Libération (et tutti quanti)
Il y a 1 an...
- Je ne vais pas supporter ça longtemps.
Mes yeux restent fixés sur la bouteille de bière face à moi. J'ai conscience que je ne suis plus la même depuis ces quelques mois mais comment l'être après ce que nous avons vécu ? Je lève enfin les yeux vers lui après une bonne dizaine de minutes. L'ambiance tendue de notre table jure considérablement avec celle de ce bar typique de Nashville où résonne quelques notes de guitare ainsi que la voix mélodieuse d'un chanteur de country.
- Tu es libre de partir.
J'ai l'ai dit d'une voix détachée, comme si cela ne me concernait pas vraiment. Comme si je n'étais que la spectatrice de cette relation qui m'entrave plus qu'elle ne me porte.
C'est ce que je suis, entravée.
Étouffée.
Mike laisse échapper un profond soupir en me jetant un regard noir.
- Tu as quelqu'un d'autre c'est ça ?
Son frère. Des inconnus.
Je lève les yeux au ciel en buvant une gorgée de ma bière avec nonchalance.
- Laisse tomber.
- Qui ?
Son frère.
- Tu te fais du mal.
Mike me regarde un instant avec ses yeux aux mille nuances que je trouvais si fascinants à une époque et qui aujourd'hui me donnent la nausée.
- Alors c'est vrai ?
Je ne réponds pas en fixant d'un air vide quelque chose au fond de la salle. J'ai passé ce dernier mois à boire et à coucher avec des hommes qui n'ont aucune valeur à mes yeux. Ça me permet d'oublier pendant un court instant.
- Je ne te reconnais plus.
Je ne me reconnais plus moi-même.
- Je peux pardonner Lys. Je peux pardonner si tu me dis ce que dois pardonner. J'ai besoin de toi. Je ne peux pas traverser ça tout seul alors... qui ?
Je ressens d'un coup une profonde haine pour sa personne.
Traverser ça ?
J'éclate d'un rire sans joie, grinçant et ironique. Un horrible rire qui le fait froncer ses sourcils. Je me penche vers lui et plonge mes yeux dans les siens, d'une voix froide et qui ne semble pas m'appartenir j'avoue ce qui va à coup sûr le blesser au point qu'il ne voudra sans doute plus jamais me revoir :
- Ton frère.
Deux mots. Deux mots et huit ans d'amour.
Il a quitté le bar. J'ai payé l'addition. Je l'ai suivi après quelques heures. Je suis rentrée. Ses affaires n'étaient plus là.
J'ai brûlé les miennes et me suis saoulée au whisky.
Hawai J-8
Je rayonne littéralement.
Lorsque Lola crée une tenue, cette dernière doit toujours être parfaite. Alors quand Lola me prépare pour aller à un rendez-vous qui va probablement décider de mon avenir, elle fait en sorte que je le sois.
Chaque création de mon amie brille. C'est ce qui les démarque des autres. Ma robe blanche est donc pourvue de paillettes intégrées au tissu qui réfléchissent la lumière comme autant de petits miroirs accrochés à moi.
Je crois que je n'ai jamais été aussi belle de toute ma vie.
Ou du moins, à la façon de Lysandre Clark.
J'avance avec difficulté vers le point de rendez-vous donné par mon éditeur, perchée sur des talons beaucoup trop hauts et entre dans un café plutôt morne et peu fréquenté.
Évidemment, tous les regards se tournent immédiatement vers la boule de lumière venant d'entrer.
Pas si pratique cette robe finalement.
Je peux sans mal sentir un long filet de sueur dévaler ma colonne vertébrale lorsque je vois la chose que j'évite depuis si longtemps.
La bête qui hante mes nuits.
Le monstre de mes songes.
La créature la plus détestable du monde.
Mon éditeur.
J'ignore si tous les auteurs qui remercient chaleureusement leur éditeur à la fin de leur roman mentaient mais la seule chose dont je sois sûre c'est bien qu'ils n'avaient pas le même que le mien ou qu'ils étaient drôlement hypocrites.
Je résiste à l'envie pressante de faire demi-tour et fais de mon mieux pour avancer sans tomber de mes échasses. Je m'assois sur le siège en face du sien et pose mes mains moites sur mes genoux couverts par le tissu léger de la robe blanche à volants très discrète et passe-partout.
- Vous êtes en retard, déclare mon éditeur sans même lever les yeux de son portable.
