➵ Chapitre 103

— Un dérapage, répéta ma meilleure amie, après que je lui eus tout raconté, un sourcil haussé. Un dérapage. Mouais.

Luke venait de me déposer à l'auberge de jeunesse pour que je puisse me changer avant notre répétition de cette après-midi, et j'en avais profité pour débriefer Alice, qui en était restée comme deux ronds de flan.

— Au moins, ajouta-t-elle après avoir haussé les épaules, vous ne passez plus votre temps à vous fusiller du regard mutuellement.

J'acquiesçai, prenant mes affaires pour aller faire un tour à la salle de bains. Un brin de toilette ne serait pas de trop ! Lorsque je revins, un bon quart d'heure plus tard, Alice n'avait pas bougé et était toujours allongée sur son lit.

— Tu sais où est Thomas ? questionnai-je.

Alice se releva d'un bond.

— Oh mon Dieu, c'est vrai que tu n'est pas au courant ! Cette semaine est décidément riche en informations croustillantes, commenta-t-elle, en me jaugeant d'un œil railleur.

— Comment ça ? questionnai-je, feignant un air choqué et une voix suraiguë.

— Nan mais assieds-toi, répondit-elle en abaissant sa main comme une duchesse.

J'obéis, amusée par notre petit jeu et m'installai aussi sur mon propre lit.

— Thomas est allé chez Caitlin avec Mike, et ils se tenaient la main, et comme ce n'est pas un geste anodin, surtout quand on les connaît bien, précisa-t-elle en plissant les yeux dans ma direction, j'en ai conclu qu'il se passait quelque chose entre eux.

Je ne fus pas vraiment frappée par la " révélation " d'Alice. Je me doutais bien qu'il y avait une raison pour laquelle Thomas prenait autant de plaisir à rester à nos séances d'entraînement. Néanmoins, aucun de ces deux petits cachotiers ne m'avait dit que leur relation avait pris un tournant intéressant !

— Je ne suis même pas étonnée, confiai-je.

— Pour se taper nos six heures d'entraînement par jour alors qu'on est en vacances, il faut bien une raison, poursuivit Alice. Bref, c'était sous notre nez et cette fois on n'avait pas deviné.

— Quelle soirée, commentai-je en me frottant l'oreille.

— Encore, oui, soupira Alice. Comment tu te sens ?

J'haussai les épaules.

— Je crois que ça va.

— Tu es sûre ? insista ma meilleure amie. Tu avais l'air si chamboulée, hier.

— Je sais, soupirai-je. En fait, ma première pensée a d'abord été qu'elle avait raison et que j'étais un monstre, confiai-je, le cœur serré.

Alice ouvrit la bouche, horrifiée et je m'empressai de continuer pour ne pas qu'elle ait le temps de parler.

— Mais ensuite, j'ai décidé de... de vivre pour elle. Je ne peux pas changer le passé.

— J'espère que tu sais que ce n'est pas de ta faute, remblaya immédiatement Alice. Vraiment. Elle a dépassé les bornes.

Alice avait les poings serrés et les joues rouges.

— Moi, je ne lui en veux même plus, dis-je alors en faisant la moue. Elle est juste décevante. Et je compte bien lui dire.

— Tu veux la revoir ? s'étonna Alice, médusée.

— Mhm. Si je ne mets pas les choses à plat, je vais encore mettre des mois à le digérer, expliquai-je. Je pensais lui donner rendez-vous dans un café demain soir.

— Pourquoi dans un café ? questionna-t-elle, soupçonneuse.

— C'est un lieu neutre, me justifiai-je.

— Vu comme ça...

Alice n'ajouta rien de plus et je ne trouvai rien à redire non plus. Nous passâmes le reste de la matinée devant une série et prîmes notre repas. Ensuite, nous nous retrouvâmes dans le métro sous la chaleur accablante de l'après-midi. Nous arrivâmes chez Mike, où Caitlin et Thomas nous attendaient.

— Alors, la nuit a été bonne ? lança ma meilleure amie, avec son tact habituel.

Elle détaillait Thomas et Mike d'un air taquin, et se délecta en voyant les rougeurs sur les joues de Mike.

— Alice ! la réprimandai-je, alors qu'elle éclatait de rire.

— J'ai loupé quelque chose ? questionna Luke, qui venait de débarquer, à pieds, si j'en croyais son visage rougi par le soleil.

