XIV • Lison

Alors que ses yeux se ferment, un cri de désespoir déchire mes cordes vocales. De grosses larmes coulent sur mes joues et inondent mon cœur en morceaux. Mes mains se mettent à trembler alors que du poing fermé, je tape encore une fois contre la vitre qui me sépare de Kenan. Déjà, des scientifiques le détachent et déplacent son corps inerte. Au travers de ma vision floue, je vois Line tenter vainement de m'empêcher de frapper ce maudit carreau. 

Je venais de retrouver mon frère. Je venais de comprendre qui il était. Notre joie d'avoir enfin compris où nous étions et pourquoi aurait dû être partagée plus longtemps. Ils ne peuvent pas l'éliminer aussi simplement. 

Au fond de mon cœur brille encore un espoir. Une faible flamme qui espère que cela n'est qu'un rêve, une autre de ces réalités virtuelles. Pourtant, la sensation du monde sur ma peau devrait me détourner de m'enfoncer dans ce mensonge grossier. Mais je ne peux m'empêcher de penser que, peut-être, il n'est pas mort.

Un duo de scientifiques claque leurs chaussures sur les dalles immaculées juste derrière moi. Leur conversation est réduite à un murmure quand ils passent près de la fenêtre, où le corps de Kenan est encore visible. L'un d'eux chuchote alors, d'une voix pleine de fierté :

— La réalité augmentée est une réelle aubaine pour notre chasse aux Traîtres du Parti. 

Je pivote sur mes talons et les fusille du regard, sans m'appesantir sur leurs propos. La simple rage avec laquelle il a craché les derniers mots, ceux qui me sont le plus incompréhensibles, me donne envie de vomir. Je les suis du regard jusqu'à ce qu'ils disparaissent derrière une porte tout aussi blanche que le reste de l'enceinte. Je me tourne alors vers le siège vide, le regard humide. 

Line fait quelques pas vers moi et m'enlace. Mon regard ne quitte pas le siège vide où mon frère a vécu ces derniers instants. Il ne méritait pas de mourir. Savait-il au moins que nous étions de la même fratrie ? Mes sanglots redoublent et les bras de Line se resserrent autour de moi. Elle me caresse doucement les cheveux, luttant contre son propre chagrin.

— Ça va aller. 

Ces trois mots ne sont qu'un pur mensonge. Elle le sait. Je le sais. Luke, qui nous osberve un peu plus loin, le sait. Quelque chose s'est brisé dans son regard et malgré l'absence de larmes sur son visage, je sens que c'est celui qui souffre le plus. Le visage ravagé par la peine, je me détourne vers l'homme qui nous surveille, impassible. Il s'est tenu derrière nous durant tout ce cruel processus.

Les jambes tremblantes et le cœur battant de rage, je me mets à hurler : 

— C'est de votre faute ! 

L'homme ne frémit même pas. Son regard reste fixe. Une part au fond de moi trouve ça bête ; cela ne fera qu'apporter des ennuis supplémentaires. Et jusqu'aux dernières heures, je ne savais même pas que je partageais mon sang avec Kenan. Et pourtant, sa perte est douloureuse. 

Je sais ma lèvre supérieure trembler alors que je renifle bruyamment. Je pointe un doigt accusateur sur cet homme qui a tout laissé faire. Cet homme qui fait partie de cette organisation. Mon chagrin se mue en une colère dévastatrice. Je veux les détruire. 

Les poings fermés, je m'avance vers lui et me mets à scander que je les hais, lui et tous les autres, frappant son torse de ridicules coups. Malgré les bras de Line et Luke qui me tirent en arrière, je me débats et continue de le frapper, aveuglément. Mes cris inhumains déchirent mes propres tympans. 

Alors qu'il n'avait pas bougé jusque là, il esquisse soudain un mouvement. Précis. Je n'entends que les cris de Line avant que ma vision se noircisse et que je tombe mollement au sol.

Je n'ai pas conscience de percuter les dalles ; je m'évanouis avant. 

Lorsque je rouvre les yeux, mon corps est apaisé. Mon regard circule dans la petite pièce dans laquelle je me trouve. Deux longs néons nous éclairent de leur lumière artificielle et aveuglante. Je me tourne à droite et à gauche ; Line et Luke sont assis à mes côtés, m'observant étrangement. 

Line se lève brusquement de sa chaise dans un grincement des pieds métalliques sur le sol et me rejoint. Son regard inquiet me détaille. 

— Lison ! Ça va ?  

Je hoche la tête. 

— Qu'est-ce qu'on fait, là ? 

— Nous attendions votre réveil, mademoiselle Lison. 

A cette voix dédaigneuse, vide de chaleur humaine, je grimace. Que va-t-il encore nous arriver ? Le cœur battant, j'analyse la salle, mais ne trouve personne d'autre que nous. Déjà, nous ne sommes pas attachés. 

