers nous et nous sermonne comme des enfants :
- Je vous préviens, si je vous entends vous chamailler une seule fois...
Elle semble un instant chercher une menace digne de ce nom et finit par trouver après quelques secondes de réfléxion :
- Je vous confisque vos téléphones. Aucun moyen de contacter tes collègues Lola, et tu ne pourras plus aller sur Pinterest Lysandre.
Mes yeux s'agrandissent d'un coup et mes mains se joignent d'elles-mêmes pour la supplier de ne pas me faire subir un tel supplice.
- Non ! Pas Pinterest ! Comment je vais faire pour regarder des photos de gâteaux si tu me confisques Pinterest ?
Cette fois, c'est Lola AKA cette grosse emmerdeuse qui se tourne vers moi, les sourcils froncés.
- Pourquoi tu regardes des photos de gâteaux toi ? Et c'est pas mes collègues, c'est mes employés.
Je ne peux m'empêcher de rouler des yeux en entendant la reflexion de Lola. On dirait qu'elle s'est lancée un défi. Un défi du type "devenir la pire connasse que la Terre n'ait jamais connue en trois jours".
- Ça me détend, dis-je simplement pour répondre à sa question. Regarder des jolis gâteaux c'est agréable et ça fait pas grossir.
L'animosité dans ma voix fait grogner Alison alors que Lola me tire la langue dès que notre maman a le dos tourné. Je descends alors de la voiture, après qu'Alison l'ait déverrouillée sinon ça ne marche pas, et réalise une sortie théâtrale qui n'a pas du tout été gâchée par ce petit contretemps. J'ai la surprise de me retrouver enlacée comme si j'étais la cousine du cousin de Lola par ce dernier. Ce qui est plutot étrange. Un flot de paroles en continue se déverse alors sur moi et je n'ai même pas l'occasion de lui dire que je ne comprends rien puisqu'il ne me laisse pas en placer une. Quand sa véritable cousine sort de notre véhicule, elle lui dit quelque chose en français qui doit lui révéler la cruelle vérité puisque l'inconnu me lâche enfin. Il semble d'ailleurs tout penaud alors que j'ai enfin l'occasion de l'observer. Un physique quelconque, une calvitie, quelques rides aux coins des yeux, des mains abimés et un petit garçon accroché à sa jambe. Une quarantaine d'années environ, ou du moins il les paraît.
Sinon, il a l'air très gentil !
Je lui pose une main sur l'épaule pour lui signifier que ça ne m'a en rien dérangé et lui adresse un sourire aimable. Je n'ai pas du tout envie qu'il se sente gêné par son geste, bien au contraire. Peu sont les personnes capables d'accueillir à bras ouverts quelqu'un qu'ils n'ont pas vu depuis de longues années et qui n'a pas cherché à reprendre contact. Le cousin de Lola, que je vais pour l'instant baptiser Hubert, a l'air rassuré de voir que je ne lui en veut pas à mort pour son geste et salut sa véritable cousine avec un peu moins d'enthousiasme. Pendant ce temps, Lola me regarde d'un air condescendant qui clame clairement haut et fort qu'elle avait raison.
Ce qui m'énerve disons... passablement.
Alison me rejoint quant à elle avec le sourire, pas du tout comme si elle nous avait disputé dans la voiture comme des maternelles et regarde la maison d'un air fier. En même temps, on commençait à penser que nous ne pourrions jamais la trouver. Rien que parce que c'est le cas, nous pouvons être fières.
- Tu penses que ça va coller entre eux ?
Je hausse les épaules pour seule réponse à la question de mon amie et observe plus attentivement les deux cousins parler. Ça a l'air de bien se passer, Lola se laisse même aller à rire un peu.
Un miracle.
- J'en sais trop rien... t'as vu comment elle se comporte ? À quoi elle joue au juste ?
Alison soupire avant de croiser les bras. Elle pose sur moi un regard franchement moralisateur qui commence à m'effrayer tant elle l'emploie avec justesse et facilité. On dirait que mes amies ont décidé de changer de personnalité et qu'elles ne m'ont pas averti au préalable.
- Tu la connais ou pas ? Lola réagit par l'agressivité lorsqu'elle se sent perdue ou dépassée par quelque chose. Elle vient de retrouver son pays d'origine et un membre de sa famille parce qu'on l'y a contrainte. Elle ne contrôle plus rien alors qu'elle a l'habitude de tout contrôler. C'est simplement son mécanisme de défense. T'es complétement à l'ouest toi, t'es sûre que ça va ?
J'ouvre la bouche pour répondre mais reste muette face à tant de haine. Moi, à l'ouest. Elle est pas mal celle là. Mes deux et seules amies décident du jour au lendemain l'une de mûrir l'autre de devenir une insupportable chieuse et c'est moi qui suis à l'ouest. Évidemment.
- J'avoue que je suis un peu perdue effectivement ! Excuse moi d'être déroutée par...
