XIII • Kenan
J'ouvre les yeux.
Un liquide visqueux colle aux pores de ma peau. J'inspire une grande goulée d'air, comme si mes poumons avaient été privés d'oxygène. Ma vision est floue et comme voilée. Je cligne des yeux, tente de les essuyer, mais mes mouvements sont restreints ; mes poignets sont attachés.
Mon cœur s'affole, je cligne plus violemment des paupières et tourne la tête de droite à gauche. Mon regard capte enfin ce qui se passe autour de moi ; je suis dans une étroite salle plongée dans la pénombre, assis et attaché sur un fauteuil inconfortable. Je bouge doucement, tentant de me mettre plus à l'aise.
Mon regard échoue sur mon corps seulement habillé d'un caleçon. Ma peau a un aspect gluant, comme recouverte d'un étrange liquide.
L'odorat me revient ensuite. Une odeur sur laquelle je ne peux mettre de nom assaille mes narines et je fronce le nez.
Tout est silencieux autour de moi. Il me semble être seul.
— Excusez-moi ? croassé-je d'une voix rauque, comme soudainement éveillée.
Je fronce les sourcils et cherche à comprendre les raisons de ma présence ici. Je n'ai pas à creuser longtemps dans ma mémoire ; une vague de souvenirs afflue. J'ai retrouvé mon passé.
Des scènes confuses passent dans mon esprit ; des salles d'entraînements, des coups douloureux, un homme psalmodiant quelques phrases étranges sur le mensonge de notre société. Je ne comprends rien. Une image d'un livre m'apparaît brièvement, où le mot "rébellion" semble briller de fureur.
Enfin, les souvenirs de mon amnésie récente et de notre quête me reviennent. J'écarquille les yeux et mon cœur, nerveux, se met à galoper dans ma poitrine. Où sont les autres ? Sont-ils en sécurité ? Serais-je chez les Scientifiques ?
Un néon s'allume au plafond dans un grésillement. La lumière clignote un instant avant de se stabiliser. Un mouvement derrière moi me fige. Une porte claque. Quelqu'un vient d'entrer. Mon souffle réduit au minimum, mes sens étendus au maximum, j'écoute.
— Alors, comme ça, nous aurions enfin mis la main sur vous, Kenan.
L'inconnu paraît cracher mon nom. Sa voix est enrobée de venin, chaque mot semble être une menace.
— Qu'allez-vous faire de moi ? clamé-je.
Je tourne la tête, cherche à apercevoir mon interlocuteur. Mais aucune fenêtre, aucune vitre, aucun miroir ne reflète son visage et il reste hors de portée. Je me débats, mais mes liens scient mes poignets à chaque mouvement.
— Kenan, vous êtes accusés de trahison envers le Parti, de meurtres et de sabotages. Votre nom mérite de figurer auprès de vos prédécesseurs.
Sur ces mots, un ricanement stupide lui échappe. Je ne comprends pas à quoi il fait allusion ; "trahison envers le Parti" ? Je fronce les sourcils, mais de nouveau, je ne trouve que cette sensation de vide là où des souvenirs auraient dû m'éclairer. Le sentiment d'impuissance qui m'emplit me fait grincer des dents.
— Kenan, pour votre rébellion persistante, vous êtes reconnu coupables et condamné à la peine capitale.
Ma bouche s'assèche. Mon cœur semble s'arrêter. Ma langue devient pâteuse et, les yeux écarquillés, je suis assommé par cette information. La mort.
C'est la mort qui m'attend, pour un délit que je ne comprends qu'à moitié. Ai-je vraiment mérité cette peine ? Je suis jeune, je veux vivre. Je cligne des yeux, dépassé par les évènements. Des dizaines de questions me brûlent les lèvres, pour tenter d'éclaircir la situation, mais une seule franchit mes lèvres :
— Puis-je revoir mes amis une dernière fois ?
L'homme ricane de nouveau. Son rire sonne faux. Dangereux.
— Mais ils sont là, pour assister à votre mort.
Je me fige, le cœur battant, alors que mon fauteuil se met lentement à pivoter en ronronnant. Une large vitre occupe la moitié du mur de la salle, qui m'était jusque là inaccessible. Derrière, j'observe, horrifié, les silhouettes familières de ceux que je considère comme des amis. Le visage de Lison, à droite, est strié de tracés humides, causés par ses larmes abondantes. Line, à ses côtés, tente de la rassurer, les yeux brillants et effrayés. Enfin, Luke, sur la gauche, m'observe. Ses sentiments sont plus dissimulés, mais je les devine aisément derrière son masque d'indifférence ; dans le tressautement involontaire de sa lèvre supérieure, de ses yeux légèrement rougis, de ses pupilles dilatées.
Tous ces détails sont cruellement visibles. Je tente d'apaiser leur peine en esquissant un sourire. J'ai beau ne pas comprendre mes délits exacts, mes souvenirs confus ou la société étrange dans laquelle nous sommes, je sais que je serai le seul à mourir. Et la perspective de la mort est bien moins intimidante alors que je sais que mes proches s'en sortiront.
Mon coude droit me démange. Mon regard quitte ces silhouettes familières et échoue sur mon bras. Deux cathéters y sont posés, s'enfonçant dans mes veines, prêts à y déverser un liquide mortel. Je déglutis et mes yeux s'emplissent de larmes à peine contenues. Cette vue ne rend les choses que plus réelles.
— Kenan, avant que vous nous quittiez, laissez-moi vous informer que vos actions n'ont eu aucune conséquence ; le Parti n'en est ressorti que renforcé. Le peuple garde pleine foi en nous. Les actions qui vous ont couté la vie ont été inutiles, siffle-t-il, venimeux, visiblement satisfait de son discours.
Un tressautement au niveau de mon épaule me fait tourner la tête. Le cœur battant, j'observe, impuissant, un liquide qui me paraît incolore commencer lentement sa longue descente dans le tuyau qui finit dans mon sang. Je ne me débats pas ; ce serait un geste inutile et qui satisferait bien trop mon interlocuteur. Je m'arrache à cette vision et préfère regarder mes amis. Lison frappe la vitre qui nous sépare, retenue par Line, dont le regard larmoyant n'est rien comparé à celui de Luke. Je sais que les larmes ne traceront pas leur chemin sur ses joues, malgré leur quantité. Sa force de combattre encore m'arrache un faible sourire.
Je refrène la panique croissante qui dévore mes entrailles et m'oblige à ne pas observer le trajet de l'injection. Pourtant, j'y risque un dernier coup d'œil alors que les visages du groupe se décomposent ; le liquide coule maintenant à flot dans mes veines.
Je grimace. Ma tête se met à tourner. Mes paupières se ferment inexorablement. Je ne peux pas lutter contre cette assommante envie de sommeiller.
Je ferme les yeux, et ce pour l'éternité.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top