➵ Chapitre 27

   Blottie contre le torse de Luke, je regardais le paysage défiler, mes mains enroulées autour de sa taille. Je ne pensais à rien, je respirai juste son parfum, et lui jouait avec mes cheveux. J'avais l'impression d'être complète, et pour la première fois depuis bien longtemps, j'oubliais mes notes et tout le reste. Nous étions silencieux, mais nous n'avions pas besoin de parler. Les mots du silence parlaient d'eux-mêmes. Je nichai ma tête au creux de son cou et je le sentis frissonner.

J'avais du mal à réaliser qu'il était là, en chair et en os, et que pendant deux semaines, nous allions pouvoir passer du temps ensemble. La distance serait invisible, là mais pas visible, mais pas inexistante.

— Tu es sûre que je plais à tes parents ? demanda Luke, pour la énième fois

— Tu les as déjà rencontrés l'année dernière, lui rappelai-je, en souriant à ce souvenir

— Je sais, mais c'était différent, on n'était pas ensemble, alors ils ne me voyaient pas de la même façon, répondit-il en me jetant un regard soucieux

— Cesse de t'inquiéter, le rassurai-je, en traçant des cercles sur son ventre, le serrant plus fort

🎶🎶🎶

— Alors ça y est, je peux enfin te revoir et remplir mon rôle de grand frère surprotecteur en te menaçant de te casser la figure si tu fais du mal à ma sœur ? scanda Simon, dès qu'il aperçut Luke, sur le quais de la gare

— Simon, soupirai-je, en arrivant à sa hauteur

— Non, en fait ça serait plutôt, « mais mec, dans quoi tu t'es fourré ? » se moqua-t-il

— Ah ça, je ne sais pas... Em, ne chercherait-il pas à me faire comprendre que tu me caches des choses ? plaisanta Luke en se tournant vers moi

— Est-ce une alliance ? fis-je, faussement interloquée

— Peut-être, répondit Luke en esquissant un petit sourire moqueur doublé d'un clin d'œil, avant de suivre Simon jusqu'à sa voiture.

   Je fis de même, et m'installais derrière à côté de Luke, qui me sourit chaleureusement.

— Emmy, commença Simon, je pense que tu te doutes que nos parents ne veulent pas te laisser dormir seule avec Lucas ?

Je soupirai :
— Je m'en doutais, mais j'avais quand même l'espoir que...

Simon hocha la tête.
— Je prendrai soin de lui, ne t'inquiète pas, je te le rendrai entier, il lui manquera peut-être un bras ou une jambe, c'est tout.

— Tu es sûr qu'on ne peut pas négocier ? tentai-je, malgré tout

— Non, mais c'est juste pour la nuit, vous n'allez pas mourir, déclara-t-il, en démarrant la voiture, ils ont juste peur que vous fassiez trop de bruit !

— Simon ! nous exclamâmes-nous, d'une même voix

— Rhô, si on ne peut plus vous charrier,... commenta Simon, en roulant des yeux et en enclenchant son clignotant

— Vous êtes bizarres, en France, déclara Luke, le regard fixé sur la route, vous roulez dans l'autre sens ; vous faites tout à l'envers de nous !

— Nous sommes normaux, c'est tout, rétorqua immédiatement Simon. Emmy, tu as eu les résultats de tes derniers contrôles ? questionna-t-il

— Mh, fis-je, distraitement, en observant discrètement Luke

— Et ?

— Comme d'habitude, soupirai-je en revenant à Simon, moyen.

— C'est-à-dire ?

— Treize sur vingt en physique, douze sur vingt en français, seize en biologie, dix-huit en mathématiques et en histoire.

— Et tu appelles ça "moyen" ?! se récria Simon

— Pour la physique et le français oui, mais c'est mieux en physique, et en français ça fluctue tout le temps, et je...

— Je crois que tu ferais mieux de te taire, m'interrompit Luke, en riant à moitié

— Tout bon, Lulu ! répondit Simon

— Je hais ce surnom, répliqua Luke, en insistant sur le verbe « hais »

— Simon, dis-je, redevenue sérieuse, on aimerait bien trouver des cafés susceptibles d'accepter qu'on chante et joue le soir. Tu n'aurais pas une idée ?

— Mh, fit Simon, en se grattant le menton puis le crâne, je ne sais pas. Il passa une main rapide dans ses cheveux bruns, peut-être que vous pouvez essayer ceux près de la place Bellecour et de ton ancien collège ; ces quartiers-là sont très fréquentés.

— D'accord, acquiesçai-je.

Je jetai un coup d'œil à Luke :

— On ira lundi ? proposai-je

Il hocha la tête.

— De toute façon, tu n'as pas le choix...

🎶🎶🎶

  Je fermai le portail de la maison à clés juste derrière nous, Luke sur mes talons. Je rangeai mes clés dans la poche de ma veste noire et fourrai mes mains dedans. Emmitouflée dans mon épaisse écharpe de laine, le nez rentré dedans et la tête baissée, je songeais à mon collège. Je n'avais aucune envie d'y retourner. L'idée seule de le voir me terrifiait. Je me crispai et serrai les poings dans mes poches. Luke sortit ma main tremblante de ma poche et entremêla nos doigts. Je réprimai un frisson et serrai plus fort sa main. Claire.