Et puis une petite rousse. Une minuscule tignasse rousse, accrochée à ma jambe, un dessin à la main, sa tétine dans la bouche, de grands yeux bruns levés vers moi.
Je ne peux m'empêcher d'émettre le genre de bruits que l'on fait quand on voit un chiot et sa maman.
- Salut toi !
La petite fille éclate de rire avant de courir vers son père toujours hilare. J'avoue que là non plus, je n'ai pas vraiment tout compris. Ce n'est que lorsque Lola m'interpelle, un sourire amusé sur les lèvres, que je saisis enfin la raison de l'amusement de cette petite fille :
- Ah ! La petite trouve que tu parles bizarrement Lys !
Parfait. Alors maintenant même la gamine trouve que je suis étrange. Alors qu'en vérité je parle juste anglais, et elle cette langue véritablement casse couilles qu'est le français.
Un long moment silencieux des plus gênants pointe alors le bout de son nez, puisque je ne réplique pas, qu'Hubert ne capte rien à ce qu'il se passe et qu'Alison est trop occupée à ricaner sournoisement pour ranimer la conversation. Hubert nous invite finalement à entrer, ou du moins à contourner la maison pour rejoindre le jardin et sa terrasse où trône déjà le seigneur barbecue. Les deux cousins n'échangent pas un mot durant tout le trajet, ce qui n'annonce rien de bon pour la suite. Surtout que Lola ne fait clairement aucun effort. Elle reste là, bêtement figée, à regarder Hubert de haut lorsqu'il lui pose une question.
Enfin... j'imagine que c'est une question. Puisque je ne comprends pas un traitre mot de ce qu'il dit.
Et puis Alison, elle reste là, à regarder le ciel, les arbres, à sourire aux voisins, comme une parfaite petite touriste.
J'ai l'impression que je suis la seule à comprendre l'importance de cette entrevue. Après tout, c'est justement pour ça qu'on est ici ! Pour que Lola puisse retrouver sa famille et en profiter le plus possible ! Alors pourquoi tout le monde fait comme si c'était simplement une promenade en normandie ? Il ne s'agit pas de se promener, il s'agit de créer des liens, de faire en sorte que mon amie puisse...
Puisse...
- Je suis végétarienne.
Alors certes, je ne parle pas français. Mais certains mots sont relativement transparents avec l'anglais.
- Tu vas pas commencer quand même ?
La blonde se retourne vers moi après avoir vu l'immense tas de viandes posé à côté du grill.
- Comment ça je ne vais pas commencer ? Je devrais renoncer à mes convictions pour faire comme tout le monde le temps d'une bouffe ?
Je la fixe un moment interdite avant de me tourner vers Alison qui reste de marbre. Finalement, c'est Hubert qui coupe court à la conversation en proposant quelque chose à Lola. Cette dernière accepte et darde sur moi un regard plein de défi.
- Tu vois, il va me faire des aubergines. Pas la peine de monter sur tes grands chevaux puisque mon cousin est visiblement plus ouvert d'esprit que toi !
Je la déteste.
- Et tu ne me détestes pas Lysandre, t'es juste vexée.
Si si, je la déteste.
- Arrête de faire cette tête, t'es vraiment pas belle comme ça et tu vas finir par te faire des rides.
Je me décrispe finalement alors que notre hôte part se réfugier dans sa maison, sûrement à la recherche des fameuses aubergines. Sa fille reste en revanche près de nous et nous observe nous chamailler avec fascination.
- Je te demande juste de faire un effort ! Si ça veut dire mettre tes convictions de côté le temps d'un repas pour faire plaisir à un membre de ta famille que tu n'as pas vu depuis presque vingt ans, alors oui c'est exactement ce que je te demande !
Je peux presque voir les narines de la terrible mangeuse de graines se dilater et de la fumée lui sortir des oreilles.
- Je ne mangerais pas de viande. Si vous voulez en manger, libre à vous. Je peux très bien participer à ce repas sans manger de cadavres, puisqu'il me fait des AUBERGINES. Être végétarien, ça veut pas dire être coupée du monde et ne manger que du quinoa ! Excuse moi de vouloir protéger ma planète et ses habitants !
Pendant ce temps, la petite rousse et Alison partent à la chasse aux champignons dans le jardin. Je laisse un instant mon esprit divaguer près d'elle, loin de cette conversation de sourds où je sais très bien avoir tort. Ce qui me met en colère. Je le laisse partir près d'elles en me disant que jamais, je ne pourrais faire ça avec ma fille.
- T'as raison. Excuse moi. Allons manger.
***
Les heures filent à une vitesse fulgurante. Le diner est agréable et j'apprends beaucoup de choses sur la famille de Lola, même si je ne comprends que ce que cette dernière daigne me traduire. Hubert, qui s'appelle en réalité Pierre, est artisan et sa femme aide-soignante. Ils ont deux enfants, des jumeaux, Luna et Hélios.
Je n'ai pas osé leur dire que c'était incohérent. Le latin et le grec, ce n'est pas la même langue. Ils auraient du appeler leur gosse Solem, là ça aurait été logique.