Je résiste une nouvelle fois à l'envie de me lever en lui balançant ces maudits talons à la figure et répond d'une voix calme et presque confiante.
- Oui, tout à fait.
J'ignore si mon numéro fonctionne mais intérieurement, je fonds comme neige au soleil.
M. Ducon sort avec une lenteur délibérée un petit amas de feuille de sa mallette que j'identifie comme étant le fameux contrat.
- Je ne vais pas passer par quatre chemins, ceci est le contrat que nous avons tout deux signé. Contrat qui vous engage à me fournir votre trilogie en trois ans. Le premier volet est paru il y a un an, le second paraîtra cette année et le dernier l'année prochaine. C'est ce qui avait été convenu pas vrai ?
J'acquiesce en déglutissant péniblement.
- Cela fait plusieurs mois que vous travaillez sur ce second volet et cela fait plusieurs mois que je n'ai absolument rien de concret sur mon bureau. Et maintenant vous m'annoncez que vous ne voulez plus écrire ?
Je secoue la tête en déglutissant péniblement.
- Je ne veux plus écrire sur ce sujet.
- Pourquoi ?
- Ce n'était pas moi.
J'ai répondu sans même y réfléchir. C'est sorti comme un cri du cœur, une vérité retenue trop longtemps si bien qu'elle se déverse sans que je puisse faire quoique ce soit pour la retenir.
- Ce n'était pas moi. Ce n'était pas le bon genre littéraire, pas le bon style, pas les bons personnages. J'ai essayé d'écrire sans réel but, sans âme et pour la gloire. Ça n'a pas fonctionné et je ne peux plus le faire. Ce livre a plu mais il ne me plait pas et je refuse de poursuivre ainsi. Vous m'avez menacé à plusieurs reprises de rompre mon contrat si je ne vous fournissais pas un manuscrit convenable très vite, je ne vous le fournirai jamais.
Mon éditeur m'a fixé un moment, sans haine ni jugement et a rompu notre contrat.
***
Je me sens légère.
Légère et incroyablement heureuse.
À vrai dire, si je n'étais pas attendue de pied ferme par Lola dans ma chambre, je serai déjà en train de m'envoler comme un ballon de baudruche pour ne plus jamais revenir sur la terre ferme. Ma tête me semble gonflée des promesses d'un avenir où je n'ai plus à écrire une historie qui ne me plait pas, où je peux explorer de nouveaux horizons tout en prenant le temps d'écrire à mon rythme.
Je me sens libre.
Mais je ne le suis pas. Lola m'attend justement de pied ferme. Pour un tout autre relooking
Celui de la reconquête de Mike.
À vrai dire, la séduction est une notion extrêmement récente pour moi. N'ayant jamais été en couple avec quelqu'un d'autre que le blondinet, je n'ai jamais eu à reconquérir qui que ce soit puisque tout était déjà conquis depuis bien longtemps.
Mais les temps changent et je suis désormais réduite à ramper aux pieds de ce même blondinet en espérant qu'il sera capable de me pardonner un jour.
Que dis-je ? Je ne rampe pas ! Lola serait folle d'entendre ça. Je me contente d'espérer pour que mon ex me pardonne l'impardonnable.
Pas forcément très efficace.
Je décide de balayer ces pensées malsaines de mon esprit. Après tout c'est lui qui m'a invité.
Je ne rampe pas.
Je me retrouve bien vite devant l'entrée de l'hôtel et franchis les portes avec la même démarche guillerette qui ne me quitte plus depuis que je suis partie de ce café. Je salue les réceptionnistes d'une main comme si je les connaissais depuis de nombreuses années et monte dans l'ascenseur en y sautant presque. J'ai le plaisir de m'apercevoir que j'ai tout bonnement l'air d'une junkie qui vient d'avoir sa dose d'héroïne et constate avec étonnement que non seulement ça ne me déplaît pas mais qu'en plus je n'ai aucune envie que cela change.
Si seulement mon rendez-vous avez Mike pouvait se passer aussi bien.
Mon sourire tombe un peu mais je m'empresse de le faire remonter lorsque les portes s'ouvrent. Je me dirige toujours en sautillant vers ma chambre, croisant parfois quelques clients de l'hôtel interloqués par mon comportement et entre dans la pièce, la sachant ouverte.
Je n'ai même pas encore posé un pied à l'intérieur qu'une main parfaitement manucurée m'attrape le bras pour me propulser sur une chaise en face d'une coiffeuse où Alison m'attend déjà armée de plusieurs instruments capillaires que je ne reconnais pas tous.