— Rien du tout, maugréa Mike, l'air de sérieusement maudire Alice qui se tordait de rire.

— Tu aurais... dû... voir... ta tête ! articula-t-elle, entre deux spasmes de rire.

Malgré moi, un sourire éclaira mon visage. Ce n'était pas pour l'air embarrassé de Mike, c'était pour le rire d'Alice. Après toutes les larmes qu'elle avait versées pour Antoine, entendre son rire me paraissait être la plus belle chose au monde.

— Rien que tu ne savais pas déjà, précisa Caitlin, à l'adresse de Luke.

— Ah, c'est donc ce qui met Alice dans cet état.

— Surtout la tête de Mike, précisa fièrement ma meilleure amie.

Luke ne répondit pas et se contenta de se servir un grand verre d'eau.

Une fois Alice calmée, nous nous glissâmes jusqu'au garage. Aujourd'hui, nous devions travailler sur une nouvelle cover. La journée précédente, nous nous étions surtout concentrés sur la chanson écrite par Caitlin et avions abouti à la conclusion que nous travaillerions dessus un jour sur deux. Cela permettrait à nos idées de mariner un peu et de réfléchir au meilleur compromis. Caitlin avait bien-sûr la mélodie en tête, puisqu'elle avait écrit les paroles une fois que l'air lui était venu, mais c'était l'atmosphère qui nous posait problème. Bref, après discussion, nous optâmes pour interpréter Warrior d'Avril Lavigne, à laquelle chacun d'entre nous pouvait s'identifier d'une manière différente, et par conséquent, chacun de nos auditeurs aussi.

C'était, au final, le pouvoir de la musique, et même de l'art de manière générale.

Il s'agissait maintenant de réfléchir à quelle version nous allions proposer. C'était une chanson calme, riche en émotions, au message fort. Habituellement, nous avions tendance à donner des versions plus rock, mais ces derniers temps, nous avions essayé d'être plus brut en n'étant accompagné que d'un seul instrument.

Finalement, nous décidâmes d'offrir une version qui montait crescendo jusqu'à l'apothéose finale. Nous commencions au piano, ensuite s'ajoutait une guitare acoustique, puis une guitare électrique, et finalement la basse et la batterie. Lorsque nous en eûmes assez de jouer la mélodie, nous nous partageâmes les paroles et nous entraînâmes à les chanter. Je commençais, Alice répétait certaines paroles en arrière plan, Luke prenait la suite, Caitlin enchaînait et Mike clôturait. La toute fin était pour nous cinq.

Le reste de la journée fila très vite, et après avoir traîné dans l'appartement de Luke, nous rentrâmes à l'auberge de jeunesse, Alice, Thomas et moi. Comme prévu, nous consacrâmes la journée du lendemain à travailler sur Les violons continuent de chanter, si bien que je me retrouvai, le soir même, à patienter dans un café à quelques rues de l'auberge de jeunesse. Clara ne devait plus tarder à arriver.

Nerveusement, je tapotais mes doigts sur la table, les yeux rivés sur ma boisson que j'avais à peine touchée. Enfin, la sonnette du café retentit et la silhouette de Clara s'avança jusqu'à moi. Tout compte fait, je n'étais plus certaine de vouloir le faire... Alice, elle, s'en sortait très bien sans avoir besoin de la confronter. Pourquoi ne pouvais-je pas être comme elle ?

— Salut, dit-elle en s'asseyant à ma hauteur.

— Bonsoir, répondis-je, malgré moi.

Poliment, elle me demanda comment j'allais et je lui retournai la question. Elle commanda aussi une boisson et je m'aperçus que j'étais d'un calme olympien. Plus rien ne pouvait m'atteindre. Je bus une gorgée de mon cocktail. Mike et Alice auraient sûrement apprécié : c'étaient des jus de fruits avec une boule de sorbet, à moins que ça ne soit trop light à leurs yeux.

— Tu voulais me parler ? demanda innocemment Clara.

— Oui. Je...

Je pris une petite inspiration avant de lui annoncer la couleur.

— Je veux couper les ponts avec toi, lançai-je tout à trac.

— Alors qu'est-ce que tu fais là ?

Clara me jaugeait avec... un mélange de mépris et de curiosité, comme si j'étais la personne la plus stupide qu'elle avait sous les yeux.