— Tu trembles, remarqua Luke, en me jetant un regard soucieux, qu'est-ce qui ne va pas ?

— C'est compliqué, dis-je simplement.

Je n'avais pas le coeur à me rappeler de douloureux souvenirs que j'avais enfouis au plus profond de moi et qui risquaient de ressortir dans les quinze prochaines minutes

— Explique-moi.

— C'est dur ; j'avais presque réussi à l'oublier, sauf que je veux me souvenir d'elle, parce que c'est injuste, et maintenant...

Ma voix s'était brisée. Pourtant, je n'avais nullement envie de pleurer. Simplement, l'idée que j'allais bientôt devoir affronter la réalité m'avait arrêtée.

— Maintenant quoi ? demanda doucement Luke

— Tu vas comprendre, fis-je sombrement

Il hocha la tête, m'observant curieusement et intensément, avant de délicatement caresser ma main de son pouce.

— Je suis sûr que ça ira, conclut-il, en déposant un léger baiser sur ma tempe.

  J'esquissai un petit sourire avant de le tirer par le col de son manteau et de presser mes lèvres contre les siennes, tentant de retrouver du courage à travers ce baiser furtif.

La boule au ventre, j'arrivai à proximité de mon collège, dont les bâtiments sombres ne tardèrent pas à me surplomber. Les grandes portes aussi noires que le jais ne me parurent pas étrangères. Malgré toutes ces années, tout me paraissait encore familier. Je frissonnai et enfouis à nouveau mon nez dans mon écharpe. Il me semblait encore voir son sourire.

  Ce matin-là, j'étais arrivée au collège un peu avant huit heures, comme d'habitude. Il y avait un brouhaha énorme dans la cours, et je l'avais traversée d'une traite, me rendant à mon casier, tête baissée, ignorant la bande de Nicolas et Jacques. Je me souvenais avoir pensé qu'ils n'en valaient pas la peine, mais avoir tout de même répondu quelque chose, ce jour-là.

— Hé, mais ce ne serait pas Dray ? Hé, l'américaine ! m'avait hélé Nicolas, tu vas à Sainte-Cécile ou ils se sont rendus compte que t'étais qu'une incapable ? Parce qu'il ne s'agit pas d'être juste une intello, hein, il faut savoir chanter ! avait-il ricané

— Et savoir jouer autre chose que des vieilles musiques démodées ! Hein, Dray, t'en penses quoi ? Qu'avec ton profil tu as les capacités ? avait ajouté Jacques

Je m'étais arrêtée net et les avais toisés.

— C'est sûr qu'avec un profil comme le vôtre, vous avez toutes les chances d'être accepté. C'est vrai, tout le monde aime les petits cons qui se clament « populaires » et en profitent pour se mettre à plusieurs contre quelqu'un. Parce qu'au fond, vous n'êtes que des lâches, et c'est pour ça que vous n'avez même pas pu envoyer votre dossier, avais-je asséné, des ailes m'ayant soudainement poussé.

Et j'étais partie, droite comme un i en tremblant comme une feuille. J'étais très très vite passée au casier pour déposer mes affaires et m'étais réfugiée aux toilettes, peu désireuse d'entendre toutes les choses qu'ils allaient me dire. Et puis, deux minutes avant la sonnerie, j'étais retournée dans la cour, qui était prise d'une animosité particulière. On parlait d'une élève. Je n'entendais que des bribes de phrases : « Elle » , « morte » , « suicide ». Le cœur battant, j'avais rejoint ma classe. Rangés par deux, nous avions gagné notre salle de classe, guidés par notre professeure de mathématiques, qui avait le visage bien trop grave pour un mercredi matin. Mais je n'avais pas compris.

Quelle ne fut pas ma surprise en voyant le directeur, la conseillère principale d'éducation et l'infirmière déjà dans la classe. Dans un bruit terrible où résonnaient quelques rires, nous nous mîmes devant nos tables. Et puis, comme les trois adultes nous fixaient d'un air tendu, la classe s'était tue. J'avais alors constaté l'absence de ma voisine de classe, Claire. Je me rappelle avoir pensé qu'elle était en retard. Je n'avais pas compris qu'elle ne viendrait jamais. Parce qu'elle était morte.

Je me souvenais des paroles attristées du directeur, sa voix qui s'était brisée lorsqu'il avait annoncé qu'elle s'était pendue cette nuit. Je m'étais sentie tomber. Il avait ajouté qu'elle avait laissé son journal intime expliquant tout de A à Z, ainsi qu'une lettre. Il avait dit qu'une enquête avait été ouverte, que certains auraient à répondre de leurs actes, que nous recevrions tous une photocopie de sa lettre, conformément à sa volonté, et j'avais perdu le fil. Je m'étais noyée dans mon propre brouillard, mon coeur cognait douloureusement dans ma poitrine, mon corps en entier tremblait si fort que j'avais manqué de défaillir plusieurs fois. Claire. Je ne reverrai plus jamais son joli sourire...