- Comment ça s'est passé ?
Je prends un moment pour me réveiller de l'état d'euphorie dans lequel j'étais plongée il y a encore quelques instants et fait de nouveau face à mon reflet, cette fois dans le miroir oval de la coiffeuse.
- C'était génial, dis-je sans pouvoir me défaire de mon air de droguée.
Lola me regarde en haussant un sourcil et croise les bras pendant qu'Alison comment déjà à brancher tout son attirail.
- Génial ? Sérieusement ? Un rendez-vous avec ton éditeur ? Tu as récupéré ton contract ?
Je secoue vivement la tête en souriant jusqu'aux oreilles, faisant grogner Alison.
- Non ! Bien au contraire ! Il l'a déchiré !
Alison se stoppe dans son élan et Lola claque sa main contre son front.
- C'est pas vrai... Lysandre...
J'imterromps mon amie avant qu'elle ait eu le temps de continuer.
- C'est bien mieux comme ça. Je ne voulais plus travailler pour lui, je vous ai déjà expliqué pourquoi.
Alison semble se contenter de cette explication et se remet à bouger en acquiesçant, une pince à cheveux dans la bouche tandis que Lola lève les yeux au ciel.
- Tu as la tête dans les nuages Lys. Mike est de retour dans ta vie, il te dit de tout laisser tomber et toi tu l'écoutes aveuglement sans même te poser de questions... c'est inconscient.
C'est à mon tour de lever au ciel pendant que je me maudis d'avoir raconté cette partie de l'histoire à notre retour à l'hôtel ce soir-là
- Je sais ce que je fais, Lola.
Cette dernière soupire lourdement en se plaçant derrière moi pendant qu'Alison attache la moitié de mes cheveux dans une pince sans doute pour coiffer la partie libre.
- Très bien...
Elle jette un coup d'œil à sa montre.
- Il est exactement midi et Mike vient te chercher à dix-huit heures, j'ai donc six heures pour te transformer en véritable princesse de contes de fées.
Alison frappe dans ses mains avec excitation en sautillant sur place.
- Au boulot !
***
Une nouvelle fois, je brille.
La robe que je porte est à la fois sobre et incroyablement extravagante. Je n'aurais jamais cru ça possible mais Lola a réussi la prouesse de me rendre sexy.
Ce que je ne suis définitivement pas de nature.
Mike est censé arriver dans quelques minutes et Lola procède au dernier check-up. La coiffure et le maquillage ont été réalisé par Alison mais l'habillement a exclusivement été composé par Lola.
Ce qui se voit comme le nez au milieu de la figure.
Je suis une véritable copie de mon amie en brune et en moins classe.
Deux petits coups nets résonnent dans la chambre et je jette un regard paniqué à mes stylistes improvisées. Alison pose ses deux mains sur mes épaules et plonge ses yeux dans les miens.
- Ça va aller. On va se faire un cluedo pendant que tu passeras la meilleure soirée de ta vie. T'as intérêt à tout raconter en détails quand tu reviendras.
J'acquiesce en déglutissant avec difficulté pendant que Lola fait entrer Mike. Mon souffle reste littéralement bloqué à l'intérieur de ma cage thoracique lorsque je le vois en smoking.
Mike ne met jamais de smoking.
Son visage se fend en deux lorsqu'il me voit, faisant apparaître ses fossettes et pétiller ses yeux.
Je me sens d'un coup nettement moins sexy.
Il me tend son bras que je mets une éternité à saisir et je jette un dernier regard à Alison et Lola avant de définitivement quitter la chambre. Nous marchons ainsi liés tout le long du couloir jusqu'à l'ascenseur sans dire un seul mot. Son sourire ne le quitte pas et je commence à me demander s'il ne prépare pas quelque chose. Nous entrons dans l'ascenseur lorsque les portes s'ouvrent et je me mets à fixer mes ongles vernis de la même couleur que ma robe bleue foncée, ne voulant pas ou ayant peur de croiser son regard.
- Tu aurais pu faire un effort, merde.
Je lève d'un seul coup les yeux et croise les siens remplis de malice dans le miroir.
Un sourire du même genre que celui qu'il arbore depuis qu'il a vu ma tenue commence doucement à naître sur mon visage lorsque les portes s'ouvrent à nouveau.
Nous nous avançons prudemment dans l'immense hall d'entrée du restaurant où nous attendent déjà plusieurs employés censés nous placer ou faire je ne sais quoi d'autre.
