Ô Normandie...

24 heures plus tôt... 

- Non plus sérieusement, pourquoi tu nous as rien dit ? C'est pas comme si on allait subitement arrêter d'être tes amies...

Alison hausse les épaules, allongée avec nous sur mon lit, dans la même configuration qu'un mois plus tôt, à Los Angeles. 

- J'en sais rien... je pense que j'avais peur que vous réagissiez mal. Et puis mon manager m'avait interdit d'en parler à quelqu'un.

Je fronce les sourcils, ne comprenant vraiment pas l'intérêt de cacher l'orientation sexuelle d'une actrice. 

- Pourquoi ? 

- Pour ne pas casser son image, répond Lola à la place d'Alison. Une petite brune mignonne qui couche avec des mecs c'est bien plus vendeur qu'une petite brune mignonne qui couche avec des femmes. Et puis elle aurait sûrement perdu des fans. 

Je reste un instant muette en voyant Alison acquiescer doucement d'un air... résigné. Ce qui ne lui va pas du tout. 

- C'est ridicule. 

Lola et Alison dardent leurs yeux sur moi et opine du chef une fois, parfaitement synchronisées.

- Parfaitement. 

Je soupire en regardant le plafond fissuré, me demandant s'il est réellement possible de le réparer. Bien sûr, on peut boucher la fissure avec de l'enduit. Ainsi ce sera nettement plus présentable. Mais au moindre petit mouvement, au moindre petit frottement de deux plaques terrestres, tout recommencera. Les fissures se creuseront de nouveau, peut-être même encore plus profondément. 

- Il faut qu'on aille en France. 

Aéroport de Carpiquet, Normandie, 14h15 :

- Ça sent un peu bizarre non ? 

Lola descend à son tour de l'avion et nous dépasse bientôt, Alison et moi, visiblement déterminée à aller quelque part. Elle n'a pas daignée nous donner les détails de notre voyage en France, probablement parce qu'elle est vexée que nous l'ayons forcée à revenir. 

- Oui, c'est de la merde de vache. Y en a pas mal ici, il va falloir t'y faire. 

Elle grommela ensuite quelque chose sur le fait que nos vaches américaines ne chiaient jamais et que nous vivions dans un monde de pailletes et de papillons. 

Je n'ai pas osé la contredire. 

- J'ai loué une voiture ÉLECTRIQUE. Ça va être un enfer de conduire avec sur ces routes, enfin, que dis-je, des routes. N'importe quoi. Ça va être un enfer de conduire avec dans ces maudits champs dégoûtants que je déteste mais Alison va s'en charger puisque vous teniez tellement à venir ici. 

Voilà. Qu'est-ce que je disais. Nous avons blessé son immense ego.

- J'ai aussi loué une maison sur un port que je connais bien, ça m'a couté une fortune en passant et ça a été un enfer à chercher. Ah mais oui j'oubliais, je suis en normandie ! Je suis donc, en enfer. Ça doit être pour ça que tout me semble horrible. 

Je jette un regard entendu à Alison avant de secouer la tête, agacée. C'est fou, je pensais qu'elle ne pourrait jamais se plaindre plus qu'à Rome. J'avais tort visiblement. 

- Lola, ça va être génial. 

Au vu du regard qu'elle me jette, je ne saurais dire si elle a envie de me gifler, de m'étrangler ou... de me cracher dessus peut-être. Éclatant d'un rire des plus sarcastiques, Lola pose une main sur sa hanche, l'autre sur la poignée de sa valise, position d'attaque. 

- Génial ? Vraiment ? Tu penses vraiment que finir ma vie en France, dans une région que je déteste et avec des gens que je déteste ça va être génial ? Je veux dire, j'ai pas vu les membres de ma famille depuis au moins quinze ans et la plupart étaient déjà tarés ! Tu crois vraiment que ça va s'améliorer ?

Finir sa vie... ça paraît tellement iréel. Je mets un moment à répondre, ou même à comprendre la suite de sa tirade tant je suis perturbée par ce simple fait. Un fait que je n'arrive définitivement pas à accepter.

- Peut-être bien oui, finit par dire Alison. Les gens changent tu sais, tu as bien changé toi non ? Alors pourquoi pas eux ? 