— Pourquoi ? demande Luke. 

Je lève le regard et observe curieusement le large élément qui surplombe ma chaise. C'est une demi-sphère sombre où clignote un petit point lumineux. Elle est assez large pour y passer ma tête. 

Qu'est-ce que c'est ? pensé-je amèrement. 

— Maintenant que votre ami est hors d'état de nuire – la note de fierté qui imprègne sa voix me fait frissonner – vous avez le choix. En notre grande bonté, nous vous offrons deux possibilités. 

Un long silence suit ses paroles. Je comprends qu'il est volontaire ; le scientifique attend que nous demandions des informations supplémentaires. 

Il peut toujours espérer. 

Aux lèvres pincées de Luke et au regard noir de Line, je comprends que ma pensée est partagée. Visiblement insatisfait du manque de réaction de son public, notre interlocuteur invisible émet un bruit de bouche réprobateur avant de continuer ; 

– Soit on vous supprime l'entièreté des souvenirs concernant Kenan pour abréger votre peine, soit vous gardez un souvenir de son existence et d'une mort... tragique. 

Je me fige. Ce dernier mot est étrangement articulé. Qu'est-ce que c'est que ce protocole ? Pourquoi faire cet effort ? 

Mon cerveau se met à lister les raisons éventuelles qui les pousseraient à nous donner le choix, mais je ne comprends pas. Je jette un coup d'œil à mes compagnons. Silencieux, nous échangeons un regard où les mêmes sentiments sont visibles. Notre choix se reflète dans chacune de nos prunelles. Nous hochons la tête.

— Je garde son souvenir, lancé-je. 

— Je garde son souvenir, répète Line. 

— Je garde son souvenir, déclare à son tour Luke, déterminé. 

— Très bien. Excellent choix. Veuillez vous installer plus confortablement et ne pas bouger. 

Je me fige et hésite à obtempérer. Tout cela ne m'inspire rien de bon. Et si ce n'était qu'une autre machination ? Mais que puis-je faire d'autre ? 

— Installez-vous, répète-t-il, à bout de patience. 

Je m'enfonce dans le fauteuil et déglutis difficilement alors que le mécanisme se met en marche. Bientôt, la demi-sphère recouvre le haut de ma tête, comme un imposant chapeau. 

Ma vision devient soudainement noire et je perds conscience. 

*

Je rouvre les yeux. Essuie mes larmes d'un geste mécanique. Mes jambes sont en marche, claquant contre le sol dallé de la structure que je quitte. Je suis entourée de Luke et de Line, deux amis. Nos yeux rougis échangent des condoléances sincères. Nous saluons respectueusement les rares hommes en blouse blanche que nous croisons.

La double-porte nous laisse sortir à l'air libre. J'inspire profondément. L'oxygène pur s'engouffre dans mes poumons. Nous nous séparons sans un mot et chacun rentre probablement chez soi. 

Mes jambes lourdes de chagrin se soulèvent avec mal pour monter les escaliers. Mes chaussures claquent sur le parquet avant que je m'arrête au seuil de mon appartement. Les clés sont froides dans ma main et tintent lorsque je les insère dans la serrure. 

Je referme précautionneusement la porte derrière moi et m'affale dans mon canapé. Mon regard se perd dans mon passé. Mon cœur est enfermé dans un étau de chagrin. 

Je revois son visage rieur, ses yeux malicieux, son caractère attentionné, sa passion pour les véhicules anciens, qui ont fini par lui coûter la vie. Mon frère, Kenan, vient de nous quitter dans un tragique accident de moto. 

Je creuse dans ma mémoire, cherche d'autres moments partagés avec lui. Je fronce les sourcils ; j'ai l'impression stupide que je n'ai pas accès à tout mon vécu. Un rire nerveux m'échappe et je secoue la tête. 

Je laisse ma tête reposer sur les coussins et tente d'oublier cette étrange impression. Cette sensation de vide. De manque. Je me rassure en repassant les dernières heures dans ma tête : tous les instants de l'incinération sont là. Rien ne manque et pourtant, mon cœur ne cesse de me répéter l'inverse. Mais il ne peut me fournir de plus amples explications. Il est le gardien des sentiments, non des souvenirs. Je secoue la tête de nouveau. 

Je deviens folle. 

Je ferme les yeux et laisse tout ça derrière moi. Je dois passer à autre chose. Je me relève et m'installe à mon post favori ; mon bureau, duquel je peux observer mon coin de jardin. Malgré cette atmosphère familière, cette sensation rassurante des touches sous mes doigts, l'envol de mon esprit dans des contrées imaginaires que je reporte sur le papier, mon cœur n'abandonne pas l'idée que quelque chose lui a été retiré. 

Je ne prête pas attention à la rage enfouie au fond de mon cœur et ignore inconsciemment un élément plus dangereusement puissant. 

Une braise de rébellion qui ne demande qu'à s'enflammer. 

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