Les jours suivants avaient été si sombres que la seule chose dont je me rappelais était la cellule psychologique mise en place, où j'étais allée chaque jour. J'avais pleuré, sous le choc. Et puis, j'avais reçu ma réponse positive pour Sainte-Cécile. J'avais alors songé que j'allais pouvoir m'épanouir, puis m'étais sentie coupable. Mais, le psychologue scolaire m'avait dit que ce n'était pas grave de m'être sentie bien en lisant ma lettre, que c'était normal de se sentir bien lorsque quelque chose d'heureux nous arrivait, et qu'elle aurait voulu que je sois joyeuse à l'idée d'être acceptée. Après tout, elle m'avait confié qu'elle pensait que je pouvais y entrer. Et il avait aussi dit que c'était une chance pour moi de repartir de zéro.

   Tout m'était brutalement revenu dès que j'avais aperçu les portes du collège. Ça avait été dur, au début. Je m'en étais d'abord voulue, puis à force d'entendre que je n'y pouvais rien, ça avait fini par rentrer, et j'avais finalement presque oublié toute cette histoire. Mais pas Claire.

— Em ? Pourquoi tu as l'air si triste tout d'un coup ? s'inquiéta Luke, me tirant de mes réflexions

Je lui jetai un regard que j'espérais rassurant avant de répondre :
— Ça va.

— Ça fait trois minutes que tu fixes ces portes et tu espères que je vais te croire ?

Je ne répondis rien.

— Écoute, on va aller dans un café pas loin d'ici, et tu vas m'expliquer. Je t'ai tout dit sur moi, pourquoi ne fais-tu pas de même ? questionna-t-il, sur un ton de reproche

— Je ne sais pas.

Il soupira et me tira par le bras vers le premier café venu. Nous rentrâmes et nous nous installâmes au chaud. Je retirais ma veste en me demandant comment j'allais tourner la chose.

Je commandai un chocolat chaud et Luke un café. Quand nos commandes arrivèrent, je ne savais toujours pas comment j'allais bien pouvoir lui raconter tout cela.

— Je t'écoute.

   Je lui jetai un regard peu rassuré et lui m'incita à me lancer. Je finis par tout lui raconter d'une traite, sans une larme –mon deuil était fait depuis longtemps– sans omettre le moindre détail.

— Des petites pestes et des petits choléras, ce sont eux, avec leurs mots, leurs coups qui l'ont tuée. Elle a tout expliqué dans son journal, et puis dans sa lettre elle nous a écrit de vivre pour elle, terminai-je, les larmes aux yeux

— Wow, souffla-t-il, simplement.

En même temps, il n'y avait rien à dire.

— Et ils sont devenus quoi, les autres ? questionna-t-il avec douceur

— Je... Je ne sais pas, avouai-je, je n'avais pas d'attaches.

— Bien alors, 1) ce n'est pas de ta faute, 2) si tu veux en parler, je suis là, 3) n'aie jamais peur de me confier quoi que ce soit.

J'hochai la tête et la baissai. Luke prit une de mes mains posées sur la table et la serra.

— Tout va bien, déclara-t-il avec douceur, n'y pense plus.

— Ça faisait beaucoup de mois que je n'y avais pas pensé, répondis-je, en lui souriant timidement.

🎶🎶🎶

— Je vois que des groupes et des chanteurs viennent chanter ici, commençai-je

— En effet.

— Accepteriez-vous que l'on vienne également chanter un soir ? proposai-je

— Non.

Face à notre mine déconfite, le serveur se sentit obligé de se justifier :
— Je suis désolé, on n'accepte plus personne, et vous êtes trop jeunes. Au revoir.

Sur ce, il tourna les talons, nous laissant sans voix, à l'entrée du café, pantelants.

Luke et moi échangeâmes un regard dépité avant de soupirer et de ressortir du café. C'était déjà le sixième refus, et je commençais à perdre espoir. C'était toujours la même excuse : « vous êtes trop jeune. » ou alors « vous n'êtes pas majeurs ».

— On essaie celui-là ? interrogea Luke, en désignant un café à la devanture au style rock

— Pourquoi pas ? Ça a l'air sympa, fis-je en observant les dessins de guitares électriques qui ornaient les murs

Luke m'entraîna à l'intérieur. Ce fut rapidement réglé : « pas de petits jeunes qui se prennent pour des chanteurs »

— Ils ne m'ont même pas laissé finir ! s'écria Luke, à la sortie, en jetant un regard haineux au bâtiment

— Laisse tomber, Luke, soupirai-je, on rentre.

~
Hey ! Comment allez-vous ? :)

Merci d'avoir lu ce chapitre ! Vous a-t-il plu ? Que pensez-vous de l'histoire de Claire, qu'Emmy a confié à Luke ? Il vous faudra de la patience pour découvrir qui est Solange (surtout qu'elle n'est pas prête d'apparaître 😅) ! :)

On se retrouve vendredi prochain pour la suite ! Bonnes vacances à ceux qui le sont ! :)

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