Lola grimaça avant de reprendre ses valises et de marcher vers le parking comme s'il était un pays à conquérir. Tout en l'observant, je me dis qu'elle a la trouille. Elle meurt de trouille. Déjà ses mains, qui ne font que trembloter sur les poignées de ses sacs depuis que nous sommes descendues de l'avion. Ensuite son besoin de tout contrôler qui se montre des plus aiguës en situation de crise et par dessus tout, sa colère. La colère masque toujours quelque chose de plus profond, pas très bien cependant. Gueuler lui permet non seulement de masquer son trouble d'être ici mais aussi de nous faire croire qu'elle n'est pas touchée. Qu'elle n'a pas peur de la mort et de se montrer faible aux yeux de ses proches. 

Alors qu'elle est terrifiée. 

- La voilà. 

Une petite voiture rose bonbon de deux places nous fait face. 

Deux places. 

- Euh... Lola ? 

- Quoi ? 

- Y a que deux places.

- J'ai cru voir ça. 

- On est trois. 

- Je sais. 

Alors que cet échange rapide entre Lola et Alison se termine, je ferme les yeux. Lola hausse les épaules. Installe ses valises dans le coffre, Alison en fait de même et je pose finalement mon petit sac sur ce tas en déglutissant. Le coffre n'était déjà pas bien grand, maintenant il ne reste presque plus d'espace entre le toit et nos affaires.

- Bon, Lysandre, tu choisis. Le toit ou le coffre. 

Oui, génial. 

Ma vie aussi l'est, géniale.

***

J'ai finalement choisi le coffre. 

Il faut dire que ce n'était pas bien compliqué. Même si j'y étais pliée en quatre, je ne risquais pas de m'envoler. Ah non, c'est vrai. Même si j'avais été perchée sur le toit et accrochée à l'aide de mon fil dentaire, je n'aurais pas pu tomber. En fait, il aurait fallu qu'Alison roule à plus de cinq kilomètres heures pour ça. Bien sûr, ce n'était pas de son fait. Mais la voiturette que Lola a louée n'est assurément pas faite pour une vie en campagne ou même... pas faite pour la vie du tout. La batterie est déjà déchargée et nous sommes au beau milieu d'un immense champs avec pour nous tenir compagnie, des vaches et des bottes de pailles. 

- Je savais que ce n'était pas une bonne idée de venir ici, mais vous ne m'avez pas écouté ! Maintenant on se retrouve sur une route paumée, sans réseau et avec cette connasse de voiture qui ne marche pas ! 

Lola ponctue sa déclaration en donnant un immense coup de pied dans la roue ce qui a pour effet... de la crever. En même temps, il n'en fallait plus beaucoup pour venir à bout de ces pauvres pneus et la chaussure à talon de Lola était visiblement assez pointue pour l'achever. Je soupire lourdement, assise sur le toit, n'ayant même plus la force de m'énerver.

- Génial, donc maintenant on est en panne et on a crevé. Super. Merci beaucoup Lola. 

Cette dernière se retourne vers moi, les yeux flamboyants. Il est rare de voir Lola aussi en colère. Généralement, elle fait en sorte de se contrôler, de ne pas paraitre hystérique. Actuellement, avec son chignon à moitié défait et ses dents presque découvertes comme si elle allait bientôt se jeter sur moi et me mordre... 

Nous sommes très loin de la jeune femme contrôlée qu'elle est habituellement. 

Et même lorsqu'elle est en colère, cette dernière reste tout bonnement glaciale. Elle n'hausse jamais le ton. Or, il n'y a rien de plus brûlant que ce regard qu'elle me jette. Je peux donc assurément dire que...

Nous sommes dans un sacré pétrin. 

- Ta gueule Lysandre. Vraiment, ferme-là. Je devais passer mes derniers mois de vie dans un endroit paradisiaque. PARADISIAQUE. Et maintenant je me retrouve ici, en Normandie, dans un putain de champs qui sent la putain de merde de vache, avec toi qui me regarde comme une putain d'imbécile et avec Alison qui fait la putain de morte !

Mon sang ne fait qu'un tour alors qu'Alison a effectivement toujours la tête sur le volant, l'air profondément lasse. 

- Oh ça va ! Excuse moi d'essayer de faire en sorte que tu vois ta famille ! Puisqu'évidemment, madame ne peut pas leur rendre visite toute seule. Madame Leroy a bien d'autres choses à faire. Madame Leroy est une grande femme d'affaires mais surtout une grande HANDICAPÉE SOCIALE !

- De toute façon, t'es qu'une sale hippie. Ton avis compte pas.

- Et moi je suis sûre que t'as voté pour Trump. 

- Tu t'habilles comme une clocharde. 

- Tu te comportes comme une clocharde. 

- T'as pas de vie sociale ! 