Je ne suis pas riche, je ne sais pas me comporter dans ce genre d'établissement.
Mike semble visiblement tout aussi perdu que moi et ne sait pas vers qui se diriger pour avoir notre table, réservée par ses soins. Bien heureusement, une petite dame au physique typiquement hawaïen se dirige vers nous avec un sourire professionnel :
- Je peux vous aider ?
Mike me regarde et se met à bafouiller quelque chose où seul le mot "table" est intelligible, me faisant pouffer. Je récolte un regard noir.
- Nous avons réserver une table, au nom de Wheeling.
J'acquiesce avec assurance, un peu pour me moquer de son ton hésitant pendant que notre guide nous sourit et nous laisse un moment de côté pour regarder son registre. Elle acquiesce après un moment et nous fait signe de la suivre, ce que nous faisons après nous être regardés un moment, un léger sourire amusé aux lèvres.
Elle nous guide très vite à notre table où Mike tire ma chaise pour que je m'y assois. J'obtempère sans lancer de débat comme quoi la galanterie est en fait une forme de machisme et le regarde contourner la table avec un sourire amusé.
- Dis donc, tu me sors le grand jeu...
Il s'assied lui aussi et me glisse en chuchotant par dessus la table comme s'il était en train de me confier les codes nucléaires :
- C'est parce qu'il y a trop de vieux ici, je ne voudrais pas les choquer en te laissant t'asseoir toute seule.
Je tente de rire discrètement mais n'y parvient pas vraiment, me récoltant quelques regards interloqués.
Un serveur arrive ensuite, nous demandant ce que nous voulons boire. Mike s'écrie sans me concerter que nous méritons bien du champagne pour nos retrouvailles mais son téléphone se met à vibrer juste après, m'empêchant de protester et rompant au passage l'alchimie présente entre nous depuis notre départ de ma chambre d'hôtel. Il le sort de la poche intérieure de sa veste et lit le nom de la personne qui essaie de le joindre avec un froncement de sourcils. Il décide finalement de ne pas répondre et repose son téléphone là où il était. Cependant l'ambiance légère qui s'était installée s'est envolée comme neige au soleil et je ne tarde pas à comprendre qui il vient d'ignorer superbement.
Et je dois avouer que cela me réjouis un peu.
Nos coupes de champagne arrivent et nous les accueillons avec un silence froid. J'attrape la mienne après quelques secondes et plonge mes lèvres dans le breuvage sans réellement y goûter.
- Comment elle s'appelle ?
J'ai posé cette question mine de rien, comme si j'échangeais des banalités avec lui mais la tension qui s'était installée s'épaissit encore un peu venant gêner ma respiration. Mike me jette un regard noir et attrape lui aussi sa coupe pour en boire quelques gorgées.
- Clarence. Je l'ai rencontré il y a quelques mois. Elle est anglaise. Je te rappelle que tu n'as évidemment pas le droit d'être jalouse.
Je secoue vivement la tête en reposant ma coupe.
- Loin de moi cette idée. Je m'informe voilà tout.
Je meurs de jalousie.
Les cartes nous sont apportées mais il m'est impossible de me concentrer sur le menu. Je suis beaucoup trop occupée à m'imaginer sa vie avec elle en Californie. À vrai dire, Mike s'est toujours tenu au courant de mon état en m'appelant régulièrement mais je n'ai jamais cherché à savoir comment il allait dorénavant. Comment était le Mike post-Lysandre. Il a arrêté de m'appeler il y a quelques mois, je comprends maintenant. En revanche je me demande toujours pourquoi il se souciait encore de savoir si je respirais ou non.
- Je vais prendre le saumon lomi-lomi, s'il vous plaît.
Je mets un moment à me rendre compte de la présence du serveur et un autre à réaliser qu'il attend ma commande.
- La même chose, dis-je en ne sachant même pas ce qu'est un saumon lomi-lomi.
Le serveur hoche la tête en notant et repart aussi vite qu'il était arrivé. Mike hausse un sourcil intrigué vers moi et sirote de nouveau un peu de champagne.
- Quelque chose ne va pas ?
Oui, je viens de me rendre compte que tu m'as définitivement oublié.
- Non, tout va bien. Je me demandais simplement ce que tu faisais dans la vie maintenant.
Mike croise ses bras et hausse les épaules.
- Je suis dans la finance. Pas à un très haut poste, dit-il en voyant mon air étonné. Le père de Clarence a une entreprise implantée en Californie et il avait besoin de quelqu'un qui sache compter.