Bon d'accord, je suis juste jalouse de ne pas avoir eu la même idée.
Lola m'a gentiment soufflé à l'oreille qu'elle trouvait ça snob et je n'ai gentiment pas pu m'empêcher de ricaner légèrement. Ce n'était pas vraiment drole, et je n'ai pas vraiment ri. Je pense qu'elle s'en est rendue compte. En fait, je suis plongée dans une sorte de léthargie. C'est ridicule. Je n'ai aucune raison d'être triste, je ne suis même pas triste. Je suis simplement lassée, fatiguée. Je n'ai presque rien mangé et suis restée muette tout au long du repas. Ce n'est pas de la peine, ni du désespoir, c'est simplement de la lassitude mêlée à un peu de dégoût peut-être.
Je me sens nulle.
C'est exactement comme à Hawaï, lorsque je l'ai appelé complètement désespérée. Exactement la même chose, ou presque. Cette fois je ne vais pas pleurer. J'ai juste besoin de lui parler.
Alors je me lève de table, il est déjà presque vingt heures. Je suis assez contente de voir que Lola s'est décoincée, pas assez pour ne pas remarquer que je quitte la table cependant. Elle ne me suivra pas, je le sais. Il en va de même pour Alison. J'espère qu'elle profite de sa famille.
Je fais le tour de la maison pour la deuxième fois dans la journée et retrouve notre pot de yaourt parfaitement garé devant. J'admirerai toujours Alison pour ses créneaux. Toujours.
Je finis par m'assoir devant le véhicule, contre le mur et les fesses dans l'herbe. Je lève la tête dans l'espoir d'y voir des étoiles ou même la Lune. Rien. Je l'appelle. Ça sonne. Une fois. Deux fois. Trois fois. Pas de réponse.
J'attends.
Je raccroche.
J'attends.
Il rappelle.
- Dis moi que tu n'es pas à Hawaï, complétement torchée et que tu ne vas pas me faire un discours sur les fins heureuses et toutes ces conneries.
- Moi aussi je vais bien Michael, je t'en remercie. Le temps ici ? Splendide !
Je l'entends s'asseoir et soupirer comme si le monde tout entier pesait sur ses épaules. Ce qui est sans doute un peu le cas à ses yeux.
- T'étais pas à Rome.
Je ferme instantanément mes paupières, me rendant compte de mon énorme boulette. Je suis une idiote. Une incroyable idiote.
- J'ai oublié de te prévenir... je suis vraiment désolée. En fait... je suis en France. En Normandie pour être exacte.
Un long silence se fait à l'autre bout du fil, que je n'interromps pas. Il se tait parce qu'il se demande ce que je fais en Normandie, et moi parce que je réalise qu'il est venu à Rome.
Pour moi.
- Lys ?
- Mike ?
- On peut savoir ce que tu fous en Normandie ?
Cette fois c'est à moi de soupirer comme si le monde pesait sur mes épaules, et à mes yeux c'est un peu le cas. Même si Mike n'a jamais été particulièrement proche de Lola, il reste attaché à elle. Nous étions amis, dans une autre vie. Tous amis.
Et maintenant ?
Maintenant nous sommes adultes, nous ne pensons plus qu'il est possible de rester amis toute une vie, nous ne croyons plus au prince charmant, nous avons compris qu'il y avait parfois des maladies incurables et ça nous fait souffrir. Ça fait souffrir les enfants que nous étions. Ça nous rappelle qu'on a pas assez profité.
- Mike, il est arrivé quelque chose.
Et encore une fois, je fonds en larmes. Ça commence à devenir une habitude.
- Envoie moi ta position, précisément. Je viens te chercher.
Je parviens encore à rire, à travers mes larmes et bien tristement. J'ai bien peur qu'il n'y ait plus rien à venir chercher d'ici là.
- Tu ne peux pas venir à mon secours à chaque fois que je fonds en larmes au téléphone tu sais, t'as déjà suffisamment gaché ta vie pour moi. Tu devrais... tu devrais peut-être aller de l'avant. Parce que moi, je pourrais jamais t'offrir... ce dont t'as besoin.
Un autre long silence, seulement entrecoupés par mes reniflements fort élégants.
- Bien sûr que si, je le peux. Envoie moi ta position, géographique. Pas comment t'es assise. Idiote. Je sais très bien que t'es par terre, sûrement sur une plage ou sur un vieux plancher ou contre le mur d'une façade décrépit, le cul dans l'herbe.
Et il raccroche. Ce salaud.
Et moi je reste simplement là, à contempler le coucher du soleil sur les plages normandes. Même le ciel a une couleur différente ici. Il est gris la majeure partie du temps, ça mélange les couleurs. On y retrouve un peu de tout, et ça change souvent. C'est très grave, un peu mélancolique parfois. Ça me fait regretter mon inaptitude à savoir dessiner autre chose qu'un arbre et un bonhomme bâtons.
C'est magnifique.
- Lys, je peux te parler un instant ?
Toujours.
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