- Regarde un peu la tienne ! 

- T'es moche. 

- C'est celui qui dit qui est. 

- Andouille. 

- Attardée. 

- Paumée. 

- Crevarde. 

Est-ce que je viens réellement de la traiter de crevarde ? 

Et pourquoi pas sale cancéreuse tant que j'y suis ? 

Le choc se lit aussi sur le visage de Lola alors que je mets mes mains devant ma bouche et qu'Alison se réveille enfin, les yeux exorbités. Alors que je m'apprête à m'excuser platement, Lola éclate de rire. 

Tout simplement. 

- Est-ce que tu viens réellement de traiter une cancéreuse de crevarde ? 

Et elle se remet à rire comme une débile. Et moi je la suis, sans trop savoir pourquoi. Sans doute parce que cette situation est tellement ridicule qu'elle en est drôle et peut-être aussi parce que je suis extrêmement gênée. 

Mais bon, tout va bien puisque ça a l'air d'amuser Lola. 

- Je crois que... 

Incapable de continuer sa phrase tant elle est secouée par son fou rire, je jette un regard interloqué à Alison qui nous regarde comme si nous avions subitement perdu la tête.

- Je crois qu'il n'y a que toi pour ne pas me traiter avec pitié alors que je viens de t'annoncer que je vais mourir. 

Notre conductrice, visiblement piquée au vif, klaxonne longuement en se pointant du doigt. 

- Merci pour moi ! Si tu veux je peux commencer à creuser ta tombe et à te graver une pierre tombale si ça te persuades que je te ne vois pas comme une petite chose fragile !

Cette fois c'est moi qui éclate de rire. Il faut dire cela fait du bien de rire, nous n'avions pas rit depuis cette journée à Rome. Un record pour nous trois. Lola me suit bientôt, tout comme Alison  et nous rions toutes les trois. Au milieu d'un champs, en Normandie, avec une voiture en panne et pas de réseau. 

Un bruit de moteur nous interrompt. Un vieux bruit de moteur. Dans le genre d'un... 

- UN TRACTEUR ! 

Ou en d'autres termes, notre salut. 

***

L'odeur du port est sans aucun doute ce que je n'oublierai jamais de mon voyage en Normandie. Celle que je sentirai encore lorsqu'on la mentionnera quelque part.  Ce n'est pas particulièrement une odeur agréable, ni même intéressante. C'est une odeur où se mélange le vent, le poisson crevé du port de Courseulles, les algues, le sable, le sel et la bouffe française des restaurants côtiers. Une odeur à la fois indescriptible et inoubliable. Sans parler du parfum absolument étourdissant que les poissonnières se mettent pour étouffer l'odeur des cadavres qu'elles vendent. Tant de senteurs différentes qu'on aurait jamais osé mélanger de notre plein gré mais qu'on respire avec bonheur en Normandie. La plage n'est pas non plus très belle, pleine de coquillages et de verres brisés. L'eau est verte et pleine d'algues, il y fait froid, l'eau est gelée et de toute façon pleine d'essence. Il y flotte aussi un parfum de regrets, de souvenirs ou peut-être de nostalgie. Un peu de mélancolie aussi. Forcément, qu'est ce qu'on pourrait ressentir d'autre en regardant ces plages, l'air marin fouettant durement les cheveux et les visages et gerçant les lèvres jusqu'à les faire saigner. Il y a des petites boutiques qui vendent de la guimauve ou des glaces italiennes, ou même des frites. Ce mélange incongru de sel, de désespoir et de poissons me fait subitement comprendre que la Normandie est probablement le meilleur endroit pour écrire un livre. À mes yeux en tout cas. 

- Voilà votre palais, mesdames. 

Lola ouvre la porte de la petite maison, visiblement sarcastique, alors que je suis encore en pleine contemplation. Une maison typique de la région d'après ce que je comprends, avec des maquettes de navires, des coquillages, mais aussi des canapés à rayures bleues et blanches et des lits superposés en forme de bateaux. Il y a aussi une baie vitrée, qui donne sur une terrasse qui donne elle-même sur la plage. Je m'y rends immédiatement, désireuse de profiter de cet endroit que Lola déteste tant. À l'instant même où le vent me souffle cet air si particulier au visage, j'ai la ferme conviction d'avoir eu raison de forcer Lola à revenir ici. Cette dernière m'ayant d'ailleurs rejoint, regarde l'horizon d'un air grave.

- Tu sais, si ces jours doivent arriver... ils seront splendides. 

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top