— Je me suis dit que tu avais droit à quelques explications, développé-je, sentant la confiance affluer mes veines.

Je me fichais bien de ce qu'elle pouvait penser. Je le faisais pour moi, pas pour elle.

— Tu as franchi la ligne noire, expliqué-je. Je ne peux pas te pardonner tes paroles de l'autre jour, et je ne le pourrai sans doute jamais. C'est allé trop loin, tu comprends ? Je peux encaisser beaucoup de choses, redonner des secondes chances, mais là, je ne veux plus. Je ne peux plus. Tu m'as bien trop déçue. C'est au delà de mes forces.

— D'accord, acquiesça-t-elle, simplement.

Elle ne dit pas qu'elle comprenait, elle ne fit même pas semblant. Sans doute savait-elle qu'un numéro d'apparat ne m'amadouerait pas. Il n'y avait plus rien à sauver. C'était terminé.

J'aimerais lui confier tellement plus, lui donner plus de détails, plus de clés pour le jour où elle décidera de changer, mais je n'ai qu'une boule au creux de la gorge et des larmes au fond du cœur. J'ai des remords aussi, des paroles que je n'aurais jamais dû prononcer, des actes que je n'aurais jamais dû commettre qui bouillonnent tout au fond de mon être, là où je n'ose pas trop regarder pour l'instant.

— Sache que tu pourras toujours compter sur moi en cas de problème, ajouta-t-elle après un silence.

— D'accord.

C'est à mon tour de ne rien promettre et de juste dire que oui, j'ai entendu ce qu'elle a dit et que j'en ai pris note. Il n'y avait plus rien à ajouter. J'avais voulu faire ça proprement. Le méritait-elle ? Non. Mais moi, oui, je méritais bien mieux.

— Merci, murmurai-je ensuite, songeant que c'était normalement ce qu'on répondait à ce genre de phrase.

— Voilà, dit-elle.

— Voilà, répétai-je.

Elle prit une gorgée de sa boisson. Quand nos verres seront vides, ce sera vraiment terminé. Il me faudra lui dire adieu, sans savoir si je la croiserai à nouveau un jour. Malgré tout, mon cœur se serra.

Il y eut un silence. Lourd. De ceux qui rendent assourdissant le brouhaha, compressent les tympans jusqu'à les faire éclater. La légèreté des vacances se mêlait à la difficulté de la vie active. Les uns parlaient de leur job, les autres parlaient de leurs projets d'avenir.

— Vous avancez dans vos covers ? interrogea Clara, sans doute après avoir écouté la conversation à la table voisine.

— Je crois, répondis-je, qu'on s'en sort bien. On en prépare une nouvelle. On verra quand on l'enregistrera.

— Vous avez un bon rythme de publication, ça serait dommage de le perdre, appuya la jeune femme. Les gens s'habituent à vous retrouver toutes les semaines.

— Ça ne sera sans doute plus le cas en septembre, grimaçai-je, mon pessimisme reprenant le dessus.

— Ce n'est pas pour autant que vous arrêterez tout, n'est-ce pas ?

J'hochai la tête.

— En effet. On ne s'est pas retrouvé des années plus tard pour tout abandonner à la première occasion.

Elle hocha la tête. Je bus une autre gorgée. La conversation était pesante, remplie de banalités. Néanmoins, je n'avais pas envie qu'elle s'arrête.

— Il ne voulait pas que je vienne, reprit-elle, tout d'un coup.

Je me redressai sur ma chaise.

— Comment ça ?

— Luke.

Étrange, parce que c'était son idée.

— En juin, précisa-t-elle, face à mon air perplexe. Quand vous vous êtes tous retrouvés pour la première fois. Il ne voulait que je vienne.

— Mais tu es quand même venue.

— J'ai insisté, répondit-elle en haussant les épaules. Tu ne peux pas m'en vouloir d'avoir tenter ma chance avec lui !

— Je ne t'en veux pas, révélai-je. C'est ton comportement qui m'a blessée. Quand je disais que lui et toi faisiez ce que vous vouliez, je le pensais vraiment.

J'omettais bien évidemment le fait qu'à ce moment-là, j'étais un peu jalouse. Mais ça, elle n'avait pas besoin de le savoir, surtout qu'au final, je m'étais rendu compte que ma jalousie n'était pas vraiment fondée.