Il hausse de nouveau les épaules pendant que je force ma bouche à se fermer.
Mike. Dans la finance.
C'est à mourir de rire.
J'avale la moitié de ma coupe de champagne pour digérer la pilule et tenter de ne pas lui rire au nez.
- Donc... tu as arrêté la musique ?
Le blondinet lève les yeux au ciel, apparemment exaspéré par ma remarque.
- J'ai dû grandir, me trouver un vrai métier. En plus je n'arrive plus à composer quoi que ce soit depuis que...
Je me rembrunis et le supplie du regard de ne pas continuer. Je ne veux plus jamais l'entendre.
Il obtempère et ne dit plus un mot jusqu'à ce que nos entrées arrivent. Je n'ose de mon côté rien dire de plus, trop triste et trop abasourdie. Le saumon dans mon assiette ne me donne pas plus envie que les algues de Lola et je soupire en regardant le peu de nourriture que l'on a daigné me servir pour cinquante dollars.
Soudain, alors que j'entame mon plat, le visage de Mike se fend de nouveau de son sourire malicieux et absolument à croquer et se penche vers moi, par dessus la table.
- C'est immonde on est d'accord ?
Je hausse les épaules, n'ayant pas encore goûté mon plat. Malgré son aspect peu ragoûtant, je continue de croire que Mike n'a pas de palais et que cette entrée est délicieuse.
Cinquante dollars. C'est forcément bon.
Je plonge ma fourchette dans la masse visqueuse de saumon cru et la porte à ma bouche. Le goût fade et la texture gluante du tartare me font grimacer et je repose ma fourchette en haussant les épaules une fois de plus.
- Ce n'est pas... ce que je préfère...
Mike secoue doucement la tête, son sourire toujours scotché au visage.
- Je ne paierai pas pour ça.
J'ouvre la bouche, choquée de le voir me lâcher aussi vite.
- Je ne peux pas payer pour ça ! Dis-je en désignant nos deux plats. Je viens d'envoyer péter mon éditeur et nous en avons déjà pour cent dollars ! Je te rappelle que c'est toi le magnat de la finance maintenant ! Je ne suis qu'une pauvre écrivain qui n'est toujours pas sortie de ses rêves d'ado !
Il me regarde patiemment m'énerver, son sourire que je trouvais si craquant tout à l'heure m'exaspère maintenant au delà du raisonnable.
- Alors... ne payons pas...
Et là.
Illumination.
Ce sourire si particulier qui ne le quitte plus vient lentement s'installer sur mon visage lorsque je comprends enfin ce qu'il a l'intention de faire.
- Je vais me lever, tirer ta chaise, tu vas prendre mon bras, nous allons calmement quitter cette salle pleine de vieux et nous allons sortir de l'hôtel pour aller manger un bon vieux cheeseburger.
J'acquiesce lentement et le regarde exécuter chaque action de sa liste, dans l'ordre et avec application. Nous quittons la pièce et mon pouls se met dangereusement à augmenter lorsque nous passons devant les employés du restaurant, maintenant bien occupés à placer leurs futurs clients ou à lire leurs noms sur des registres. La si gentille dame qui nous avait guidé jusqu'à notre table plisse les yeux en nous reconnaissant et vérifie quelque chose sur son énorme bouquin. Elle finit par se rendre compte de ce que nous essayons de faire et nous apostrophe pour nous demander de nous arrêter.
Mais nous sommes déjà loin.
Je souris à Mike tout en courant loin de ce restaurant abominable et me débarrasse de mes chaussures qui me gênent dans ma course effrénée. Je franchis le hall presque désert à cette heure plutôt tardive à toute vitesse, accrochée à Mike et sans chaussures. Un cocktail de sentiments me traverse alors de part en part, la recette mêlant peur et excitation et le résultat enflammant toutes mes terminaisons nerveuses. Nous quittons l'enceinte du bâtiment et continuons à courir encore quelques instants, le sol froid écorche mes plantes de pieds brûlantes mais je n'y pense pas. Je suis trop grisée par ce que nous venons de faire et par la température plus fraîche mais encore très agréable qui provoque un frisson le long de ma colonne vertébrale. Mon sourire est si grand que je suis certaine d'avoir des gerçures aux coins des lèvres demain mais cela aussi importe peu.
Car pour la deuxième fois de cette journée, et pour la première fois depuis longtemps.
Je suis heureuse.
Je me sens libre.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top