— Tu avais une drôle de façon de le montrer, objecta-t-elle.

— Désolée, lâchai-je, simplement.

Je n'en dis pas plus : elle en profiterait pour s'engouffrer. Je me creusai les méninges, à la recherche d'un sujet de conversation, n'importe quoi pour que nous ne terminions pas sur un silence soulignant l'irrévocabilité de la déchirure qu'il y avait entre nous. Mais rien ne me venait. J'étais fatiguée de faire semblant, même pour moi.

Nous finîmes nos boissons, chacune plongée dans ses pensées. Nous prîmes toutes les deux notre temps, comme si nous cherchions encore à profiter de la compagnie de l'autre, à se mentir une dernière fois en se disant que quelque part on s'appréciait encore. Cependant, la part d'elle que j'affectionnais n'existait plus, écrasée par ce qu'elle était devenue. Une partie de moi voulait savoir qu'est-ce qui avait bien pu la blesser pour qu'elle devienne comme ça, une autre me susurrait que c'était là sa vraie nature, et que j'avais été trop naïve pour ne pas m'en apercevoir. Une autre encore me soufflait que ce n'était pas mon problème, que je ne pouvais pas sauver tout le monde, et qu'il fallait plutôt que je commence par m'occuper de moi.

— Bon eh bien, je crois qu'on y est, déclara-t-elle après que nous ayons payé nos boissons.

J'acquiesçai, la tête bourdonnante comme si mon crâne était comprimé dans un étau.

— Je te souhaite le meilleur, lui dis-je, la gorge nouée.

Et j'étais sincère.

— Moi aussi.

Elle me fit une brève accolade et j'enterrai tous nos souvenirs communs sous nos pieds. Au final, l'avais-je vraiment connue ? Je n'avais vu d'elle que ce qu'elle avait bien voulu me montrer.

— A un de ces jours, conclut-elle en se reculant.

— Au revoir, achevé-je, mon cœur cognant à tout rompre.

Sa frêle silhouette de lutin est partie vers la gauche, ses cheveux châtains fraîchement coupés au vent, et j'ai pris la rue à ma droite. Le cœur lourd comme un orgue, j'ai traversé une rue, puis une autre. La fraîcheur de l'entrée de l'auberge de jeunesse sécha la moiteur de la soirée. J'ai enfilé mon pyjama comme un automate et me suis glissée sous les draps en mode pilote automatique.

— Ça s'est mal passé ? s'inquiéta Alice, face à mon silence.

— Je ne sais pas. Je n'avais jamais fait ça, avouai-je, en me mordant la lèvre.

— Ça ira mieux demain, conclut-elle, avec un sourire réconfortant.

J'hochai la tête et fermai les yeux, un goût amer dans la bouche. Pourquoi me sentais-je si mal alors que je savais que j'avais pris la bonne décision ? Pourquoi était-ce si difficile de laisser partir les gens, même quand ils nous ont blessé à ce point ? Je pouvais toujours me dire qu'au moins les derniers mots que nous nous étions adressés n'étaient pas horribles.

Dans quelques années, peut-être que je ne me souviendrai plus que de son pas sautillant au lycée et de ses grands yeux qui brillaient alors d'espoir. Peut-être que j'oublierai ses mots durs et qu'il ne me restera plus que la nostalgie d'un passé révolu. Peut-être qu'elle reviendra. Peut-être que nos chemins se croiseront encore.

~

Hello ! Comment ça va ?

Merci d'avoir lu ce chapitre ! Que pensez-vous de la discussion (rapide) qu'ont eu Emmy et Clara ? Pensez-vous qu'Emmy a bien fait de lui parler avant de couper les ponts, ou aurait-elle pu s'abstenir ? 🙈

Mercredi, je publierai un petit interlude ! Comme vous le savez, Emmy, Luke, Alice, Caitlin et Mike écrivent des chansons de leur côté. Plutôt que de les incorporer à l'histoire comme j'ai pu faire avec celle de Caitlin, je me suis dit que j'allais les dévoiler sous forme d'interlude et y faire référence ensuite ! 🙈

Sinon, à titre indicatif, sachez qu'il reste 4 chapitres et l'épilogue ! 🖤

A très vite ! 🖤🎶

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